Face aux attitudes hostiles, teintées d’antisémitisme de certains de ses élèves, Iannis Roder s’est interrogé sur l’approche de la Shoah par les victimes. Sollicité par le Mémorial de la Shoah pour former les enseignants, il s’oriente vers une approche politique de l’événement, une entrée par les bourreaux. Il adopte aussi une démarche comparatiste, pour montrer qu’il existe d’autres génocides et violences de masse. L’histoire de la Shoah peut éclairer le présent, doit permettre aux élèves de s’interroger sur leur capacité à agir.

Iannis Roder est professeur d’histoire-géographie dans un collège de Seine-Saint-Denis et responsable des formations au Mémorial de la Shoah.

Cet ouvrage important a fait l’objet d’une recension par Laurent Bensaïd

Mésusages et dérives de l’histoire de la Shoah

La Shoah n’est pas un vaccin contre la haine : L’histoire de la Shoah a été envisagée comme un outil pour prévenir le retour éventuel de conflits violents. La renouveau de la mémoire du génocide (La France de Vichy de Robert Paxton en 1973, la diffusion du feuilleton Holocaust à la télévision française en 1978 par exemple) s’accompagne de l’installation durable du Font National dans le paysage politique français ( Conquête de la mairie de Dreux en 1983, députés FN en 1986). L’expression « devoir de mémoire » renvoie à la Shoah, convoquée à chaque résurgence de l’extrême-droite. En 1989, l’histoire de la Shoah devient un objet à part entière dans les programmes du secondaire et le ministère de l’Education Nationale participe activement à la construction d’un discours moralisant autour de la Shoah. La Shoah est instrumentalisée à des fins politiques,pour dénoncer l’adversaire au moyen d’amalgames douteux.

La mémoire de la Shoah contre l’antisémitisme : La convocation fréquente du « devoir de mémoire » n’a pas empêché le renouveau de l’antisémitisme et le développement de la haine sur Internet, notamment à partir des années 2000, au lendemain des attentats du 11 septembre et de la Seconde Intifada. Pour beaucoup d’enseignants et plus généralement de citoyens, les victimes du racisme ne pouvaient pas être antisémites. Pourtant, les assassinats de Mohammed Merah renvoient aux mêmes logiques que celles des nazis : tuer des enfants à bout portant parce qu’ils sont juifs, considérer les juifs comme un danger si grand qu’il nécessite un passage à l’acte. Mobiliser l’histoire de la Shoah de manière moralisatrice auprès de jeunes issus de l’immigration a une efficacité limitée car cela ne renvoie pas à leur passé. Etre antisémite serait se défendre contre le racisme, car les Juifs seraient communautaires, auraient tué des enfants palestiniens, n’aimeraient pas les musulmans.

La mémoire de la Shoah contre Israël : Israël est souvent vilipendé comme un Etat raciste et le sionisme est parfois considéré comme un fascisme.

Les juifs, de victimes éternelles à victimes disparues : L’histoire des Juifs est abordée avant tout sous l’angle des victimes, de l’affaire Dreyfus à la Shoah. Les cultures juives sont peu abordées. Dans l’après-guerre, l’identité juive des victimes a souvent été mise de côté. La singularité du génocide juif a été noyée dans la violence globale de la Seconde Guerre Deuxième partie : Pour une histoire politiquemondiale, gommant la spécificité de chaque crime.

La Shoah à l’ère de la victime : La Shoah s’impose comme un fait majeur de l’histoire de la Seconde Guerre mondiale dans les années 1970, participant à une focalisation sur les victimes. L’étude de la guerre se limite aux souffrances, celles des soldats et des civils. Une concurrence mémorielle se développe, y compris à l’école à travers des questions comme « Pourquoi on parle tout le temps des juifs ? »

Déboulonner la figure de la victime : Dans les années 1990, aux Etats-Unis, face au manque de reconnaissance des responsabilités politiques du pays dans l’esclavage, se développe l’idée que les juifs auraient profité de la traite transatlantique. Cette théorie a été reprise par Alain Soral et Dieudonné en France. Il s’agit de criminaliser les juifs pour contester leur statut de victime.

