Les contributions publiées sont réparties en deux parties portant sur les deux volets de la question soulevée et intitulées respectivement « Mondialisation et modèles nationaux de développement » et « Mondialisation et stratégies d’entreprises. »
Mondialisation et modèles nationaux de développement
Cette première partie comprend huit contributions différentes portant sur trois pays (le Portugal, le Royaume-Uni et la France), l’Union Européenne, le GATT et le concept de Global Value Chain« La construction ferroviaire au Portugal : concepts, modèles et intervenants » de Magda Pinheiro et Ana Cardoso de Matos, « La Grande-Bretagne face à la perte de la suprématie géoéconomique, 1919-1925 l’obsession du retour à la normalité d’avant-guerre » d’Aymen Boughanmi, « L’intervention d’un banquier central dans l’industrie : le rôle de la Banque d’Angleterre dans les années 1920 » de Marie-Claude Esposito, « Le pétrole et les déséquilibres du développement français » de Julien Brault, « François Perroux, entre Ricardo et Lénine, une théorie politique du commerce international » d’Emmanuel Dreyfus, « La politique du GATT dans le développement des pays du Sud (1958-1963) : vers une mondialisation du développement ? » de Régine Perron, « La politique de la concurrence de l’Union européenne et la mondialisation » de Christophe Réveillard et « Global Value Chains : vistas for study of historical firm strategies and regional economic development » de Preston Perluss. On peut regretter que cette dernière contribution n’ait pas été traduite en français alors même que le concept de Global Value Chain est peu connu et utilisé dans l’historiographie francophone.. Si toutes méritent d’être lues, il est impossible de rendre compte ici du travail de tous les auteurs. On retiendra notamment l’étude de cas de Julien Brault (« Le pétrole et les déséquilibres du développement français »), rédigée à partir de recherches menées pour une thèse, qui donne à voir les effets sur le développement de la filière française du pétrole de la politique des « quotas d’importation pétroliers français, mis en place par une loi de 1928, remplacés après 1975 par des mécanismes automatiques et abolis en 1985. » (p. 79) Christophe Réveillard, qui enseigne à la Sorbonne, revient en historien sur un sujet souvent au cœur de l’actualitéOn peut citer, en dernier lieu, l’amende record infligée par la commission européenne au « cartel des camions », autrement dit aux constructeurs européens de camions qui s’étaient entendu pour retarder la mise sur le marché de technologies de réduction des émissions de dioxyde de carbone. : la politique de concurrence de l’Union européenne et ses conséquences dans le contexte de la mondialisation. Si cette politique a pu avoir des effets positifs, en particulier pour les consommateurs, l’auteur montre aussi qu’elle a pesé sur la capacité des grands groupes européens à résister à la concurrence de leurs homologues extra-communautaires : « Les effets de la politique de la concurrence ont pu empêcher la constitution de champions européens pourtant nécessaires dans le contexte de la mondialisation, alors que la croissance de la compétitivité des grandes entreprises européennes dans les secteurs industriels clés (aéronautique, spatial, banques, etc.) était une condition sine qua non pour disposer d’une taille critique. » (p. 136) Par ailleurs, « L’étroite surveillance de la compétition entre les entreprises au sein du marché intérieur ne prenait pas en compte les cas où les entreprises européennes se retrouvaient en situation défavorable vis-à-vis d’entreprises de pays tiers non soumises à des règles comparables. Ainsi, lorsque ces dernières ont pu bénéficier d’une politique de subvention active de la part de leurs Etats, les entreprises européennes ont vu leur capacité à remporter les marchés affaiblie. » (p. 137)
Mondialisation et stratégies d’entreprises
La partie sur les stratégies de développement adoptées par les entreprises dans le contexte de la mondialisation comprend sept contributions« Polarisation de la structure industrielle et sous-traitance dans le bâtiment en France et en Europe pendant les Trente Glorieuses » de Manuela Martini, « Le champagne et la conquête des Etats-Unis : l’exemple de Moët & Chandon 1920-1939 » d’Yves Tesson, « Schneider à la conquête du monde : discours et réalités (de la fondation à nos jours) » de Catherine Vuillermot-Febvet, « Olivetti, entre le territoire et le globe » de Marco Maffioletti, « Ackermans & van Haaren, surfing on the waves of globalization, 1850-1914 » de Dirk Podevijn, « Lafarge : de l’entreprise internationale à la firme mondiale (1993-2007) » de Dominique Barjot et « L’envol de Virgin Atlantic dans le contexte de la libéralisation de l’industrie aérienne au Royaume-Uni » de Nathalie Champroux.. L’une, rédigée par Manuela Martini et intitulée « Polarisation de la structure industrielle et sous-traitance dans le bâtiment en France et en Europe pendant les Trente Glorieuses », porte sur une branche tandis que les autres auteurs ont fait le choix de présenter des entreprises de tailles variées, appartenant à différents secteurs : Moët & Chandon (Yves Tesson), Schneider (Catherine Vuillermot-Ferret), Olivetti (Marco Maffioletti), Ackermans & van Haaren (Dirk Podevijn), Lafarge (Dominique Barjot) et Virgin Atlantic (Nathalie Champroux). Chaque étude de cas, menée à partir de problématiques différentes, permet de mettre en évidence un ou plusieurs aspects de l’insertion de ces entreprises dans l’espace mondial.
