Ma première rencontre avec Bormann fut radiophonique, il y a une vingtaine d’années, à l’occasion d’un Rendez-vous avec X diffusé à l’époque le samedi sur France Inter. L’émission, que l’on peut trouver sur internet, revient bien sur les manipulations orchestrées lors de la Guerre Froide au sujet de sa prétendue survie. Toutefois, sans réellement aborder sa relation à Hitler – en se limitant à ce sujet à des considérations sur l’état de paranoïa dans lequel se trouvait le dictateur durant les dernières années de la guerre -, l’épisode se terminait par une conclusion quelque peu étonnante et fort peu étayée, faisant de Bormann un agent soviétique.
Ainsi, si l’émission clarifiait assez bien les choses quant au mythe d’un Bormann vivant, ayant fui le Reich en ruines en direction de l’Amérique du Sud avec la complicité de certaines officines de l’Église, elle n’en restait pas moins dans cet univers de fantasmes autour de ce dirigeant de l’ombre, dont le rôle et la personnalité restaient un mystère, permettant donc toutes les interprétations, y compris les plus fantasques. On peut tout de même en tirer ces considérations de Simon Wiesenthal, le célèbre « chasseur de nazis » quant au physique du principal intéressé : « Bormann avait le visage banal que tout le monde peut voir dans les brasseries de Bavière, où des hommes sont assis autour d’un verre de bière à discuter politique, et où les discussions sont plus souvent réglées par la force de la voix que par le poids des arguments ».
Et force est d’admettre que j’ai partagé cette impression, en tentant de déchiffrer le personnage au travers de la photographie choisie pour la couverture de l’ouvrage de François Delpla, ce portrait de Bormann datant de 1934.
Qui fut Martin Bormann ? C’est à cette question que l’auteur, ancien élève de l’ENS, docteur en histoire et habilité à diriger des recherches, tente de répondre par cette biographie qui est la première qu’un historien consacre à ce personnage clé, qui fut proche de Hess et de Hitler, et l’un des derniers à quitter le Führerbunker, puisqu’il ne s’échappera qu’au soir du 1er mai 1945.
Bormann le « mauvais génie » ?
La thèse défendue dans cette biographie est simple : Bormann ne fut pas le « mauvais génie » d’Hitler, ayant perverti un nazisme originel qui aurait alors été empreint d’une certaine noblesse. Cette vision d’un Bormann comploteur, manipulateur et assoiffé de pouvoir fut construite par les dignitaires nazis présents sur le banc des accusés à Nuremberg, qui prirent grand soin d’épargner le plus possible Hitler afin de ne pas s’accabler eux-mêmes de l’avoir suivi, en s’attaquant donc aux absents, au premier rang desquels se trouvait Bormann.
A ce titre, l’auteur cite l’avocat de Bormann lors du procès de Nuremberg : « […] je me trouve dans une situation particulièrement délicate. J’ai entendu de nombreux témoins et fait de nombreux efforts, mais je ne trouve rien à la décharge de mon client. Tous les témoins sont animés d’une haine notable à l’encontre de Bormann et ils s’efforcent tous de le charger, pour se décharger eux-mêmes. Ce qui entraîne mes difficultés. L’homme lui-même est vraisemblablement mort et ne peut me donner le moindre renseignement. »
Ainsi, la vérité se trouvait fort probablement dans les paroles de cet avocat, le Dr Friedrich Bergold. Mais l’affirmation méritait une démonstration claire, et c’est ce que François Delpla parvient à faire, au travers d’une documentation fouillée, en ayant notamment recours aux témoignages d’anciens dignitaires nazis recueillis par les historiens de l’Institut für Zeitgeschichte de Munich, qui ont permis à l’auteur d’esquisser un portrait assez précis de Bormann et surtout de son rôle auprès de Hitler.
De l’homme en lui-même, nous ne savons que trop peu. Il est né en 1900 dans un village de Saxe, dans une famille modeste. Sa scolarité fut assez courte, puisqu’il partit très jeune travailler dans une ferme du Mecklembourg. Il rejoignit l’armée peu avant 1918, ne participa pas aux combats, et s’engagea ensuite au sein du Freikorps Rossbach, du Mecklembourg. Puis, assez rapidement, au tout début des années 1920, il se voit confier la gestion d’une petite ferme par un Junker prospère, Hermann Ernst von Treuenfels, ce qui fait dire à l’auteur que « Martin Bormann avait probablement déployé un certain nombre des qualités qui allaient favoriser sa carrière : abnégation, ardeur au travail, mémoire, rigueur financière, docilité, efficacité… ».
L’essentiel de sa vie privée nous est connu par sa correspondance avec sa femme, Gerda. Bormann fut un père absent, comme tous les pères en temps de guerre, surtout à cette époque. Bormann fut toutefois un père attentif, et un mari aimant, ce qui ne l’empêcha pas d’entretenir une longue relation avec l’actrice Manja Behrens avec le consentement de sa femme, qui partageait son opinion sur la bigamie comme un outil efficace à la perpétuation de la race. De sa correspondance avec sa femme, on peut aussi retenir leur antichristianisme résolu, ce qui fut l’une des particularités de Bormann, qui fut à ce titre plus antichrétien obsessionnel qu’antisémite virulent, bien que l’un (le christianisme de Saint Paul) fut pour les nazis l’avatar de l’autre (le judaïsme oriental, éternel adversaire engagé dans une lutte à mort avec les Aryens).