Pour une histoire politique

Connaître l’histoire de la Shoah : La Shoah doit être replacée dans l’histoire des processus de violences de masse, être conceptualisée. Il ‘agit d’une politique d’un État mise en œuvre en temps de guerre. Elle montre la nécessité de la démocratie. Il faut montrer aux élèves qu’une autre issue aurait été possible et insister sur les responsabilités humaines, montrer aussi que certains hommes ont été lucides très tôt, comme Sebastian Haffner ou Willy Brandt, montrer les actions des Justes et la diversité de leurs profils.

Le sort des juifs durant la Seconde Guerre mondiale : Il faut expliquer la vision du monde selon les nazis pour montrer la spécificité du génocide des juifs. Les juifs sont considérés comme un « virus », une « contre-race » ou une « anti-race ». Ils auraient pour but de détruire la germanité qui est leur opposé. Les nazis réécrivent l’histoire, mettant en scène cette lutte entre Juifs et Germains dans un temps long. Les juifs auraient inventés des outils de destruction : le christianisme qui s’adresse à tous les peuples, mais aussi la lutte des classes, d’où l’idée d’un complot judéo-bolchévique. Le capitalisme est également dénoncé comme vecteur de la division des peuples. Le nazisme repose également sur une vision eschatologique qui favorise un passage à l’acte : Walter Mattner, policier envoyé rejoindre les Einsatzgruppen, raconte l’assassinat de nourrissons juifs en justifiant ses actes par la menace que représentaient ces enfants.

La langue dit le crime : Iannis Roder invite à se méfier du terme « camps de concentration », du prisme d’Auschwitz. L’expression de « centre de mise à mort » évite les confusions avec la notion de « camp de concentration ». Ces derniers étaient une quinzaine, plus nombreux que ce que montrent les manuels scolaires. Le terme  « déportation » est aussi sujet à confusion. C’est un moyen technique, parmi d’autres, de la politique génocidaire. Beaucoup de juifs assassinés n’ont pas connu de déportation.

Les bourreaux, moteur de l’histoire : Etudier les bourreaux permet de comprendre les motivations des criminels. Le basculement vers un génocide avec l’exécution des enfants se fait à un moment où l’armée allemande est confronté à une résistance acharnée des Soviétiques. Les juifs sont alors considérés comme responsables des échecs de l’armée. L’attaque de Pearl Harbor est aussi attribuée aux juifs, leur disparition devient un objectif prioritaire. La conférence de Wannsee en janvier 1942, est une réunion logistique et non un moment décisionnel. Pour amener cette réflexion sur la prise de décision, il est essentiel de présenter les nazis comme des hommes.

Les victimes, aussi, ont une histoire : Il est essentiel aussi d’expliquer qui sont les Juifs, en évoquant leur histoire et leurs cultures, de montrer leur diversité.

La Shoah, une histoire universelle : Evoquer le programme T4 permet de comprendre la logique sur laquelle repose le nazisme. Il s’agit d’ « améliorer la race » en éliminant des « vies indignes d’être vécues ».

Interroger les pratiques et les certitudes

Le temps long : Il faut inscrire l’histoire de la Shoah dans le temps long, à travers une histoire de l’antisémitisme, du Moyen Âge à nos jours.

Comparer n’est pas banaliser : La comparaison des totalitarismes posent parfois problème car les objectifs ne sont pas les mêmes. En revanche, l’étude d’autres génocides montre qu’il s’agit de constructions intellectuelles proches et donne des clefs de lecture du monde contemporain.

Qui passe à l’acte ? Christopher Browning a mis en évidence la soumission à l’autorité, la segmentation des tâches et l’effet de groupe pour expliquer le passage à l’acte. Mais il ne faut pas oublier d’évoquer le rôle du mobile : les hommes qui participent aux massacres ont intégré l’idée d’un danger incarné par les Juifs.

