Entre le 3 et le 27 octobre 2017, un campement d’exilés se forme dans « le jardin du doyen » du site de Gergovia de l’Université Clermont-Auvergne.

Des femmes et des hommes, de toutes nationalités, s’y installent et s’organise alors ce que Natividad Planas (« Le campement Gergovia. Comment l’usage des lieux construit des droits », in Explorer, p.52) appelle un « village », avec des moments de solidarité et d’humanité réels.

Réfugier carnets d’un campement urbain rend compte de cet épisode historique et forme un triptyque constitué des volumes Explorer, Témoigner et Relier.

Explorer, Carnets de recherches, est un ouvrage collectif mêlant articles universitaires et textes d’écrivains.

Dans son avant-propos (« Que dire qui ne soit pas une confiscation de la parole »), Alban Lefranc évoque la grande dichotomie existant entre les faits, « têtus » et « atroces » et les « discours lénifiants » qui peuvent accompagner ces realia.

Dans son propos liminaire, il écrit (p.4) ainsi que « l’extrême violence qui s’abat sur les migrants en France et en Europe depuis des décennies et particulièrement sous la présidence actuelle a son origine dans une série de décisions politiques, prises de sang-froid. Ces décisions s’accompagnent d’une destruction sans précédent du langage, avec une porosité croissante entre publicité, discours politiques et médiatiques, divertissements télévisés, etc. : certains discours sont ainsi testés et validés dans des émissions à fort audimat où le racisme le plus débridé peut s’afficher sans vergogne, tandis que les campagnes de recrutement de l’armée se confondent avec des publicités pour des jeux vidéos ou des clubs de fitness ».

Le poète Jacques Jouet propose dans « Le premier qui… (variations Jean-Jacques) », une déclinaison du texte de Rousseau sur l’ « origine de l’inégalité parmi les hommes » : « le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. (…) ». Le « terrain » devient, dans trois contributions, « cage », « ville » et « France ».

Dans son bel article « se réfugier à Gergovia », Laurent Lamoine revient sur l’histoire d’un site et d’un nom, celui de Gergovia, lieu d’accueil de la faculté des Lettres et des Sciences humaines de Clermont-Ferrand mais aussi symbole de résistance en même temps que de la cruauté de la guerre. L’historien écrit (p.11) que « des plateaux de Gergovie et d’Alésia ont dévalé en direction du site universitaire de Gergovia-Lettres les échos des combats et des souffrances des guerriers, des femmes et des enfants d’autrefois, mais les combattants de 2017, migrants, personnels et étudiants de la faculté des Lettres, ont trouvé dans la lutte pour de meilleures conditions d’accueil et le partage des savoirs des raisons d’espérer ».

L’autrice Florence Pazzottu offre un beau témoignage (« Gergovia »), en mots et en images, réalisé à l’occasion de sa résidence au Service Université Culture de l’UCA.

Camille Cordier-Montvenoux (« Une brève histoire des réfugiés en Auvergne ») s’interroge sur les traces laissées à Clermont-Ferrand par les réfugiés espagnols fuyant la guerre civile entre 1936 et 1939. A l’exception des archives, il ne reste que peu de chose du passage de ces femmes et hommes dans la capitale auvergnate.

Nicolas Violle (« Les Italiens dans La Montagne dans l’entre-deux-guerres ») s’intéresse à la présence de la population d’origine italienne à Clermont-Ferrand et à l’image qu’en véhicule le journal de centre gauche La Montagne. Il écrit que « ces articles (ceux de la presse locale ndlr) révèlent le caractère exigu de la population italienne immigrée à Clermont-Ferrand, sa discrétion, voire le manque d’intérêt des Clermontois pour ces étrangers. Ni haine particulière, ni solidarité. Une indifférence relative dont on ne sait si elle traduit une certaine tolérance (p.24) ».

Alain Chevarin (« Clermont-Ferrand, vingt ans…des mots, des lieux, des images… ou l’histoire locale d’une mobilisation ») revient sur les grands combats pour la solidarité avec des exilés de tous horizons réfugiés à Clermont-Ferrand, depuis avril 1998 jusqu’au 3 octobre 2017.

Dalie Farah dans « réfugiés de la fac de Lettres : imparfait ou passé simple ? », offre un très beau témoignage, plein d’humanité mais aussi de pessimisme.

Alain Montandon (« Hospitalité : accueil de l’hôte ») propose une belle réflexion sur ce qu’est l’ « hospitalité ». Richement documenté, le propos se conclue par la phrase suivante (p.35) : « l’accueil d’autrui réside dans la reconnaissance de l’étranger qui est en moi ».

Françoise Le Borgne dans « Cabaner » aux confins de la Nouvelle France » évoque les récits du baron de Lahontan et de Jean Cavelier, explorateurs impliqués dans l’exploration de la région du Mississippi, et les conclusions que l’on peut tirer de leur lecture en ce qui concerne le « cabanage ».

Diego Andrés Coral Fernandez offre une vision d’Homère au XXIe siècle : c’est un homme, de nationalité kosovare et il est musicien.

