Les food studies connaissent depuis quelques années un véritable renouveau qui ne peuvent qu’attirer l’historien gourmet. À ce titre les Presses Universitaires François Rabelais proposent depuis quelques années une formidable collection intitulée « Tables des hommes »Pour une histoire de la viande – Fabrique et représentations de l’Antiquité à nos jours, Bruno Laurioux, Marie-Pierre Horard, PUR, Collection Tables des hommes, 2019 qui revient parfois de manière très ciblée sur les pratiques gastronomiques voire sur un produit alimentaire spécifique. C’est à ce dernier titre que depuis le mois de mai, les PURF proposent un ouvrage intitulé vinaigre balsamique de Modène – un goût italien à la conquête du monde, rédigé par Stefano Magagnoli, professeur d’histoire économique à l’université de Parme où il enseigne l’histoire globale, l’histoire économique de l’Europe et l’alimentation européenne. Stefano Magagnoli est également chercheur associé au centre d’études des mondes modernes et contemporains de l’université Montaigne – Bordeaux, il est l’un des fondateurs de Food lab, un centre de recherche sur l’histoire de l’alimentation de l’UNIPR. A l’heure où le grand public à s’interroge sur le contenu de son assiette, sa provenance et sa qualité, et puisque le vinaigre balsamique fait désormais partie des produits de base présent dans pratiquement toutes les cuisines, cette étude ne peut que susciter l’intérêt et la curiosité chez le lecteur.
L’étude est composée de trois chapitres à la fois thématiques et chronologiques d’environ 80 pages chacun, et accompagnée d’une bibliographie principalement constituée de titres en français et en italien susceptible d’orienter le lecteur qui souhaiterait prolonger la réflexion. Située à la croisée de l’histoire Générale, l’histoire économique et l’histoire des sciences, l’introduction de cette étude pose le problème suivant : comment, un produit spécifique, gustativement et territorialement, le vinaigre balsamique, perçu pendant des siècles comme la variante moins grossière d’un autre, le vinaigre, a-t-il pu devenir un produit star, censé incarner de l’Italie à l’échelle mondiale ?
Alors que le vin a son histoire et son unicité qui lui sont propres, protégé très tôt par des appellations d’origine, et que les vinaigres restent encore de nos jours des produits dépourvus de réputation et de valeur économique particulières, comment le vinaigre balsamique lui, au milieu de tous les autres vinaigres, a pu se faire sa place et imposer une image liée à une tradition reconnaissable entre toutes ?
L’auteur souligne toutes les difficultés pour reconstituer cette histoire et ce cheminement : difficultés historiographiques, traces documentaires sporadiques et parfois peu cohérentes, un peu à l’image de l’histoire sociale où les recoupements et la reconstitution du puzzle sont longs et laborieux. Cette recherche s’effectue également dans un contexte difficile où les vinaigres restent enfermés dans un système de production agricole peu orienté vers le marché, l’Italie en général et l’agriculture Émilienne en particulier étant à la traîne si on la compare à des régions plus innovantes du reste de l’Europe (Grande-Bretagne, Hollande, Prusse…)
Un produit de cave qui se distingue très tard
Le chapitre un « Les vinaigres balsamiques à la découverte du marché » est centré sur la période du XIXe siècle.
L’auteur revient globalement tout d’abord sur le vinaigre en lui-même. La naissance du vinaigre coïncide avec les débuts de l’agriculture sédentaire et la découverte fortuite de la fermentation de certains produits agricoles. C’est pourquoi le vinaigre fait partie, dès le début, des produits qualifiés de façon générique comme : « produits de la cave ». Mais, alors que la distinction entre les processus de fermentation alcoolique et ascétique ainsi que les différents degrés d’acidité sont connus depuis l’Antiquité, vinaigre et vin se confondent. Vin et vinaigre ne commencent à se séparer que lorsque les connaissances en chimie ont permis de les distinguer. Le processus d’acétification en général et celui du vinaigre en particulier est un mystère qui a attiré depuis toujours les savants et qui s’est inscrite au premier rang des recherches menées par les alchimistes européens. C’est ainsi que par exemple Girolamo Cardano est l’auteur d’un traité important sur la vis philosophie naturelle publiée en 1550 : de Subtilitate Rerum qui abordent tous les phénomènes naturels y compris la manière d’obtenir du vinaigre. Un tournant important s’opère durant la Renaissance marquée par une atmosphère culturelle ouverte à l’innovation et l’importance nouvelle accordée à la mesure puisqu’elle introduit les conditions de maîtrise des processus naturels permettant aux savants de la cave d’apprendre et de codifier les techniques de travail car, comme le rappelle Stefano Magagnoli, tant que la capacité de mesurer de codifier et de répliquer un produit n’est pas acquise un produit ne peut pas exister qu’il s’agisse du vin du vinaigre ou de tout autre produit (page 29). Et c’est à ce moment-là que l’alchimie et la chimie divergent. Notons ainsi, par exemple l’importante activité de Paracelce qui, justement, au XVIe siècle consacre une partie de son activité à mettre au point de nouveaux produits pour la pharmacopée et donne une place centrale vinaigre.
