Docteur en droit, Nicolas Bertrand a réalisé ici un véritable travail d’historien par le dépouillement et l’analyse de milliers de pages d’archives – en particulier celles de Buchenwald bien conservées-, fruit de deux ans de travail. Par sa qualité de juriste, il était particulièrement qualifié pour décrypter un vaste corpus de règlements, arrêtés et circulaires au langage parfois aride qui aurait pu décourager un historien “généraliste”. Il illustre à sa manière combien peut être fructueuse pour la connaissance historique l’apport de spécialistes d’autres domaines.Nicolas Bertrand a réalisé un véritable travail de thèse en soutenant que “la détention concentrationnaire se déroulait principalement conformément à des règles et à des procédures fixées” (p.32) et s’inscrit ainsi dans la ligne d’Hannah Arendt qui affirmait en son temps que dans les camps tout n’était en aucun cas permis. Il remet donc en question la vision courante d’un univers concentrationnaire essentiellement caractérisé par l’arbitraire, sans nier bien entendu que celui-ci ait existé. Selon N. Bertrand, l’enfer des camps est réglementé et c’est ce qui lui permet de fonctionner. C’est parce qu’il est régi par un ordre d’apparence juridique et rationnelle que des individus “normaux” ont pu participer à ces atrocités (p.36), se contentant de mettre en œuvre les règles et procédures organisant la détention et l’exploitation du travail forcé d’êtres humains (P. 35). L’impression d’agir dans un cadre d’apparence légale et donc justifié par une autorité supérieure aurait donc dispensé les responsables des camps (du commandant au simple gardien) de s’interroger sur leurs actions au regard de l’Ethique et de la Justice. Le cadre normatif des camps en déshumanisant les hommes chargés de leur fonctionnement serait donc au cœur d’un système inhumain, l’enfer des camps.Pour appuyer sa thèse, l’auteur s’attache à démontrer comment cette réglementation parfois très tatillonne régissait le quotidien des détenus qui en ignorait l’existence ou qui ne connaissait que la partie émergée de cet “iceberg administratif”. Il passe au crible les règlements et procédures qui encadraient la vie quotidienne des détenus de leur arrestation ( évoquée dans l’introduction) jusqu’à leur mort, aspect abordé dans le dernier chapitre de l’ouvrage. On y découvre ainsi comment étaient réglementés de façon précise la correspondance, le régime disciplinaire et le travail forcé. Ce dernier aspect est essentiel, puisqu’à partir de 1940, le système concentrationnaire a pour fonction essentielle l’exploitation optimale et rationnelle de la force de travail des détenus mise au service exclusif de l’effort de guerre du Reich.
Cependant, l’auteur ne se contente pas de l’analyse de la “littérature” administrative et réglementaire des camps. Il confronte avec bonheur ces données aux témoignages des rescapés des camps tels que Robert Antelme, Primo Levi, Jorge Semprun, Stéphane Hessel ou encore David Rousset. Choix ô combien judicieux qui permet à la fois de créer une “respiration” dans le fil de la lecture, mais aussi de mieux comprendre tel ou tel passage que nous connaissions peut-être déjà mais sans bien en saisir tout le sens! Par ces “morceaux de vie” qui parsèment son livre, il semble surtout que l’auteur cherche à nous rappeler que derrière la froideur et le caractère impersonnel des règlements et des circulaires de la S.S, il y a de la vie et il y a des hommes que l’on broie dans l’enfer des camps…L’un des passages les plus intéressants de l’ouvrage sur le plan historique est l’analyse du fameux règlement disciplinaire du camp de Dachau du 1er octobre 1933 (pp. 103 à 116). L’auteur s’attache à démontrer que ce règlement ne constitue pas le règlement disciplinaire modèle valable pour l’ensemble des camps et qu’en outre ce règlement qui servait davantage à faire peur (p.114) n’a jamais été vraiment appliqué. On trouve des extraits du règlement de Dachau dans de nombreux manuels d’histoire de troisièmes et de premières; pour les enseignants, la lecture de ce passage du livre de Nicolas Bertrand n’est donc pas inutile.Un dernier mot pour conclure sur la dimension humaniste et civique de cette étude. Il nous semble que ce travail de recherches n’aurait pas été entrepris sans une interrogation préalable d’essence philosophique sur la nature du droit. Au delà d’un public amateur d’histoire, Nicolas Bertrand cherche à interpeller le citoyen sur “cette capacité du droit à justifier la participation active au pire des enfers” (P.382) et “comment résister à la deshumanisation” dans notre monde réglementé. C’est donc un livre à mettre entre toutes les mains…