« Parmi les peuples réunis sous le nom général d’“Ottoman’’, hormis la dynastie régnante, combien de vraies et pures familles turques descendant des familles venues de Touran et de Khorasan peuvent être montrées ? La mère des uns est arabe mais le père est kurde ou bien le père est turc mais la mère est rum, mais tous sont musulmans, ils s’appellent tous Turcs du fait que ces derniers avaient autrefois incarné l’islam et l’avaient fait découvrir aux autres ». Cet extrait rédigé en 1911 a été écrit par Ebüzziya Tevfik, intellectuel ottoman appartenant à cette mouvance, qui pose au travers de cette lettre la question du sentiment d’appartenance. Il faut replacer cet écrit dans le contexte des jeunes-turcs, où l’auteur pose la polémique entre « ottomanistes » et « turquistes ». Outre le fait que ce texte témoigne des tensions au début du XXe siècle entre le nationalisme turc et l’ottomanisme qui tentait de combattre les idées nationalistes, il met également en relief les questions portées par les auteurs tout au long de ce livre à savoir « qui étaient les Ottomans [et] quelle identité commune peut rassembler les hommes qui vécurent dans cet immense empire multiconfessionel, multiéthnique et multiculturel d’une remarquable longévité ».
L’ouvrage co-dirigé par Elisabetta Borromeo (historienne spécialiste des voyages et des communautés catholiques dans l’Empire ottoman et ingénieure d’études au Centre d’études turques, ottomanes, balkaniques et centrasiatiques ou CETOBaC) et Nicolas Vatin (ancien élève de l’ENS, agrégé de lettres classiques, directeur d’études à l’École pratique des hautes études et directeur de l’Institut d’études arabes, turques et islamiques du Collège de France, et membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres) est publié aux éditions Les Belles Lettres en février 2020 sous le titre Les Ottomans par eux-mêmes. Ce livre est le résultat d’un travail collectif qui rassemble 29 auteurs différents. En partant de l’analyse de sources multiples, chacun d’entre eux s’interroge sur la nature de l’homo ottomanicus, à savoir en quoi consistait le fait d’être ottoman. L’originalité de ce recueil de textes est de ne proposer que des sources ottomanes, dans leur multiplicité de langues, de cultures et de religions, ce qui explique le choix du titre de l’ouvrage. Comme les auteurs tiennent à le rappeler, certains documents n’avaient jamais été traduits en français, voire même étaient jusque là inédits.
Dans l’avant-propos, les coordinateurs expliquent qu’ils ne souhaitaient pas élaborer un plan préétabli pour permettre à chacun des contributeurs de rester libre dans leur choix de document à présenter et à analyser. Les documents ainsi proposés sont d’une grande diversité. On y trouve des textes administratifs, des lettres privées, des récits de voyages, des documents rédigés des cadis en tant que juges, administrateurs ou notaires. Ces sources émanent des différents acteurs de l’Empire ottoman, en allant du sultan ottoman jusqu’aux simples sujets, musulmans, chrétiens ou juifs.
Au sein de l’introduction, E. Borromeo et N. Vatin mettent en évidence la difficulté de définir ce qu’est un Ottoman. Bien que caractériser l’Empire ottoman peut paraître simple (comme étant à la fois un système politique et social dirigé par une dynastie d’origine turque et de religion musulmane, mais aussi un ensemble de territoires dont les limites se modifient dans le temps), les coordinateurs de l’ouvrage insistent sur le fait « [qu’]il ne suffit (…) pas de s’être fait une idée de ce qu’était l’Empire ottoman pour comprendre en quoi consistait, pour les individus et les peuples, le fait d’être ottoman ». Cependant, les auteurs expliquent que cet ouvrage n’a pas la prétention de définir l’identité ottomane, « mais de donner un aperçu de ce que signifiait concrètement le fait d’être ottoman ». Les habitants de cet empire n’utilisaient d’ailleurs pas le terme « ottoman » pour eux-mêmes. Il est seulement employé dans son sens étymologique : ottoman, osmanli en turc, signifie « lié à Osman », « dépendant d’Osman », Osman étant le fondateur de la dynastie ottomane. Pour les auteurs, être ottoman est avant tout se reconnaître comme membre d’une société où différentes identités cohabitent en permanence en acceptant les règles du système ottoman. Ce recueil de sources permet par conséquent de donner la parole à la population de l’Empire ottoman.
Loin de prétendre à l’exhaustivité, les auteurs ont néanmoins dégagé quelques grands traits du corpus documentaire. Ce qui les frappe avant tout, c’est la limite du « vivre ensemble » au sein de l’empire, qui bat en brèche « l’image idéalisée d’une douceur de vivre ottomane ». Bien que les autorités travaillent à la préservation de la paix sociale en reconnaissant les autorités religieuses et en permettant aux zimmis (non-musulmans) d’accéder aux fonctions dirigeantes, la société ottomane est de nature inégalitaire : d’une part entre les musulmans et les zimmis et d’autre part entre les contribuables et les askeri qui vivent de l’impôt. En effet les musulmans sont reconnus comme supérieurs aux non-musulmans, ils occupent les fonctions les mieux considérées et leur parole a plus de poids. Il arrive même que des musulmans exigent la fermeture d’une église ou d’une synagogue de leur quartier. Les inégalités devant l’impôt sont accentuées pour les zimmis qui doivent payer une taxe spécifique liée à leur statut de non-musulman. Par conséquent, les humiliations, les insultes ou encore les violences décelées dans les textes ne sont que la « conséquence prévisible du système ».
Les documents analysés ont été répartis en cinq « ensembles principaux » eux-mêmes subdivisés en sous-parties. La première partie, intitulée « Définitions d’Ottomans », évoque les divers peuples de l’Empire ainsi que la lente construction puis l’émergence d’une nationalité ottomane. La seconde partie, « Les Ottomans et leur Sultan », nous renseigne sur les individus attachés à la dynastie ottomane (les Osmanli), sur la justice du sultan et sur des révoltes de sujets. La partie suivante, nommée « Vivre ensemble », présente « la vie quotidienne d’un Empire qui était moins cloisonné qu’on ne pourrait croire », en évoquant des relations de voisinage et les conversions volontaires ou forcées à l’islam. La quatrième partie, « En province », donne la parole aux sujets du sultan (notamment les élites) dans les provinces de l’Empire. Enfin, la dernière partie intitulé « se confronter aux autres », permet de comprendre que les populations se définissent le plus souvent « par contraste ».
Pour conclure, l’intérêt de cet ouvrage réside dans la diversité des documents proposés, que ce soit par leur nature, leur thématique mais également par la variété des espaces et des temporalités. Le lecteur a tout le loisir d’aller et venir dans le livre pour chercher les textes qui éveillent sa curiosité. Les analyses qui précèdent les documents offrent des clés de lecture pour une bonne compréhension de chacun d’entre eux. Au final, cet ouvrage intéressera toutes les personnes qui se passionnent pour l’histoire ottomane et qui souhaitent approfondir leurs connaissances en passant par les sources, pivot du métier d’historien comme savait le rappeler Gilles Veinstein.