Laurent Bricault est professeur d’histoire romaine à l’université Toulouse Jean Jaurès. C’est un spécialiste des cultes de l’Égypte tardive, il a écrit de nombreux ouvrages sur le sujet. Corinne Bonnet est professeure d’histoire grecque à l’université de Toulouse Jean Jaurès. Carole Gomez est docteur en sciences de l’Antiquité dans la même université.
Cet ouvrage rend compte du septième colloque international sur les études isiaques, organisé à Toulouse en 2016, qui a réuni les plus grands spécialistes. Il regroupe 10 chapitres qui nous donnent à voir la réception des divinités du cercle isiaque depuis la fin de l’Antiquité à nos jours: en effet, Isis et ses acolytes ont survécu à la fin du polythéisme dans de nombreux domaines (art, musique, littérature, sciences…).
Après une introduction détaillée rédigée par Corinne Bonnet et Laurent Bricault, dans laquelle les deux professeurs montrent l’importance et la grande diversité des héritages d’Isis et de la famille des divinités isiaques de la fin de l’Antiquité à nos jours, l’ouvrage se décline en 10 chapitres, organisés chronologiquement :
Chapitre 1 : Isidore de Séville et quelques isiaque au seuil du Moyen Âge, par Philippe Borgeaud.
Déjà par son nom, Isidore est lié à Isis. Philippe Borgeaud, de l’université de Genève, s’intéresse à ce père de l’Église du IIIe siècle. En effet, Isidore de Séville a consacré un chapitre entier de son encyclopédie Les Origines aux dieux des gentils, dans lequel il se penche sur la nature des « démons », des idoles des païens. Pour lui, Isis est la terre, mais c’est aussi Io. Philippe Borgeaud développe l’idée intéressante selon laquelle Isis et Apis sont alors considérés par l’évêque de Séville dans une vision évhémériste : il reprendrait cette idée d’humains dont la légende a été divinisée d’Augustin lui-même.
Aussi, nous découvrons un lien très intéressant entre le fameux veau d’or de la tradition hébraïque et la tête d’Apis, divinité importante du cercle isiaque.
La démonstration de Philippe Borgeaud s’appuie sur de nombreuses sources littéraires de l’Antiquité (Augustin, Pline…).
Chapitre 2 : survivance et métaphore. Les errances de divinités isiaques sur les pierres gravées remployées au Moyen Âge, par Richard Veymiers.
Richard Veymiers nous offre quelques anecdotes inattendues sur des remplois de pierres gravées isiaques au Moyen Âge, telles qu’un sceau de Charlemagne à l’effigie d’Anubis. Nous apprenons (avec surprise) que le remploi de figures polythéistes sur des objets officiels en période chrétienne ne choquait pas, en raison de leur valeur artistique. Ces pierres antiques étaient même particulièrement à la mode et donnaient du prestige à leurs porteurs. Cependant, on accordait parfois des pouvoirs à ces pierres gravées à l’image de divinités isiaques, comme le montre le montage volontairement de travers de ces pierres afin de contrer leurs pouvoirs supposés. L’exemple d’un pendentif mérovingien montrant 4 divinités isiaques à 90 °C – Anubis, Isis, Néphthys et Osiris – en est édifiant.
Les gemmes isiaques sont même présentes dans les reliquaires du Moyen Âge, d’abord comme gage d’ancienneté des reliques : c’est ainsi que l’on retrouve la déesse Isis sur des améthystes des reliquaires de Sainte-Foy, datant du IVème et du IXème siècle.
Aussi, il est surprenant de voir que le chapitre du prieuré de la cathédrale de Durham a choisi au XIIIème siècle un sceau à l’effigie de Sarapis …
Ce chapitre est très fourni en illustrations, il nous présente la photographie de nombreux remplois, couvrant toute la période du Moyen Âge et une grande partie de l’Occident chrétien. Il nous propose des lectures différenciées de la signification de cette présence inattendue des divinités isiaques dans l’Occident chrétien au Moyen Âge, paradoxal à une époque de diabolisation du polythéisme.
Chapitre 3 : les ivoires alexandrins d’Aix-la-Chapelle et la réception d’Isis à l’époque médiévale, par Nicolas Amoroso
Nicolas Amoroso s’appuie sur l’archéologie – les fouilles urbaines menées à Alexandrie – pour étudier les remplois d’ivoires isiaques alexandrins remployés au XIème siècle à Aix-la-Chapelle. Nicolas Amoroso dresse un panorama de l’Antiquité tardive au XIème siècle de la présence d’Isis et de ses parèdres en Europe. Les divinités du cercle isiaques étudiées sont à considérer par rapports aux pratiques de l’Égypte byzantine.
Là encore, nous découvrons l’étonnante réception polysémique de symboles « païens » de l’Antiquité égyptienne, en particulier d’Isis, dans l’Europe chrétienne médiévale, et leur usage pour véhiculer un message idéologique, politique et religieux à l’époque ottonienne sous Henri II.
