Le contenu de ce nouveau témoignage sur la Grande Guerre se démarque par son approche oblique du conflit. Mêlant les voix des protagonistes directs à celle de la descendante qui a assuré la mise en texte de l’ensemble, il met l’accent sur le dialogue entre l’Avant et l’Arrière, ou plus exactement la résonance entre les non-dits de l’Avant et les incompréhensions de l’Arrière. Le fil conducteur du livre est une attachante correspondance familiale. Principalement centré sur les échanges croisés d’un jeune couple, son contenu est ponctuellement complété par des courriers échangés avec d’autres membres de la proche parenté, à quoi s’ajoutent quelques précisions extraites des annotations sommaires inscrites par l’homme dans son carnet de guerre.Les deux principaux protagonistes sont des Parisiens d’origine sociale modeste. L’homme se nomme Pierre Thill et a été appelé sous les drapeaux en 1913 comme soldat au 106e RI. Il fait toute la guerre au Front au sein de ce régiment, où il côtoie Maurice Genevoix. Devenu sous-officier téléphoniste, « filon » qui lui permet d’être moins exposé qu’en première ligne, il est deux fois cité, et finalement démobilisé avec le grade d’adjudant en 1919. La femme est Jeanne Thibaud, la fiancée qu’il a commencé à fréquenter en 1912 et épousé en janvier 1917. Elle met au monde leur premier enfant à la fin de la même année. La correspondance qu’ils échangent donne l’image d’une paire très complémentaire. Le tempérament modeste et dévoué de Pierre est bien assorti au caractère à la fois aimant et affirmé de Jeanne. La séparation et les inquiétudes réciproques affermissent sans nul doute leurs sentiments mutuels.
Compte tenu des éléments conservés, le texte évoque principalement la dernière partie de la guerre, en 1917-1918. Il dresse le tableau d’une relation de couple intermittente, ponctuée par la rareté des retrouvailles en permission. La distance épistolaire transpose simultanément l’éloignement des expériences vécues par les deux amoureux. Dans ce dialogue, Jeanne est plus prolixe que Pierre. De ce fait, les épreuves et les dangers de la guerre deviennent un toile de fond qui ne prend un sens vraiment concret, aux yeux de Jeanne, qu’avec les bombardements subis par la capitale au moment des offensives Ludendorff de 1918.
L’intimité épistolaire du couple est ainsi essentiellement nourrie des moments de la vie ordinaire. Par-delà les marques d’affection réciproques, la parole de Pierre est plus succincte, et se limite délibérément à une image édulcorée des peines et des dangers auxquelles il est exposé. De ce fait, les péripéties domestiques, les petits tracas du quotidien et les états d’âme de Jeanne donnent souvent le ton. Pourtant, on aurait tort de dédaigner cette banalité conjugale puis parentale, qui possède le précieux pouvoir de relier le soldat à la lointaine normalité de la vie civile. Bien qu’adouci par un amour partagé, le contraste de ces deux ressentis scénarise bel et bien, à sa façon, la fracture entre l’Avant et l’Arrière.
Cet écrit hybride associant édition de source et fresque familiale est complété par un choix de photographies de la famille Thill. Rien de bien particulier n’en ressort sur la vie aux armées, hormis les classiques fluctuations d’humeur et de moral du troupier. En revanche, la vie quotidienne en région parisienne et les perceptions du conflit vu de l’Arrière, illustrés par un regard féminin énergique, émergent avec plus de relief. L’étude des moeurs, des rapports de genre et de filiation, de la famille et de la vie de couple y trouveront matière à intérêt.
© Guillaume Lévêque