Actes du colloque international organisé par le Centre de recherches en histoire du XIXe siècle (Universités de Paris I et IV, UMR 8072 du CNRS), les 18 et 19 octobre 2001
Il y a quelques années paraissait un volume aux Publications de la Sorbonne consacré aux maires de FranceMaurice Agulhon, Louis Girard (dir.), Les Maires en France, du Consulat à nos jours, Publications de la Sorbonne, 1986. Cet ouvrage était le résultat d’une patiente enquête prosopographique menée dans le cadre du Centre de recherches en histoire du XIXe siècle (Paris I et IV) dans une grande partie du pays, qui visait à mieux connaître ceux qui avaient été nommés ou élus à la tête de la plus petite circonscription territoriale, depuis l’époque de Bonaparte. Une étude plus ancienne (et sur une période chronologique plus restreinte) avait concerné les conseillers généraux Louis Girard, Antoine Prost, Rémy Gossez, Les Conseillers généraux en 1870, P.U.F., 1967 ; il fallait donc, pour compléter la connaissance sur les élus locaux, s’intéresser aux parlementaires, en attendant peut-être qu’on accorde la même attention aux conseillers d’arrondissement, décidément et fâcheusement bien oubliés. C’est désormais chose faite, avec ce recueil de contributions concernant la IIIe République.
_ Indiquons tout de suite que l’une des différences avec les deux ouvrages rapidement évoqués tient à ce que Les Parlementaires rend compte des communications faites lors du colloque international organisé à l’Assemblée nationale en octobre 2001. Pour l’essentiel, on retrouve les mêmes principes de base : une vaste enquête menée localement (des fiches ont été réalisées sur les deux tiers du personnel parlementaire de la période), un essai de synthèse des résultats, et des études régionales montrant des trajectoires personnelles pour nuancer le propos général.L’ouvrage se découpe en trois parties. Après une introduction de Maurice Agulhon, le premier chapitre, « Prosopographie du personnel parlementaire », s’ouvre, sur un point méthodologique sur la démarche (Jean-Marie Mayeur, Bernard Lacroix, Isabel Boussard). Il se poursuit par des essais de synthèse (Christophe Charle, Sylvie Guillaume, Bernard Lachaise) et des études régionales (Annie Bleton-Ruget et alii), qui concerne la métropole mais aussi, il faut le souligner, les parlementaires coloniaux (Nelly Schmidt). La seconde partie s’intéresse aux « Réseaux, cursus, représentations » des parlementaires (avec des spécialistes tels que Bernard Ménager, Gilles Le Béguec, Jean El Gammal, Mattei Dogan ou Alain Corbin, pour ne citer qu’eux) et la dernière cherche à établir des « Comparaisons européennes ».
_ Ce sont ces deux derniers points qui retiennent particulièrement l’attention et contribuent grandement à l’intérêt du présent ouvrage. Grâce au parallèle établi avec d’autres pays européens (principalement la Belgique, par Suzy Pasleau, l’Italie, par Gaetano Quagliarello et Didier Muziedlak, et le Royaume-Uni, par Valerie Cromwell et Maurice Larkin), on peut mieux saisir l’originalité du système parlementaire français (pour autant, bien sûr, qu’on puisse préjuger du caractère invariable de ce type unique au cours des soixante-dix années de la IIIe République) par rapport à autres systèmes occidentaux (Rainer Hudemann). On appréciera à ce titre les synthèses de Heinrich Best et Nicolas Roussellier.
_ Cet élargissement aux pays européens voisins permet notamment de relever la lenteur avec laquelle se sont formés les partis politiques français, plus précocement à gauche (avec le parti radical et radical-socialiste en 1901, puis la SFIO en 1905), alors que le multipartisme existe déjà en Allemagne, par exemple. C’est donc que les réseaux parlementaires jouent un rôle plus important en France, ce qui souligne une collusion peut-être plus étroite entre le monde parlementaire et les divers milieux sociaux, renforcée par les filières de formation universitaire communes à un grand nombre d’élus (passant par le droit, médecine, les grandes écoles) qui se situent de surcroît dans un cadre géographique restreint (Paris).
De même, on retiendra les contributions consacrés aux modes de recrutement, à la carrière (les réseaux relationnels…), ou à la culture politique du personnel parlementaire (notamment le jeu de miroir établi par « Les parlementaires vus par eux-mêmes », de Rosemonde Sanson, à mettre en relation avec « L’image publique des parlementaires », par Jean-Pierre Chaline). On voit d’emblée (pouvait-on en douter ?) que l’ouvrage est aux avants-postes de l’historiographie contemporaine, et prend place dans le renouveau de l’histoire politique amené par une approche culturelle ; ceux qui s’attendaient à trouver de longues pages enchaînant les biographies les unes après les autres devront se faire une raison et se rabattre sur des outils traditionnels On pense aux « classiques » en la matière constitués par deux dictionnaires : A. Robert, G. Cougny et E. Bourloton, Dictionnaires des parlementaires…, Bourloton, 1889-1891, 5 vol. (qui concerne les parlementaires de 1789 à 1889) ; J. Jolly (dir.), Dictionnaire des parlementaires français…, P.U.F., 1960-1977, 8 vol. (de 1889 à 1940).À quoi ressemble le personnel parlementaire de la IIIe République ? Le moins que l’on puisse dire est qu’il s’agit d’un groupe assez hétérogène, ce caractère s’accentuant d’ailleurs au cours de cette longue période. Comme l’indique Nicolas Roussellier, le parlementaire de 1900 est différent de celui des années 1840-1860. Pour autant, assiste-t-on à « la fin des notables » que décrit Daniel Halévy en 1930 Daniel Halévy, La Fin des notables, éd. Bernard Grasset, 1930, rééd. Hachette, coll. « Pluriel », 1995 en situant cette période en 1871-1879 ? En réalité, il s’agirait plutôt d’un changement dans le statut du « notable » : l’accès au Parlement devient de moins en moins un résultat venant confirmer et conforter une autorité sociale héritée, pour être davantage l’aboutissement de la construction politique d’une notoriété. Encore ne s’agit-il là que de l’un des aspects des mutations importantes mis en lumière par l’ouvrage.C’est que le Parlement connaît un renouvellement social important. On observe en effet un effacement progressif (mais non total) des groupes sociaux qui, depuis l’Empire, occupent les fonctions politiques : la noblesse et la haute fonction publique. La première subit un recul très net (des 2/3 entre le Second Empire et 1914), qui concerne bien davantage la noblesse récente que l’aristocratie issue de l’Ancien Régime, dont l’effondrement commence dès les débuts de la République des républicains (fin des années 1870). Le mouvement connaît des phases de rémission, bien ponctuelles, qui ne remettent pas en cause la tendance générale (ralliement à la République de la fin des années 1890 ; poussée nationaliste des années 1910 ; chambre Bleu Horizon). Dans le même temps apparaissent des députés « sans héritage », d’origine populaire (les « fils de la République »). Ceux-là accèdent au Parlement avec la poussée socialiste du début des années 1890, encouragés par l’élan scolaire, de nouvelles structures associatives de promotion (syndicats, coopératives…), et aussi la croissance et l’unification d’une partie du mouvement socialiste.