Chapitre 4 : la quête d’Isis ou la confirmation de Dieu : l’interpretatio kirscherina, par Jean Winand.
Jean Winand s’intéresse à la production de « l’égyptologue baroque », le jésuite Athanase Kircher du XVIIème siècle. Il réhabilite une partie de l’œuvre de Kircher aux allures encyclopédiques sur l’Égypte ancienne, en laissant de côté la partie qui tente une invraisemblable traduction des hiéroglyphes, près de 200 ans avant le déchiffrement réalisé par Champollion. En effet, Kircher consacre 4 000 pages à l’Égypte et y développe une interprétation de la religion des anciens Égyptiens, s’intéressant au « mythe osirien ».
Jean Winand étudie cet auteur moderne prolixe ainsi que ses sources, pour nous expliquer les fondements théologiques de la pensée kirchérienne. Ce chapitre comporte de nombreuses illustrations réalisées par Kircher, qui suit une méthode quasi scientifique (mais seulement en surface) pour l’étude du mythe osirien. Il étudie le cercle isiaque et l’interprète de façon très poussée, avec en point d’orgue le fait que le mythe osirien repose sur une triade familiale – Osiris, Isis et Horus – et sur la croyance en la résurrection d’Osiris après sa mort. Kircher est convaincu par la prsica théologia, qui développe le fait que des éléments la vraie Foi sont présents dans la culture de tous les peuples, même chez les polythéistes. La lecture symbolique du mythe osirien par le jésuite est faite sur plusieurs niveaux, tendant à prouver qu’il est compatible avec l’enseignement de la Bible.
Là encore, nous avons à faire à un chapitre qui permet de découvrir l’étonnante prégnance du cercle isiaque dans les considérations modernes d’un jésuite du XVIIème siècle qui cherche à consolider la Foi chrétienne en étudiant ce mythe polythéiste.
Chapitre 5 : raccourcis et détours dans la réception des divinités du cercle isiaque, de Bossuet à Maistre en passant par Voltaire et la Chine, par Étienne Maignan.
Étienne Maignan confronte les différents points de vue concernant le culte isiaque et la civilisation égyptienne au XVIIIème siècle.
Étienne Maignan s’intéresse à la réception d’Isis et d’Osiris chez Joseph de Maistre, au début du XIXème siècle, qui réutilise l’idée de Bossuet du « panégyptianisme », c’est-à-dire que la civilisation égyptienne s’est diffusée dans le monde entier jusqu’en Chine.
Là encore, la présence d’Isis en Chine conforte Kircher dans sa vision qu’il existe une infime partie de la Vérité dans le culte isiaque : ainsi, la présence d’Isis en Chine confirme le récit du peuplement de la terre par les fils de Noé. Isis fait partie de « l’histoire universelle », et Bossuet est un admirateur de la culture égyptienne, qu’il croit antérieure et supérieure à la culture chinoise.
Étienne Maignan s’intéresse au rapport de Voltaire à l’Égypte et à Isis, moins connu que son rapport à la Chine. Ainsi, Voltaire est en opposition à la thèse classique, selon lui la civilisation égyptienne n’a pas toutes les qualités qu’on veut bien lui prêter. Sans croire à l’archéologie, Voltaire pense pouvoir démontrer que la Chine ne doit rien à l’Égypte.
Ensuite, nous apprenons que Maistre connait bien tous ces auteurs, ainsi que la mode isiaque dans les « mystères » des loges de son époque et qu’il analyse, dans un contexte révolutionnaire, Isis comme un sujet d’herméneutique et non d’hermétisme. M. Maignan nous expose une longue étude, très intéressante, sur la réflexion de Maistre sur l’Égypte et sur les divinités isiaques : il a mené un travail sérieux de confrontation des sources contemporaines pour formuler sa propre hypothèse. Ainsi, Isis et Osiris sont à relier au panthéon antique, mais ce sont aussi des forces philosophiques (Osiris, le militaire, Isis, la nature).
Les annexes nous donnent directement accès à des sources de première main très précieuses (la lettre de Maistre à M de Launey et ses notes de lecture sur William Jones)
Chapitre 6 : l’Isis philosophe de Plutarque et son influence de la pensée de Montfaucon et l’iconographie de l’Antiquité expliquée en figures, par Sydney H. Aufrère.
Sydney H. Aufrère s’intéresse à la pensée d’un moderne, Montfaucon, avant le déchiffrement des Hiéroglyphes. Il a en effet publié L’Antiquité expliquée en figures en 1719, avec un texte intitulé « la Religion des Égyptiens », dans lequel il présente sa version du couple Isis-Osiris. Ce texte, contrairement à ceux évoqués dans les chapitres précédents, promeut l’archéologie. C’est ce texte fondamental que Sydney H. Aufrère nous propose de découvrir.
Montfaucon a créé en plus de son ouvrage un cabinet de curiosités avec de nombreuses pièces égyptiennes. Cet antiquaire, face à l’impossibilité de comprendre les hiéroglyphes, doit se contenter des sources gréco-romaines pour les comprendre et les interpréter (Montfaucon utilise principalement Plutarque). L’Isis des Égyptiens serait « le bien par excellence, la Nature mère de toute chose ». Il identifie par exemple Isis à Io.