Yves Tesson, par exemple, dans « Le champagne et la conquête des Etats-Unis : l’exemple de Moët & Chandon 1920-1939 », montre comment cette grande maison champenoise a réussi à s’imposer sur le marché états-unien pendant l’entre-deux-guerres, d’abord dans le contexte de la prohibition, en recourant à la contrebande et aux services de différents bootleggers et en utilisant Saint-Pierre et Miquelon comme « base arrière », puis dans celui de la fin de la prohibition (1933). Pendant cette deuxième phase, marquée par beaucoup de difficultés et de désillusions, jusqu’à l’ « invention » du Dom Pérignon (1936), Moët & Chandon met en place des méthodes de commercialisation qui lui seront utiles après guerre : « Le marché américain va s’avérer un marché expérimental dans la mesure où il se trouve en avance sur les évolutions qui auront lieu en Europe dans l’après-guerre. » (p. 184). Par ailleurs, comme Yves Tesson le souligne dans sa conclusion, l’exemple de Moët & Chadon et du marché américain permet de comprendre plus largement les ressorts de la mondialisation d’un produit issu d’un territoire local : « La construction du marché américain permet de comprendre les clés du succès de la mondialisation du champagne qui depuis ses débuts a su proposer des produits adaptés aux attentes spécifiques de ses clients à travers le monde, quitte à remettre en cause certains principes qui dictaient jusque-là son élaboration. […] Le génie champenois réside en effet dans son ouverture et innover c’est d’abord écouter. Ainsi produisait-on des champagnes différents pour la Russie, les Etats-Unis ou la Grande-Bretagne, chaque destination ayant ses préférences quant au dosage du sucre au point que sur des étiquettes il existait une mention « goût américain ». La création de la cuvée Dom Pérignon s’inscrit dans cette perspective, conçue sur mesure pour le marché américain afin de satisfaire sa soif de « romance » et ses fantasmes sur la vieille Europe pleine d’histoire. » (p. 184)
Les contributions réunies par Dominique Barjot et Marie-Claude Esposito dans ce volume viennent donc nourrir utilement une historiographie francophone encore bien réduite sur la question de la mondialisation, en dépit de la multiplication des publications sur ce sujet ces dernières annéesOutre le bilan d’Olivier Pétré-Grenouilleau (PETRE-GRENOUILLEAU Olivier, « Les historiens français et les mondialisations », dans CAUCHY Pascal, GAUVARD Claude, SIRINELLI Jean-François, Les historiens français à l’œuvre. 1995-2010, Paris, PUF, 2010, 330 pages, p. 287-300), on peut citer, pour la période contemporaine, le manuel de Bruno Marnot (MARNOT Bruno, La mondialisation au XIXe siècle (1850-1914), Paris, Armand Colin, « Collection U », 2012, 286 pages) et la thèse de Séverine Antigone Marin (MARIN Séverine Antigone, L’apprentissage de la mondialisation. Les milieux économiques allemands face à la réussite américaine (1876-1914), Bruxelles, P.I.E. Peter Lang, « Enjeux internationaux », 2012, 545 pages) dont il a été rendu compte dans la cliothèque : https://clio-cr.clionautes.org/l-apprentissage-de-la.html . Elles montrent aussi, s’il en était encore besoin, l’utilité de l’histoire pour penser le présent, d’une part, et le rôle des interrogations posées par ce dernier comme moteur de la recherche historique. Dominique Barjot précise du reste que le poids croissant des puissances émergentes dans la mondialisation actuelle n’est naturellement pas étranger au choix du sujet de la session qu’il a organisé avec Lu Yimin lors du dernier congrès mondial des sciences historiques : « Notre monde est devenu vraiment global. Aujourd’hui, la croissance impressionnante de la Chine et, plus généralement, des BRICS et des MIST [Mexique, Indonésie, Corée du Sud,Turquie] constitue une bonne illustration du changement profond de ce monde global. Même si l’ascension chinoise paraît plus fragile […], le développement spectaculaire des « Global ChallengersDominique Barjot reprend ici la terminologie du Boston Consulting Group qui désigne ainsi les 100 entreprises issues des pays émergents capables de concurrencer les FTN du Nord et de perturber l’ordre économique mondial. Il s’agit de Lenovo, Tata Group, Mittal … » […] démontre la poursuite du changement rapide de l’économie mondiale. […] Parce que l’apparition de nouvelles puissances économiques a été un moteur fondamental du développement, l’importance de ces phénomènes constitue aujourd’hui une question passionnante pour des économistes et des historiens. » (p. 9-10)