Compte rendu réalisé par Enzo Cavezza, étudiant en hypokhâgne (2019-2020) au lycée Albert Schweitzer du Raincy (Seine-Saint-Denis) dans le cadre d’une initiation à la réflexion et à la recherche en histoire.

 

Présentation :

Michel Pastoureau est un historien français hautement spécialisé dans les domaines des symboles, des couleurs, des emblèmes et de l’héraldique. Né en 1947, il est le fruit de la diversité du monde littéraire français : fils d’un homme de lettres et petit-cousin de Claude Lévi-Strauss, il étudie à la Faculté des lettres de Paris puis à l’Université de Lausanne. Il présente en 1972, en tant qu’élève de l’École des chartes, une thèse peu estimée par la communauté des historiens, sur le bestiaire héraldique du Moyen-Âge. Cela ne l’empêche pas d’obtenir son diplôme d’archiviste paléographe. Historien confirmé, il obtient en 1983 la chaire d’histoire de la symbolique occidentale à l’École Pratique des Hautes Etudes en plus d’y être directeur d’études dans la section des Sciences Historiques et Philologiques, postes qu’il garde encore aujourd’hui. Michel Pastoureau a aussi le privilège d’enseigner régulièrement à l’École du Louvre.

Sa renommée, bien établie en France, a une envergure mondiale avec la publication d’une quarantaine de livres dont une partie a pu être traduite dans plusieurs langues étrangères. En accord avec ses spécialisations, les ouvrages de Michel Pastoureau se rapportent à l’étude des couleurs, des animaux et des symboles. Notons quelques ouvrages à travers sa longue carrière, entre autres L’Étoffe du diable, une histoire des rayures et des tissus rayés, Le Cochon. Histoire d’un cousin mal-aimé et Jaune. Histoire d’une couleur.

Le présent livre porte sur l’étude de l’art du blason, principalement en Europe, à travers les codes, les couleurs, les figures et les symboliques propres à la composition des emblèmes. Cet ouvrage de 144 pages est donc très largement illustré et comporte des annexes. Le plan de l’étude se décompose en quatre grandes parties : Histoire des armoiries, suivi de Figures et couleurs du blason, puis L’héraldique, une science méconnue, et enfin Témoignages et documents.

 

Résumé :

L’héraldique a été très connotée, ce qui lui a valu d’être mal perçue par le grand public, notamment en France. En effet, beaucoup attribuent cette science, au mieux au monde de la noblesse, au pire à un ésotérisme flou. Or il n’en est rien. En effet, Michel Pastoureau s’attarde sur le fait que l’héraldique est née au XIIème siècle, en plein Moyen-Âge, en Europe occidentale sur les champs de bataille. L’évolution de l’équipement militaire vers la fin du XIème siècle, ainsi que la nécessité d’identifier les combattants complétement méconnaissables sous leur armure, ont conduit à faire apparaître ce moyen de reconnaissance très visuel. Et contrairement à la croyance populaire, à aucun moment, entre le XIIème siècle et le XXème siècle, l’usage des armoiries n’a été réservé à une classe sociale. N’importe qui pouvait créer et arborer les armes qui lui plaisaient. La seule condition étant de ne pas voler celles d’autrui. Par la suite, les véritables professionnels de la guerre et des tournois que sont les hérauts d’armes transformèrent ces pratiques en règles et copièrent les armoiries portées par les combattants dans des recueils : les « armoriaux ». Au fil du temps, l’héraldique s’étendit à toute la société occidentale : princes, barons, grands seigneurs, petite et moyenne noblesse, femmes, ecclésiastiques, bourgeois, artisans, villes, corps de métiers, paysans… Les armoiries n’ont pas de berceau géographique bien défini mais elles apparaissent simultanément dans différentes régions d’Europe occidentale. Peu à peu, elles se mirent à être utilisées comme sceau, puis on les retrouve sur de plus en plus d’objet favorisant leur diffusion comme des étoffes, des vêtements, des œuvres d’art ou des meubles. Elles ont une triple fonction : signes d’identité, marques de commande ou de possession, motifs ornementaux. Au XVIIIème siècle, on compte près de dix millions d’armoiries européennes recensées. De nombreuses campagnes de recensement ont été lancées mais la pluralité des emblèmes étant telle que le projet était infaisable. La Révolution française entame un tournant dans l’histoire de l’héraldique. Dans l’imaginaire du peuple, c’est un symbole de nobles. S’engage alors une véritable chasse aux blasons en France, décidée par l’Assemblée constituante, sur les églises, les meubles, les vaisselles, les bâtiments, animée par une haine naissante. Cette « terreur héraldique » ne prend fin qu’avec Napoléon qui rétablit les armoiries pour la noblesse qu’il venait de créer avec le Premier Empire. Cependant, Louis XVIII rétablit sous son règne les véritables règles issues du Moyen-Âge avec le principe que tout le monde puisse avoir des armes, nobles comme roturiers, toujours en n’usurpant pas celles des autres. Depuis le XVIIIème siècle, l’art héraldique s’est propagé hors des frontières européennes, dans le Nouveau Monde chrétien, l’Asie, l’Afrique et l’Océanie. Ceci s’est accentué par les colonisations, notamment dans ces dernières décennies, très souvent au détriment des systèmes symboliques indigènes locaux.