C’est ainsi qu’à la fin du XVIIIe siècle, le gouvernement autrichien de Lombardie Vénétie fait traduire en italien Elementa rei rusticae in usum accademiarum Regni Hungariae Budae ouvrage de l’ agronome Ludwig Mitterpacher. Le but est de le faire parvenir à tous les hommes d’֤Église afin de contribuer à la diffusion des techniques agricoles modernes auprès des paysans. L’ouvrage connaît un grand succès autant qu’il s’attarde sur la production de vin et qu’une section est consacrée en particulier au vinaigre et, plus particulièrement à un vinaigre de Modène qui est probablement actuellement l’ancêtre de tous les vinaigres balsamiques. Mais, à la fin du XVIIIe siècle les vinaigres sont encore à la recherche de leur propre identité, leurs usages étant multiples : la consommation alimentaire, le soin du corps et les arts, le vinaigre entrant dans la composition de certains produits indispensables aux diverses techniques artisanales artistiques allant des teintures à l’imitation de l’or.
Mais les résistances à l’innovation sont nombreuses. La seule région vraiment avancée reste la basse plaine du Pô dans le Piémont et la Lombardie et ce, malgré les efforts de certains comme Ricasoli. Mais jusqu’à la première moitié du XIXe siècle aucun vinaigre balsamique n’a jamais eu de valeur commerciale. Il s’agit ici d’un produit traditionnel réalisé dans un cercle familial et pour l’autoconsommation. Mais, sa réputation se construit peu à peu autour des caractéristiques de distinction et d’innovation avec la volonté de la part des couches sociales émergentes de montrer la consommation d’un produit de luxe réservé depuis toujours à une élite aristocratique restreinte, et de produits à la mode qui doivent marquer. La rencontre avec le marché, et le succès débutent avec l’exposition agraire qui se tient à Modène en 1863, 2 ans après l’unification du royaume. 24 producteurs exposés vinaigrent dont 14 ont des vinaigres explicitement déclarés comme étant balsamiques. Deux entreprises destinées à marquer l’histoire du vinaigre balsamique et de l’épicerie fine sont présents : Bellentani et Giusti. L’auteur souligne également l’importance des écrits de Giorgio Gallesio sur les caves Salimbeni ainsi que son témoignage sur les vins des domaines Aggazzotti et le manuscrit intitulé Aceto di Modena daté de 1839 central pour connaitre l’état des connaissances de l’époque sur le vinaigre dans la mesure où il décrit entre-autres, le temps de vieillissement nécessaire pour produire le vinaigre de Modène et en souligner ici toute la particularité qui tend ainsi à démontrer que, déjà à cette époque, le vinaigre dispose d’une indication géographique soulignant déjà son originalité.
L’auteur revient également sur l’importance de la lettre du 2 mars 1862 écrite par Francesco Aggazzotti et adressée à l’avocat Pio Fabriani dans laquelle est décrite de manière détaillée la préparation du vinaigre balsamique de Modène, ce document étant devenu aujourd’hui le pilier de toute histoire sur le balsamique. Francesco Aggazzotti est conseiller municipal à Modène et maire dans les années entre 1861 et 1878. Également propriétaire réformateur, il se donne pour objectif d’améliorer la quantité et la qualité de ses produits en général, et du raisin en particulier, Cherchant à combiner tradition et modernité, il prend une décision qualifiée de pionnière : faire participer sa commune à l’exposition nationale de Florence en 1861. Il y concourt à titre privé et obtient trois médailles de mérite pour son vinaigre balsamique de 150 ans d’âge. Or participer à une telle exposition c’est aussi vouloir démontrer l’intérêt commercial des produits, et c’est justement là que le tournant se produit avec en 1863 la première analyse chimique et physique sur des échantillons de vinaigre balsamique obtenu à cette occasion, analyse effectuée par Alessandro Sestini.
La nouvelle phase dans l’histoire des vinaigres balsamiques s’amorce après 1945, durant les 30 Glorieuses. Mais ce renouveau coïncide aussi avec un renouveau et un fort développement de l’industrie agroalimentaire qui élargit dans le même temps l’offre en cette période de croissance économique intense.
