Avec l’ouvrage collectif Les négociants européens et le Monde, qui fait suite à une journée d’étude organisée à l’université de Nantes dans le cadre du CRHIA et du Labex EHNE, les PUR proposent une histoire globale de la mise en relation des différentes parties du Monde par les commerçants français et européens, entre les XVIIe-XVIIIe siècle et le début du XXe siècle. C’est une époque où les progrès technologiques et la domination coloniale ont transformé progressivement et profondément le négoce international.

Au-delà du commerce, la mise en connexion des parties du Monde

Il ne s’agit pas seulement d’étudier les motivations des dynasties commerçantes, les vecteurs de leur enrichissement ou l’aspect inédit d’une expansion qui s’étend désormais à l’échelle du Monde. Sont examinés aussi leurs liens avec les populations locales, qui sont souvent sanguins, leurs perceptions de la politique internationale, opposées fréquemment à la vision impérialiste de la métropole dont ils viennent, en raison de tempérament aventurier et d’une connaissance fine des rapports socio-politiques du terrain, le rôle qu’ils tiennent, aussi, dans la formation de sociétés d’interface, entre deux blocs de civilisation, français ou européen d’une part, extra-européen de l’autre – soit américain, soit africain, soit encore asiatique ou pacifique.
Ce sont des hommes d’influence, de désordre parfois, qui peuvent transformer des circuits économiques, qui en inventent de nouveaux, découvrant des denrées inconnues de l’Europe. Ce sont aussi des hommes avisés, qui se fondent dans des habitudes de fonctionnement. Loin de l’idée d’une « révolution commerciale » engendrée par les Européens à partir des Grandes Découvertes, on a plus l’impression que sont repris les routes traditionnelles, les systèmes économiques ayant déjà fait leurs preuves, et remodelés aux besoins des nouvelles conditions d’échange.
On voit aussi apparaître, et ceci aux quatre coins du Monde, des sociétés métissées, tant physiquement que culturellement, où l’on entrevoit les prémisses d’une civilisation, devenue la nôtre, qui transcende les clivages ethniques et culturels par la mise en commun des intérêts économiques puis politiques.

Une mondialisation en « bottom up« , avant la mondialisation (dé)réglementaire actuelle

C’est une histoire de la mondialisation avant même que ses auteurs ne soient conscients du phénomène qu’ils engendrent petit à petit. C’est une histoire en « bottom up« , c’est à dire par le bas, où l’on examine les « petites mains » d’un phénomène devenu global. L’on est impressionné de voir comme, malgré les difficultés logistiques et linguistiques du temps, les marchands parviennent à tisser une toile commerciale qui fait qu’avant même la phase de colonisation du XIXe siècle, la France et l’Europe ont des représentants bien implantés dans tous les océans, sur tous les continents de la planète.
Jean-François Klein explique dans son introduction à l’ouvrage qu’au vu de l’étendu du sujet, des choix ont du être opéré dans l’éventail des analyses possibles et qu’ont été privilégié les monographies sur certains milieux de marchands voire des familles ou sur certaines branches commerciales spécifiques. Ceci permet de donner beaucoup de réalité à un sujet traité de manière parfois si conceptuelle qu’il en perd de son épaisseur historique. Ici, on voit comment des trajectoires individuelles, qu’elles soient vertueuses ou nuisibles, en tout cas pleines d’énergie, sont par leurs agrégations à l’origine de notre mondialisation contemporaine.

Auteurs et régions du Monde

On voyage en Amérique aux côtés de Marion Tanguy (« Le rôle de la diaspora irlandaise de Nantes dans le commerce antillais durant la seconde moitié du XVIIe siècle »), Alexandre Fernandez (« Quelques refléxions sur les négociants basques et l’outre-mer américain (1778-1923 »), Martin Rodrigo y Alharilla (« Un viaje con retorno : Catalanes en las Antillas (1830-1890 »), Tangi Villerbu (« Réseaux marchands et chaînes migratoires entre Nantes et la vallée du Mississipi, fin XVIIIe-début XIXe siècle ») et Antoine Resche (« Vendre la traversée de l’Atlantique nord : l’exemple de la Compagnie générale transatlantique »).
On passe en Asie avec les contributions de Delphine Boissarie (« Le Tonkin avant l’île des Pins. Les négociants bordelais, acteurs d’une mise en connexion polémique entre l’Indochine et la Nouvelle Calédonie (1891-1930 ») et Philippe Le Faller (« Acteurs du marché légal et agents commerciaux du négoce de l’opium en Indochine »).
Puis Xavier Daumalin nous mène en Afrique (« Les négociants marseillais et l’Afrique au XIXe siècle : enjeux économiques et positionnements politiques »), ainsi que Dénis Christian Fouelefack Tsamo (« Les frontières raciales au sein de la chambre de commerce, d’industrie et d’agriculture du Cameroun entre 1921 et 1955 »).
Guillemette Crouzet nous raconte l’Arabie (« Un « troublesome man » ou un « Lawrence d’Arabie » français ? Antonin Goguyer, aventurier et trafiquant d’armes dans le Golfe Persique et en Oman au début du XXe siècle »), Samuel F. Sanchez parle de Madagascar (« Fraternité de sang et mariages. Les traitants européens et les sociétés malgaches au XIXe siècle »), Virginie Chaillou-Atrou discute de l’Océan Indien (« De la traite à l’engagisme : la reconversion des négociants nantais et réunionnais dans l’océan indien occidental au XIXe siècle »)
Fabrice Jesné enfin, le seul, fait état du sujet dans un espace du commerce européen plus classique, la Méditerranée (« Administrer le commerce : consuls et négociants italiens en Méditerranée orientale au XIXe siècle »)

Un recueil d’articles passionnant qui, comme l’écrit Jean-François Klein en exergue, montre que « le commerce [européen] proche ou au long cours eut des répercussions à l’échelle mondiale qui dépasse de très loin la seule aventure financière et marchande. »