Deux éléments sont fondamentaux quant à la composition du blason : les couleurs et les figures. Le tout prend place dans un écu dont la forme importe peu, dépendante du support. Mais la combinaison des couleurs et figures obéit à des règles, peu nombreuses mais strictes et contraignantes. C’est grâce à cela que l’héraldique européenne se distingue des autres formes de symboles dans le monde. On dénombre six couleurs couramment utilisées : or (jaune), argent (blanc), gueules (rouge), sable (noir), azur (bleu) et sinople (vert). Toutes nuances de ces couleurs n’ont pas d’importance, la couleur est un absolu. Ces couleurs sont séparées en deux groupes : or et argent d’un côté, gueules, sinople, sable et azur de l’autre. La règle héraldique principale indique qu’on ne peut pas juxtaposer, ni superposer deux couleurs qui appartiennent au même groupe, l’objectif premier répondant au besoin d’une certaine visibilité sur le champ de bataille. Mais, au fil du temps, ce principe est souvent enfreint à cause de la complexité des blasons, leur association ou l’apparition de petits détails. Bien que, au contraire des couleurs, les formes ne soient pas indispensables, leur répertoire est très vaste, si ce n’est illimité. Cependant, jusqu’au XVIIème siècle, l’ensemble des figures couramment utilisées est assez réduit. Aux animaux et aux formes géométriques s’ajoutent des végétaux, des objets, des parties du corps humains, des lettres de l’alphabet, donnant lieu à des petites scènes presque incompréhensibles perdant l’esprit du blason. La symbolique est très forte, comme le combat entre l’aigle (symbole de l’empire) et le lion (les adversaires de l’empereur), l’ours (le roi des animaux pour les terres germaines), le crapaud (animal du diable). Certains animaux dérivent même vers l’imaginaire comme la « merlette » qui n’est pas un oiseau véritable mais un archétype, stylisé ne renvoyant à rien de précis. Les blasons peuvent être modifiés avec le temps. On peut les diviser en « quartiers », c’est-à-dire créer des compartiments pour intégrer d’autres armes, lors de l’alliance entre deux familles par exemple. On peut aussi ajouter des figures supplémentaires ou l’entourer d’un cimier, de colliers, d’insignes ou de devises.

Les hérauts, d’abord simples fonctionnaires au service d’un seigneur, se spécialisent dans la description des combattants lors des tournois pour le public, à la manière de nos commentateurs sportifs actuels. Avec le temps, ils se rendent indispensables en complexifiant le domaine de l’héraldique en le codifiant et fixant la langue qui servirait à décrire les blasons. Ce savoir tombe progressivement entre les mains de d’érudits, historiens et philologues. Avec eux, les armes prennent une dimension historique, véritables sources d’informations. Elles sont un code social qui situe les individus dans des groupes sociaux : déchiffrer les armoiries d’une personne, c’est connaître sa position au sein de sa famille, de la société, ses alliances… Michel Pastoureau s’attarde sur la dimension généalogique de l’emblème. Au sein d’une famille, seul l’aîné peut porter les armoiries familiales dans leurs intégralités ; les autres puînés doivent modifier légèrement l’écu pour montrer qu’ils ne sont pas « chef d’armes » : c’est la brisure. Les femmes n’y sont pas soumises car portant soit les armes de leur père, soit celles de leur mari. C’est grâce à ces modifications (divisions en quartiers, brisure) que l’étude de l’héraldique mène à une possibilité de datation très précise. Les blasons sont d’autant des moyens d’identification des individus qu’une méthode de composition y contribue à les rendre plus signifiants : les armoiries parlantes. Cette méthode amène à choisir des éléments qui sont en relation avec le nom de famille ou de la communauté, par exemple la famille Lecoq qui arbore un coq, ou encore la Ville de Lille, appelée auparavant Lisle, arborant une fleur de lys. L’étude des fréquences des couleurs ou bien celle des armoiries imaginaires se révèlent très riches pour cerner la symbolique héraldique au cours du temps. La langue du blason est aussi un mélange de rigueur et de poésie avec son vocabulaire et sa syntaxe : avec peu d’éléments, elle livre beaucoup d’informations. La facilité de sa compréhension par un profane dépend des pays, et c’est en France et en Angleterre que le décalage avec la langue vernaculaire est le plus grand. Cependant, l’héraldique a traversé les siècles et on en retrouve les traces de nos jours sur les logos d’entreprise, les maillots de clubs sportifs, les drapeaux des pays du monde.