« Montrer » le crime : La disparition de millions de personnes peut être montrée par le vide. Ainsi, le village polonais de Dzialoszyce est marqué par cette absence : grande synagogue et centre d’études de la Torah en ruines, cimetière juif recouvert par la forêt. Ce vide a été utilisé par le cinéma : Claude Lanzmann, Guillaume Moscovitz, Steven Spielberg, Roman Polanski…

Pourquoi aller à Auschwitz ? Iannis Roder s’interroge sur la pertinence d’y organiser un voyage scolaire et donne des pistes afin de préparer un tel voyage.

La fin de l’ère du témoin : Les témoignages doivent être mis en perspective, situés dans leur contexte. Le professeur doit évoquer avec les élèves la spécificité du témoignage, afin de ne pas occulter les centres de mise à mort. La disparition inéluctable des témoins pose question, mais il est aussi possible de reconstituer des parcours individuels voire d’initier les élèves à la rechercher historique (projet « Convoi 77 »).

Sortir de l’ère victimaire donne ainsi des pistes pour aborder différemment l’histoire de la Shoah, pour éviter certains écueils avec les élèves, pour leur faire mieux percevoir la spécificité du génocide des juifs par une étude des motivations des bourreaux et de l’idéologie nazie. Beaucoup de documents sont cités et expliqués dans l’ouvrage et peuvent être utilisés en classe.

Jennifer Ghislain pour les Clionautes

 

Recension de Laurent Bensaïd

Professeur d’histoire dans un collège de Seine -Saint-Denis et responsable des formations au Mémorial de la Shoah, Iannis Roder dresse dans cet ouvrage une synthèse de ses travaux et de ses réflexions sur l’enseignement de la Shoah. Après avoir souligné les impasses et les mésusages de l’histoire de la Shoah, il plaide pour une histoire politique qui permet de mesurer l’ampleur du crime de masse et de nourrir les connaissances et la réflexion des élèves. L’ouvrage comporte de nombreuses analyses intéressantes ( sur le sens d’un voyage à Auschwitz ou sur la place des témoins). Il expose ce que pourrait être un enseignement et une mise en perspective renouvelés de l’histoire de la Shoah.