Catherine Milkovitch-Rioux et Nathalie Vincent-Munnia dans « (sans-)abris » s’intéressent à l’objet même du volume « explorer », aux démarches qui le sous-tendent. Elles poursuivent leur propos autour du/des campement(s), de leurs significations et des occupations d’universités, celui de Gergovia mais aussi ceux qui se développèrent, entre 2017 et 2018 à Reims, Poitiers, Nantes, Jussieu, Lyon, Grenoble, Rouen et Saint-Denis. Les deux autrices (p.45) écrivent que « l’abri, le refuge, le campement comportent (…) une signification urbaine, qui a trait à l’habitat, et sociale, en ce qu’ils impliquent hospitalité ou hostilité, posant en outre la question, politique, de l’accueil : un accueil en crise, dans nos sociétés-nations ».

Natividad Planas revient sur l’histoire des droits liés aux universités en Europe  (« Campement de Gergovia. Comment l’usage des lieux construit des droits »), à la suite de la création du campement d’exilés dans le « jardin du doyen » et de l’ arrivée en ce lieu des femmes et d’hommes en raison de la conviction qu’ils y seraient protégés juridiquement. L’historienne évoque ensuite dans un très beau paragraphe intitulé « Gergovia-la-Sauveté », la vie et le relogement de ceux qui vécurent en cet endroit durant près d’un mois.

Christiane Veschambre écrit l’intéressant « pour aborder » et Rafik Arfaoui dans « accueillir, c’est aussi se révolter (l’exemple de la résidence l’Elégante à Ambert )» donne l’exemple d’un engagement militant, à Ambert, auprès de deux familles déboutées de leur demande d’asile. Le profil des citoyens engagés et les modalités d’action font l’objet d’un travail d’enquête de qualité.

L’écrivaine Marie Cosnay livre deux beaux textes : « Nous ne sommes pas venus dans vos maisons (p.62-65) » et « Fétiches au café (p.86-89) » qui décrit, dans un dialogue extraordinaire, les errances de « H » originaire du Burkina et qui déclare « je n’ai jamais rêvé l’Europe (…). la vérité, c’est qu’une fois que tu es parti, tu ne peux pas revenir. D’ailleurs, il n’y a pas de route pour revenir (p.86) » .

Lila Ibrahim-Lamrous (« Passer de Charybde en Lampedusa ») mentionne les œuvres relatives aux exilés traversant la Méditerranée et Jean-Pierre Siméon (« L’horizon devant loin ») offre un texte d’une grande intensité (p.70-73. En voici un court extrait : « Partir/ Laisser derrière soi/ Son village son nom son visage/Les mots de son enfance/Les morts qui nous aimèrent/ Partir/ Quitter le manteau trop lourd/ Des souvenirs/Et dépouillé de ses rêves/Partir pour nulle part/Nu/Vêtu seulement de sa peu d’homme/Dépouillé de tout nu et sans défense/Vêtu seulement de sa fatigue/De la poussière et du vent).

Dans « Mondialisation et poétique du mouvement », Chloé Chaudet évoque l’essai d’Ottmar Ette, TransArea et sa résonance avec le projet « Réfugier ».

Hassan Almohammed (« Témoignage et littératures émigrantes du « Printemps syrien ») parle de la situation de la production littéraire dans la Syrie contemporaine et il écrit (p.84) que « la littérature de déplacement devient un espace de créativité pour raconter autrement la tragédie des Syriens, encore incomprise dans le monde ».

Suivent les beaux témoignages de Souzan Adlo (« Fuir la guerre mais pas seulement… ») et de Youssif Haliem (« Moi et Marianne »).

Le volume se clôt avec le texte « Un vieux fond d’optimisme » d’Arno Bertina.

Le deuxième volume, Témoigner. Chroniques du campement Gergovia, a été réalisé à partir des témoignages des réfugiés par les étudiants et les étudiantes du Master Lettres et Création littéraire de l’UCA sous la direction de l’écrivain Alban Lefranc. Les photographies sont d’Isabelle Germanaud et de Christophe Guimard et les illustrations de Bruno Pilorget.

Il est articulé autour de cinq grands axes : « un an après », « le cahier rouge », « les jours », « les droits » et « les paroles », dont voici un extrait : « Il s’appelle Wahad. Il sourit. Il vient d’Afrique. Sa voix douce s’efface dans le tumulte. « La tristesse dans le camp peut entraîner des problèmes ». Je ne sais plus où est le Sud. J’ai perdu ma maison. « En Afrique, personne ne laisserait des gens dormir dehors dans le froid ». « Après avoir vécu l’horreur, j’aspire à un peu de paix et de silence. Jamais je ne repartirai. Il ne reste plus que le souvenir de la douleur et une demi-liberté ».

 

L’opuscule Relier. La chaîne du livre, troisième élément de ce coffret, explicite toute la chaîne opératoire constitutive de la réalisation d’un livre autour de verbes clés.

Réfugier est une superbe réalisation, mêlant travaux scientifiques de haut niveau, textes d’écrivains et de militants et réalisations artistiques de très grande qualité.

Une petite merveille, emplie d’humanité, à découvrir de toute urgence.

Grégoire Masson