Benjamin Stora est Professeur des universités. Il enseigne l’histoire du Maghreb contemporain (XIXe et XXe siècles), les guerres de décolonisations, et l’histoire de l’immigration maghrébine en Europe, à l’Université Paris 13 et à l’INALCO (Langues Orientales, Paris). IL est inspecteur général et Président du Conseil d’orientation de la Cité nationale de l’immigration.
Né en 1963 à Lyon, Alexi Jenni est un écrivain français. Il reçoit le prix Goncourt 2011 pour son premier roman publié, L’Art français de la guerre Alexis Jenni, L’Art français de la guerre, Gallimard, 2011, 784 p., ouvrage peignant une fresque magistrale de la société française, de son histoire marquée par plusieurs guerres de décolonisation (Indochine et Algérie), et de son actualité agitée par des imaginaires en tension.
Les mémoires dangereuses sont donc nées d’une rencontre avec Alexis Jenni au cours d’entretiens avec Benjamin Stora, entre l’été 2014 et février 2015, dont la période aura été marquée par les attentats meurtriers contre Charlie Hebdo et l’Hyper Cacher. Puis, lors de l’impression de l’ouvrage, Paris et Saint-Denis furent frappées, la nuit du 13 novembre 2015, par des tueries faisant plusieurs centaines de morts et de blessés. Le propos central de cet ouvrage est la guerre d’Algérie et ses déflagrations dans l’espace politique français. L’actualité est donc analysée, par les deux hommes, au prisme d’un contexte bien particulier abordé sur plusieurs plans.
Le rapport à la violence pour parvenir à ses fins
Cet état de guerre, qu’Albert Camus dénommait «les noces sanglantes de la répression du terrorisme», consiste à créer un état de guerre pour parvenir à son objectif politique en ciblant directement et principalement les populations civiles. Aux exactions du FLN répondait, comme un terrible écho, les violences commises par l’armée contre des Algériens, plongeant ainsi dans l’engrenage d’une violence aveugle toute une société. Dans ce contexte, les nationalistes algériens avançaient, alors, que le recours à la violence était le seul moyen de sortie d’un système colonial qui avait légalisé un statut quo inégalitaire. Comme le précise les auteurs, cette question de la fin et des moyens, de la violence et de la démocratie, n’a ensuite jamais cessé de travailler la société algérienne.
La montée des extrêmes identitaires
Il s’agit du second axe développé par les auteurs. Durant la guerre d’Algérie, deux fronts se faisaient face. D’un côté, les partisans de l’Algérie française qui décrivaient l’islam comme inassimilable par essence et, de l’autre, ceux pour qui l’islam représentait une arme de combat, une force de ressourcement identitaire pour parvenir à l’indépendance de l’Algérie. Ce durcissement des extrêmes, ces points de vues irréconciliables, sont parvenus à bout du camp dit des libéraux (dont faisaient partie les écrivains Albert Camus Albert Camus né le 7 novembre 1913 à Mondovi (aujourd’hui Dréan), près de Bône (aujourd’hui Annaba), en Algérie, et mort le 4 janvier 1960 à Villeblevin, dans l’Yonne ou Mouloud Feraoun. Mouloud Feraoun, écrivain algérien kabyle né le 8 mars 1913 à Tizi Hibel en Haute Kabylie (Algérie). Il a été assassiné à Alger par l’OAS le 15 mars 1962.. Il n’est que de regarder, aujourd’hui, notre société pour s’apercevoir que ces questions essentielles continuent d’agiter tragiquement notre quotidien. Le piège tendu de la montée aux extrêmes n’a jamais disparu. Bien au contraire. Les guerres dites classiques, entre Etat interposés, ont cédé le pas aux guerres modernes dont les actions se déroulent à l’intérieur même de ces sociétés, et dont la guerre d’Algérie était annonciatrice.
La place de l’islam par rapport à la République
Cette question est plus qu’aujourd’hui d’actualité. Selon Benjamin Stora, il y a toujours cette difficulté pour la France de penser l’islam autrement qu’en termes d’assimilation radia cale ou de ghettoïsation. En clair, la guerre d’Algérie a redéfini le nationalisme français, qui se voulait universaliste, en termes d’égalité, avant de se trouver défié par un autre nationalisme, algérien celui-là. Ce bouleversement a conduit à une interrogation profonde sur l’adéquation des principes républicains à la réalité effective de la société. Cette question est toujours d’une actualité brûlante, à savoir le fonctionnement de la République dont les principes n’ont jamais été aussi cruciaux dans ces moments où ils sont battus en brèche, voire remis en question.
L’autre guerre d’Algérie 1991 – 2001
Benjamin Stora avait déjà évoqué cette guerre civile dans son ouvrage Transfert d’une mémoire Benjamin Stora, Le transfert d’une mémoire – De «l’Algérie française» au racisme anti-arabe, La Découverte, Collection : Cahiers libres, 1999, 147 p.. Ce conflit avait alors emprunté, en terme de violence, les apparences de la guerre d’Algérie. Alors que la période de deuil n’était pas terminée, cette nouvelle guerre civile a massivement touché la société algérienne, en faisant plus de 100.000 morts. En parallèle, la société connut, alors, un réveil des mémoires très douloureux. Les éléments de cette première guerre sont réapparus, notamment la violence exercée à l’encontre des civils et son transfert sur le sol de l’Hexagone, par exemple à l’été 1995 et l’attentat du RER B. En Algérie, les actions terroriste du Groupe islamique armé (GIA) inauguraient cette période par une violence dénuée de tout but militaire, si ce n’est celui de créer un climat de terreur, de soupçon généralisé et de repli sur soi. Un fait marquant est à noter dans ce conflit : celui d’une guerre sans front, invisible, impalpable, diffus. Les sociétés algériennes et françaises ont donc été touchées dans leur imaginaire collectif et la transmission de ces mémoires s’est opérée dans la plus grande confusion. On ne peut cependant comparer cette époque avec Daesch qui se réclame, au contraire, d’une sortie de l’Histoire et d’un discours millénariste (le retour au Califat) pour imposer le chaos. Mais c’est par ce retour d’une extrême violence (un peu comme on pourrait parlé de retour du refoulé), que la situation actuelle en France se répète. La guerre livrée aujourd’hui par Daesh a une cible : le vivre-ensemble et l’héritage spirituel chrétien de notre pays.
Bertrand Lamon, pour les Clionautes