Les impasses et les mésusages de l’enseignement de l’histoire de la Shoah 

On peut schématiquement faire remonter l’enseignement spécifique de l’histoire de la Shoah à la fin des années 1970 et au début des années 1980. C’est sans doute le moment où la Shoah et, en ce qui concerne la France, la politique antisémite de Vichy, commencent à occuper une place centrale dans l’histoire et la mémoire de la Seconde guerre mondiale et à hanter la mémoire de l’ Europe. C’est aussi l’époque où naît la notion de « devoir de mémoire », dont l’un des enjeux majeurs est de rendre hommage aux victimes. C’est enfin la période du développement du négationnisme et de la poussée électorale du Front national. Dans ce contexte, l’enseignement de la Shoah revêt une signification civique : rappeler et enseigner le génocide pour montrer que le retour des meurtres de masse et de la « purification ethnique » ( cf la guerre dans l’ex -Yougoslavie) sont toujours possibles, lutter contre la montée de l’extrême -droite et réaffirmer les valeurs démocratiques et républicaines. Ce projet n’était pas uniquement français : l’ Onu , le Conseil de l’ Europe insistent sur la nécessité de commémorer la Shoah. Ce projet comportait cependant des limites. Il n’a pas empêché le développement de l’antisémitisme chez un certain nombre d’adolescents. Il ne prenait pas en compte l’histoire des Juifs et n’a pas empêché une forte hostilité au sionisme et à l’Etat d’ Israël, hostilité qui fut longtemps alimentée par l’ URSS stalinienne ( les procès de Prague de 1952) et post -stalinienne ( l’antisionisme virulent de l’époque Brejnev). L’enseignement et la mémoire de la shoah sont souvent marqués par des formes de déjudaisation au nom du caractère universel du crime. C’était le cas dans le monde communiste où l’on évoquait les citoyens soviétiques ou polonais assassinés par les nazis, c’est encore le cas aujourd’hui où l’on cherche à universaliser la souffrance, sans mentionner l’appartenance des victimes au judaisme. Ainsi ,par exemple le Conseil de l’Europe a- t -il choisi de créer une journée du souvenir intitulée « Journée européenne de la mémoire de l’ Holocauste et de la prévention des crimes contre l’humanité «. En France, la commémoration a pris le nom de « journée de la mémoire des génocides et de la prévention des crimes contre l’ humanité », ce qui peut conduire à l’effet inverse du but recherché. En amalgamant les victimes ( les Juifs ,les Tsiganes , les Slaves ,les homosexuels) ,on interdit la compréhension de la spécificité de chaque crime. Enfin cet enseignement s’est mis en place au moment du développement de « l’ ère victimaire » et de la « concurrence mémorielle. « D’autres héritiers de catastrophes historiques, en particulier ceux de l’esclavage ont pu considérer que la place accordée à la Shoah empêchait la reconnaissance des crimes dont leurs ancêtres avaient été les victimes. Ce n’était pas un phénomène spécifiquement français. Aux Etats-Unis, le mémorial consacré aux victimes de la Shoah a été construit avant celui consacré à l’esclavage. Une histoire uniquement compassionnelle de la Shoah a donc montré ses limites et son incapacité à empêcher le retour de l’antisémitisme, et l’auteur propose un enseignement renouvelé.

Pour une histoire politique de la Shoah

Iannis Roder plaide pour une histoire politique et non plus seulement compassionnelle de la Shoah. Plusieurs aspects peuvent être évoqués : la centralité de la vision raciale du monde qui organisait toute la conception du monde du nazisme, l’adhésion des bourreaux à l’idéologie nazie, faite à la fois de haine et d’angoisse apocalyptique. A la suite des travaux de Christopher Browning, Iannis Roder souligne qu’il est nécessaire de montrer aux élèves qu’il était possible de refuser de participer au processus d’extermination. D’une manière différente, l’évocation des Justes qui ont sauvé des Juifs montre qu’il était possible d’agir contre la politique d’extermination et de faire preuve à la fois d’exigence morale et de non -conformisme. Il évoque la nécessité de nommer précisément le processus d’extermination : » la langue dit le crime ». Aux termes de camp de concentration et de camp d’extermination, il préfère, comme certains historiens comme Raul Hilberg, celui de « centres de mise à mort » , lieux voués exclusivement à l’extermination, Auschwitz- Birkenau étant une exception à la fois centre d’extermination et camp de travail forcé. Les visites du camp d’Auschwitz – Birkenau permettent de prendre conscience de cette complexité, Birkenau étant le lieu de l’extermination, Auschwitz celui du camp de concentration. Iannis Roder met l’accent sur la nécessité d’une meilleure connaissance sur la longue durée de l’histoire des Juifs et de l’antisémitisme. Enfin ,il aborde la question des témoins et du témoignage. Il souligne l’émotion que suscite le témoignage d’anciens déportés auprès des élèves. La disparition à terme des derniers témoins n’empêche pas l’enseignement de l’histoire de la Shoah et il est possible d’utiliser les enregistrements vidéos des témoignages. La recherche d’itinéraires individuels comme celui du Convoi 77, ou celui d’élèves juifs déportés peut se révéler une expérience très formatrice.

Cette approche plus précise du génocide doit permettre à la fois mieux le connaître, mais aussi de développer une réflexion sur les génocides ( génocide des Arméniens génocide au Cambodge, au Rwanda) et de construire une réflexion sur la citoyenneté la démocratie et la vigilance.