Le poids et le rôle de la Consorteria
Le chapitre deux intitulé : « institutions marchés, concurrence » est centré sur les 50 dernières années et les innovations qui ont marqué le vinaigre balsamique de Modène. Ce chapitre, nettement plus économique que le précédent, met notamment en valeur la naissance et l’action de la Consorteria. Apparue en 1967, elle a représenté un tournant important dans le processus de valorisation et de fixation des normes de qualité du vinaigre balsamique et démontre comment et grâce au concours de nombreux acteurs la tradition productive du vinaigre de Modène entre à cette époque dans une phase d’évolution profonde soutenue par la croissance de la consommation. Les canons du produit se mettent en place : il devient l’héritier de nombreuses pratiques et coutumes, avec l’idée qu’il s’agit d’un produit qui a toujours existé et dont les racines et l’image renvoient un passé intemporel et largement mythique (page 98). Les premières années de la Consorteria sont destinées à fixer les caractéristiques et à réinventer le produit, avec prudence et pragmatisme. Stefano Magagnoli décrit ainsi tout ce processus de contrôle de construction de ce produit qui comprend une réglementation des dégustateurs, la méthodologie à suivre pour la dégustation et en codifiant et en standard disant la manière dont ils doivent être goûtés décrits et classifiés tout comme pour le vin ou le café : la couleur, la densité, la brillance font partie des critères fondamentaux pour évaluer le produit (page 114) sans oublier bien sûr l’examen physicochimique dont l’importance est centrale. Mais, jusqu’aux années 80, cette croissance du vinaigre balsamique s’inscrit aussi dans un cadre réglementaire peu contraignant. L’année 1983 marque un tournant avec la promulgation d’un décret qui permet la reconnaissance de la territorialité du vinaigre artisanale, la demande pour l’obtention de l’appellation d’origine AOC ayant été présenté en 1981 par la chambre de commerce de Modène avec un soutien très large des différents acteurs économiques. Mais cela n’empêche pas dans les années 1990 de voir un certain nombre de conflits surgirent impliquant petits producteurs, ministère…, l’année 2003 étend l’une des années les plus intenses de l’histoire du vinaigre balsamique avec l’intensification des activités de médiation des politiciens italiens au niveau européen pour fluidifier le processus d’obtention de l’IGP pour le vinaigre balsamique de Modène. La dernière sous-partie de ce chapitre revient sur la question de la contrefaçon, le vinaigre balsamique de Modène étend l’un des produits les plus copiés aux États-Unis par exemple, et l’impact du Covid 19 sur le produit.
Un Made in Italy globalisé
Le chapitre trois intitulé « les conséquences de la réputation : du Made in Italy au produit global » revient sur la trajectoire qui, en très peu de temps a transformé un produit quasiment inconnu en dehors de sa région en l’un des produits agroalimentaires les plus vendus à l’international. L’auteur revient à l’année 1945 et évoque le poids d’un : « imaginaire de la faim qui est au centre de l’attention en devenant un moteur du changement des habitudes de consommation dans le cadre d’une nette amélioration du régime alimentaire des Italiens » ainsi que l’importance du marketing qui propose pour ces produits un passé rassurant en les enracinant dans un passé rassurant via le marketing. « L’homme devient un consommateur du passé » (page 189) où les produits typiques évoquent une identité culturelle, une histoire et des valeurs acquises à travers la consommation. C’est dans ce cadre que s’inscrit le vinaigre balsamique de Modène comme un produit typique même si le groupe a évolué pour obéir à une standardisation favorisant une consommation maximale auprès du plus grand public possible. Un terroir, une appellation d’origine… mais pour quelles raisons les vinaigres balsamiques sont devenus si populaires ? L’auteur s’attaque ici à un sujet qu’il reconnaît volontiers difficile à identifier et à analyser : pourquoi et comment un consommateur des consommateurs adopte certains produits ? Le rôle des chefs cuisiniers à travers le monde ? L’auteur revient notamment sur le cas de la Corée du Sud où les vinaigres balsamiques sont largement diffusés. Bien sûr, un story telling est nécessaire basé sur la tradition et les clichés italiens les plus élémentaires. Les food blogueurs américains sont également évoqués avec des stratégies de mise en scène de la bouteille de vinaigre censé apportait distinction et élégance sur une table. Enfin, le rôle de Darell Corti, fournisseur des chefs cuisiniers les plus célèbres des États-Unis dans les années 80 à qui l’on doit également la popularisation de la truffe blanche, et du parmesan, est abordé. Cet ensemble concourt à la diffusion du produit jusqu’en Australie auquel l’auteur y consacre quelques pages en fin de chapitre.
Stefano Magagnoli nous propose donc une belle étude sur un produit simple, doté d’un soupçon d’italianité et d’un petit mystère avec lequel visiblement il n’en a pas fini…