Tout au long de l’ouvrage, François Depla s’attache donc à reconstituer le parcours de Bormann, de son premier poste d’importance au sein du NSDAP en tant que gestionnaire de la caisse d’assurance de la SA, jusqu’au titre de « secrétaire du Führer » obtenu le 12 avril 1943, et qui fera de lui bien plus que le simple successeur de son mentor, Rudolf Hess, alors prisonnier au Royaume-Uni depuis son fameux vol de mai 1941. A ce titre, François Delpla défend assez solidement la thèse d’un vol préparé et organisé avec l’aval du Führer, qui souhaitait ainsi sonder la possibilité d’une paix avec l’Angleterre à quelques semaines de l’ouverture d’un nouveau front à l’est, sans pour autant engager de démarche officielle afin de ne pas révéler son jeu.
Un rouage essentiel de l’appareil nazi
Bormann devient ainsi un élément central du régime nazi, véritable cheville ouvrière d’Hitler, fusible mut par une exceptionnelle volonté de travail, appliquant sans trop ciller les directives du dictateur. Bormann bâtisseur, dont l’empreinte est toujours visible à Berchtesgaden, Bormann gestionnaire de la fortune privée d’Hitler, Bormann secrétaire efficace, gérant avec le Führer l’agenda de celui-ci, transmettant aux Gauleiters les instructions du maître…
Mais Bormann n’est pas pour autant qu’un « gratte-papier », si efficace soit-il. Si son implication dans la Solution finale est minime, il est par contre un acteur de premier plan dans l’élimination des handicapés, malades mentaux et « asociaux », partageant ici les visées eugénistes de purification de « la race ». Il est et restera un fidèle de l’un des plus grands criminels de l’histoire, adhérant au crime et y participant avec une pleine et totale conscience. Travailleur infatigable et serviteur zélé, mais aucunement théoricien ni réel idéologue. A ce titre, l’auteur lui-même, citant Alfred Rosenberg, « qui dessine, dans son journal, le 7 août 1943, un portrait fouillé de Bormann, en omettant d’ailleurs son nouveau titre et en ne le présentant que comme le successeur de Hess à la tête du parti.
Ce dernier était un incapable et Rosenberg s’était d’abord réjoui de la promotion d’un homme “ doué de sens pratique, robuste et déterminé ”. Il souligne, par contraste, la nullité de son apport théorique : “ Au temps du combat, B. n’a jamais défendu la moindre idée, ni comme orateur ni comme écrivain, et n’en a pas produit une seule non plus”. »
Arrivant à la fin de cet ouvrage, on ne sait toujours pas vraiment qui était vraiment Bormann. Par contre, assurément, l’auteur fait la démonstration de qui il n’était pas. C’est une sorte d’exercice pédagogique, semblable au travail introductif que l’on peut faire avec les élèves, quand on raisonne autour d’un concept ou d’une notion en « négatif », c’est-à-dire définir en mettant en avant ce qu’il n’est pas, ici ce que Bormann n’est pas. En démontrant que Bormann ne fut rien d’autre qu’un serviteur zélé du Führer, cette biographie en serait presque décevante.
Ainsi, Bormann ne fut rien d’autre qu’un nazi banal, sans grande envergure, ne devant son ascension qu’à ses capacités de gestionnaire, qui avaient fait de lui un jeune fermier au service d’un riche Junker, archétype paysan qui provoqua d’ailleurs l’animosité d’un nombre important de caciques du IIIe Reich.
Briser le mythe
Mais le propos de François Delpla n’est pas de dédouaner Bormann, mais bien de briser le mythe du « mauvais génie » pour mieux s’attaquer à celui qu’il désigne comme tel, à savoir la nature « polycratique » du régime nazi. Car ce qui ressort en permanence de la thèse de l’auteur, c’est le rôle central d’Hitler, sachant jouer avec grande finesse des divisions de son entourage, et se servant ainsi de Bormann comme d’un fusible d’une exceptionnelle qualité, à l’inverse de la vision d’un IIIe Reich structuré par des organisations et des figures indépendantes, jalouses de leurs prérogatives, et se menant une lutte sans merci autour d’un Führer dépassé par les évènements et enfermé dans sa paranoïa.
Ainsi, « décapé de ses légendes, Bormann n’est ni un monstre d’égoïsme, ni un raciste passionné. Il correspond un peu mieux, mais pas seulement, à l’image erronée d’Adolf Eichmann dessinée par Hannah Arendt, celle d’un “criminel de bureau” obéissant à n’importe quel ordre. Si Eichmann était en réalité un antisémite passionné, l’obsession principale de Bormann, la haine du christianisme, était loin de couvrir tout le champ de l’idéologie nazie et dans presque tous les domaines il avait besoin d’un guide, d’où son archivage méticuleux des propos sortis de la bouche du maître, en complément de leurs fréquents – et sans doute, en moyenne, très brefs – entretiens. »