Dans la dernière partie, Michel Pastoureau traite plusieurs questions à l’aide ses anciennes publications ou d’autres documents historiques. Pour commencer, il analyse la pluralité des symboles de la fleur de lys, de la pureté à la royauté, ou comment cette fleur a pu signifier beaucoup de choses. S’en suit une description de la rivalité entre lion et aigle, où l’on peut observer une corrélation entre une abondance du lion sur un territoire liée à une pauvreté de l’aigle (et inversement). Pastoureau s’attarde ensuite sur l’importance des blasons dans la littérature française qui sont, par exemple, soit des reflets de la personnalité chez Balzac, soit une musicalité invitant au rêve chez Proust. On nous montre aussi qu’il pouvait y avoir des procès d’armoiries, comme le montre le document sur le litige entre Sir Richard Scrope de Bolton et Sir Robert Grosvenor dans les années 1380 en Angleterre. L’auteur revient ensuite sur la chasse aux signes de féodalité de la Révolution française. Michel Pastoureau fait ensuite une digression vers le « mon » japonais, forme de blason mais très différente de l’héraldique européenne. Il se pose donc la question d’un langage des signes commun aux hommes en démontrant que les populations indigènes, n’ayant pas exclusivement utilisé l’écriture, confèrent à la couleur beaucoup plus de valeur que les figures. Enfin, après avoir rappelé que la complexité d’identification d’armoiries anonymes augmentait avec la simplicité des blasons, et après avoir donné quelques conseils pour créer des armoiries (respecter les règles du blason et faire preuve de bon goût), l’historien termine son ouvrage avec une liste des cent mots propres à l’héraldique.

 

Appréciations :

Ce livre, bien que court et largement illustré, propose une analyse fournie de l’héraldique. Tout ignorant de la pratique peut aisément se lancer dans la prise de connaissance de cet art intemporel. Le plan de l’étude est suffisamment clair et sérieux : comprendre l’histoire de notre objet étudié, puis en dépeindre les règles et les limites pour ensuite en comprendre l’utilité de nos jours sur le plan artistique et historique. L’avantage de la quatrième partie est d’amener directement des réponses détaillées et sérieusement documentées sur des points précis afin d’amener le lecteur à la réflexion. C’est d’autant plus vrai quand on lui offre de quoi lui-même produire et commenter des blasons avec des techniques et du lexique. Ce livre à le grand mérite de démystifier l’art de l’emblème en le retirant de son statut d’exclusivité sociale ou bien en décortiquant le vocabulaire et la syntaxe de la langue héraldique française. Le tout soutenu par de nombreuses illustrations commentées, du simple petit blason à la double-page représentant les vitraux d’une chapelle. Tout est là pour faire « voir » l’héraldique au lecteur. Le travail de Michel Pastoureau, annoncé par la renommée de son talent d’historien, est riche et précis, abordant l’ensemble des thèmes touchant à l’héraldique de manière à brosser un tableau large de ce que propose cette science. La documentation est solide et l’explication efficace, l’ensemble compilé dans l’annexe de manière structurée.

Si nous pouvions émettre quelques critiques, nous nous repencherions sûrement sur ces illustrations, notamment sur la mise en page. Il est vrai que cela ne touche pas le contenu-même du travail d’étude, mais elle a son importance. En effet, le texte est souvent coupé par des images ou des explications nous faisant perdre le fil de la lecture. De plus, lors de la théorie de la description des emblèmes, certains blasons sont en noir et blanc alors que l’explication porte sur la couleur, ce qui peut ralentir la compréhension des propos tenus. Enfin, le petit format du livre empêche l’auteur d’être exhaustif sur l’ensemble des théories hors de France, notamment sur le vocabulaire et les descriptions, mais c’est un mal pour un bien. Notons tout de même le large vocabulaire japonais offert dans l’étude du « mon », ou bien les multiples exemples de familles et de lexique germains. L’avantage est que le livre est très abordable pour la richesse qu’il apporte.