« Homme de devoir, homme de savoir, homme de mémoire : cette triple qualification fut énoncée par le président de la République François Hollande dans la cour d’honneur des Invalides, le 15 avril 2015, pour dire les mérites éminents de Jean-Louis Crémieux-Brilhac, ancien conseiller d’État en service extraordinaire. Mobilisé à 20 ans, ce jeune officier évadé d’Allemagne pour rejoindre De Gaulle, devint secrétaire du comité de propagande de la France libre et également le co-fondateur de la Documentation française après la Libération. Il a consacré plus du dernier quart de sa vie à son œuvre d’historien de la France contemporaine. D’ailleurs, le 18 février 2015, avant de décorer les deux derniers prix Nobel français, l’écrivain Patrick Modiano et l’économiste Jean Tirole, François Hollande lui remit la grand-croix de la Légion d’honneur en le saluant comme « mémoire vivante de la République ». (Extrait de l’article de l’encyclopédie Universalis sur l’auteur)

Les Français de l’an 40 est réédité dans la collection Folio chez Gallimard pour le 75ème anniversaire de la fin de la seconde guerre mondiale, avec le soutien de la Fondation Charles de Gaulle.

« L’histoire moderne n’a enregistré que peu d’événements aussi catastrophiques que la défaite et la capitulation de la République française en 1940. En moins de 6 semaines, l’une des principales puissance du monde disparut de la scène internationale. » William Léonard Langer

Dans l’introduction de ce premier volume, l’auteur explique la motivation qui l’a poussé à étudier cette période de septembre 1939 à mai 1940 pendant plus de 10 ans. Il ne sait l’exprimer : sans doute avoir vécue cette défaite pour lui révoltante et ne pas la comprendre, sans doute expliquer que les Français de 1918 aient été ensuite ce « peuple de la défaite »… Il retrace « cette histoire globale de la période » brassant le politique, le social, le militaire, l’économique, avec les mouvements de l’opinion, retraçant les étapes, restituant l’imbrication des causes et le jeu des acteurs, montrant l’envers du décor, passant les faits au crible et corrigeant les vues toutes faites, ce qui n’avait pas été envisagé jusqu’à présent. Jean-Louis Crémieux-Brilhac a exploré plus de 600 ouvrages, recueils, volumes de souvenirs et articles de revues pour saisir un tableau des mentalités de guerre ou de paix sur fond des années trente et du traumatisme de la Grande Guerre, un ensemble de documents qu’un témoin oculaire et engagé a plus facilement décrypté. La période appelée « la drôle de guerre » avait été délaissée par les historiens jusqu’à la parution en 1990 de cette somme inégalée de 2 200 pages avec le soutien de Pierre Nora.

Articulé en cinq parties, ce premier volume s’attache à retracer les tourments, les hésitations des politiques comme des militaires, des intellectuels, de la propagande et de la presse, de « ces forces profondes » qui façonnent les opinions. A la lecture de ce livre, on apprend l’échec des démocraties à s’allier l’URSS avant son revirement vers Hitler, dans l’illusion d’impressionner l’Allemagne. Privilégier l’alliance polonaise est apparue plus compatible avec les divisions idéologiques, faiblesses de la France sous la IIIe République sans réelle cohésion nationale. On est surpris de l’attitude du président du Conseil, Édouard Daladier, qui veut apparaître comme un homme de paix. Il écrit personnellement à Hitler, de soldat à soldat, qui revendique le couloir de Dantzig, pour le convaincre de renoncer. On perçoit la volonté de Paul Reynaud, « l’homme de guerre sans faiblesse » qui forme un gouvernement en mars 1940 appuyé par un parlement dont une centaine de députés sont partisans avoués ou inavoués d’une paix honorable! (en fait celle d’Hitler). On appréhende la lucidité de Léon Blum (considéré par beaucoup à cette période comme un ennemi intérieur à gauche comme à droite) qui s’ impose à une forte minorité pacifique de la SFIO représentée par Paul Faure. On rencontre des personnalités aujourd’hui peu connues comme le pacifiste et socialiste Anatole de Monzie qui a rebaptisé le ministère de l’instruction publique pour en faire l’Éducation nationale et qui a eu une réelle influence sur les décisions politiques. On sent planer l’ombre du maréchal Pétain qui attend son heure alors que les communistes français par le pacte germano-soviétique brisent l’unité nationale et rentrent dans la clandestinité et subissent bientôt la répression. On se remémore un projet aujourd’hui quelque peu oublié que l’auteur appelle « la fièvre finlandaise ». Le 3 novembre 1939, les Soviétiques somment la Finlande de leur céder plusieurs bases militaires en Carélie (utiles à la protection de Leningrad) sans déclaration de guerre. Le refus finlandais entraine le bombardement d’Helsinki et l’attaque russe le 30 novembre. Or les échecs de l’armée rouge dus au climat polaire suscitent l’admiration des Français et des Britanniques pour la petite démocratie finlandaise. Un projet de corps expéditionnaire en Arctique s’élabore pour aider la courageuse Finlande face à l’Union Soviétique. Il permettrait de déporter au Nord les combats sur la péninsule scandinave et de focaliser les Allemands sur un autre front puisqu’ils ne manqueraient pas d’appuyer leur allié russe. Une défaite dans ce secteur les priverait du fer suédois essentiel à leurs industries d’armement… La Finlande anime le débat politique et militaire en France entre décembre 1939 et mars 1940. Dès les premiers jours, Daladier s’enflamme pour ce projet arctique. En effet, le président du Conseil y voit une opération de politique intérieure. Secourir la Finlande redonnerait du tonus à l’opinion publique et une chance d’affermir son pouvoir et de rassembler le pays. Or cela ne verra pas le jour car l’amirauté britannique juge une guerre navale contre les Soviétiques trop risquée surtout qu’il impliquerait la traversée des territoires norvégien et suédois, ce qui est refusé par les gouvernements souverains. Les tergiversations et les retards malgré les promesses de Daladier entraînent l’écrasement de la Finlande qui doit accepter les conditions des Russes. En France, la déception est générale. Une campagne de presse désastreuse impute la défaite finlandaise à l’incapacité du gouvernement français qui n’y survivra pas. 

Bien d’autres sujets sont abordés dans ce volume qui ont trait à l’état d’esprit de tous les Français, qui oscille entre la détermination, la résignation et le découragement, dans des proportions variables et souvent mêlées.

« Il subsiste une énigme des Français de l’an 40. J’ai tenté d’en trouver les clefs. Qui étaient-ils ? Qu’ont-ils pensé et dit ? Comment se sont-ils conduits et pourquoi ? Comment ne pas les juger pathétiques, eux qui, ayant jugé avant les autres que le temps des guerres intraeuropéennes était révolu, se sont résignés à prendre les armes pour dire non au fou criminel du IIIe Reich ? Faut-il admettre qu’ils n’auraient pas mérité d’être vainqueurs ? » Ces questions, l’auteur se les est posées tout au long de son travail, une quête servie par un style magistral et un récit toujours passionnant. Il engage à ne pas toujours considérer le désastre de 40 comme une rupture mais comme une continuité, un chaînon auquel se rattacherait plus clairement qu’on ne le pensait, un avant et un après.