Montfaucon est un érudit de son époque, qui fait le chemin entre science et foi chrétienne. Sans accès au sens des hiéroglyphes, il voit dans toutes les divinités féminines égyptiennes une version d’Isis. Il pose un regard neuf sur les dieux égyptiens, avant la découverte de Champollion.
Chapitre 7 : d’Isis à la nature et de la nature à la science via l’Artémis d’Éphèse : les riches métamorphoses d’une image sur les médailles (1677–1906), par François de Callatäy
François de Callatäy se propose de traiter les différentes représentations d’Isis comme personnification de la nature à l’époque moderne en en faisant le catalogue.
Après un rappel (ou une explication pour les non-spécialistes) sur les différentes significations des représentations d’Isis diffusées à l’époque moderne, ce chapitre nous donne à voir un corpus de 34 photographies de médailles (avers et revers) représentant Isis, datant de 1677 à 1906, provenant de toute l’Europe. Ce catalogue présente une explication développée des attributs de la déesse et de leur signification sur chaque médaille, et propose un regroupement en fonction de caractéristiques communes.
Chapitre 8 : le temple 10 à Pompéi : entre déception et fascination, par Chantal Grell
Chantal Grell nous rappelle la découverte du temple d’Isis lors d’une fouille en 1764-1766, et les débats qui s’ensuivirent (tels que la question de savoir s’il faut laisser le temple in situ). Les fresques sont finalement décrochées en urgence à cause du risque de les voir s’effondrer en 1766, et conservées à Portici.
Cette découverte était exceptionnelle, elle a donc attiré de nombreux visiteurs curieux à Pompéi : Chantal Grell, en commentant leurs témoignages, nous donne à voir la déception des visiteurs prestigieux de la fin du XVIIIème siècle car il ne reste que les murs du temple, aux dimensions « infiniment petites » selon Dominique Vivant Denon, et il y a des « sculptures fort communes » selon Goethe par exemple.
Cependant, la découverte de squelettes dans le temple et de restes de sacrifices lors de la fouille ont été reçus avec beaucoup d’intérêt à l’époque, inspirant de nombreux artistes qui ont tenté de représenter le temple au moment de l’éruption du Vésuve en 79. Le lien entre Isis et la franc-maçonnerie est également évoqué dans ce chapitre.
Chapitre 9 : les Isis du magasin pittoresque. La réception d’une divinité antique dans un magazine illustré au XIXe siècle, par Anna Guédon.
Dans le cadre de ses études doctorales, Anna Guédon s’intéresse au Magasin pittoresque, journal hebdomadaire de vulgarisation au XIXème siècle, afin de montrer les vecteurs de diffusion des images d’Isis et sa réception en France au XIXème siècle. Isis est mentionnée à de nombreuses reprises dans les éditions du Magasin pittoresque. La presse est une source qui permet de révéler les mécanismes de construction et de diffusion des images d’Isis au XIXème siècle.
L’étude est faite à partir de 37 articles faisant référence à Isis, en proposant une typologie des images isiaques : Isis abordée pour elle-même, pour son univers ou selon un rapport analogique.
Anna Guédon s’intéresse également au « réseau isiaque » (les différentes familles isiaques, Sérapis, Osiris …), mais aussi au contexte de publication de l’hebdomadaire qui explique les variations du nombre d’occurrences de la déesse dans les articles.
Chapitre 10 : Isis dans les derniers jours de Pompéi, par Claude Aziza.
Claude Aziza s’intéresse à la réception et à la diffusion de l’image d’Isis dans le « roman fondateur » et « intemporel » d’Edward George Bulwer, Les derniers jours de Pompéi, publié en 1834.
En effet, le culte d’Isis tient une place importante dans ce roman, qui a été adapté à l’opéra puis au cinéma : c’est ainsi le premier film italien en 1908, et il rencontre un grand succès. Le film est ensuite réadapté à plusieurs reprises au XXème siècle, y compris en France. Le culte d’Isis et son temple de Pompéi sont importants dans chaque adaptation de l’œuvre de Bulwer, donnant à voir au public différentes versions du culte isiaque.
Chaque chapitre est richement illustré et bien documenté : les sources y ont la part belle. Cet ouvrage érudit peut déstabiliser les néophytes, mais il intéressera fortement les spécialistes ou les passionnés des cultes isiaques et de la mythologie en général, ainsi que ceux qui s’intéressent plus particulièrement aux sources (lapidaires, sigillographie, …). Il s’adresse donc davantage à des spécialistes plutôt qu’au grand public.
Les Mille et Unes Vies d’Isis nous montrent l’impact du cercle isiaque après la fin de son culte, qui a eu une réception exceptionnelle, de la toute fin de l’Antiquité au XXème siècle, dans de nombreux domaines et auprès de publics variés, parfois inattendus.