_ Mais ces deux groupes restent minoritaires, face aux couches intermédiaires de la bourgeoisie (fonctionnaires moyens, fractions intellectuelles, professions juridiques et bourgeoisie moyenne, foncière ou d’entreprise).

L’interrogation porte alors sur les conditions d’accès au Parlement. Ici est notée la surreprésentation des familles plutôt détentrices d’un capital économique sur celles qui détiennent un capital intellectuel, ce qui nuance fortement la légende de la méritocratie. Toutefois, le capital scolaire accumulé par les futurs députés, au terme d’un processus bien sûr conditionné par les ressources économiques et sociales de la famille d’origine, tend à prendre une place de plus en plus importante. En effet, cette forme de capital bénéficie d’un transfert massif au détriment du capital économique : si la course aux diplômes devient générale (même pour les fils de possédants), elle est a fortiori une obligation pour les fils de démunis, qui entrent dans les professions dites « bourgeoises » (ce qui suppose des études longues permettant d’accéder aux fonctions publiques). Ainsi, pour reprendre l’expression de Christophe Charle, le « cens scolaire » se substitue progressivement au « cens fiscal ». En même temps, la part des parlementaires qu’on assimilerait à des « démunis culturels » et de ceux qui sont titulaires de formations moins prestigieuses s’accentue. Il s’agit là du résultat de l’ouverture sociale des origines familiales et de la diversification des filières d’études produite par l’effort éducatif de la IIIe République, même si l’on relève très peu d’autodidactes : c’est le fait d’élus issus de milieux modestes, inscrits à la SFIO ou au parti communiste. Mais continuent de dominer les titulaires d’un niveau d’études secondaires, et surtout les diplômés du supérieur, notamment en droit et médecine, ainsi que les anciens élèves des grandes écoles.
_ Si le « cens scolaire » s’accentue, le facteur économique n’en reste pas moins très important dans les moyens d’action politique, que ce soit avec le contrôle de la presse ou les concours apportés plus ou moins discrètement à certains candidats. En revanche, l’influence culturelle est plus sensible à gauche, au travers de l’expression dans les journaux.
_ De la même façon, le capital politique hérité régresse, progressivement, même si les héritiers de parlementaires conservent un avantage, toutefois léger, sur les non-héritiers en ce qui concerne l’accès au Parlement et la longévité politique. On constate d’ailleurs que l’avantage lié à l’héritage politique est beaucoup plus décisif quand la parenté est directe (père, beau-père), même s’il est difficile d’établir de véritables stratégies familiales. Toutefois, le recul de ce capital n’empêche pas l’existence de dynasties de parlementaires, surtout dans l’Ouest (les Gérard d’Harcourt, en Normandie) et à droite. La famille du président du Conseil Flandin, dans l’Yonne, en constitue l’un des exemples les plus connus.

L’analyse montre donc une démocratisation progressive, bien réelle dans l’entre-deux-guerres, y compris dans les années trente. Si on reste loin d’une coïncidence avec leur poids démographique (même relative), le tiers des parlementaires de la fin de la IIIe République provient tout de même de la petite bourgeoisie et des classes populaires, sans études longues. De là, on ne peut que s’interroger sur la réalité de la crise qui marque la fin de la IIIe République, qui reposerait sur une distorsion entre le pays « légal » (les représentants des citoyens) et le pays « réel » (les électeurs), et se traduit par la forte dénonciation d’une oligarchie qui a pourtant, dans les faits, fortement reculé. Au regard de l’évolution générale de la société française, le décalage avec l’évolution sociale des parlementaires est peu probant : l’ouverture aux non-héritiers et aux catégories moins favorisées se poursuit bien d’une génération à l’autre. On en déduit que le problème se situe ailleurs, dans les mécanismes des cooptations internes à l’élite politique, qui connaît les carrières les plus longues et accède aux postes gouvernementaux. Et effectivement, l’ouverture sociale et professionnelle y est moins prononcée : moins de députés non héritiers dans les cabinets ministériels, et quand cela arrive (et de façon précaire), il s’agit de parlementaires issus des villes, radicaux et socialistes. On voit donc la profonde divergence entre le discours antiparlementaire, qui appesantit lourdement l’atmosphère politique de la fin de la période, et l’évolution sociologique interne au Parlement. Mais on constate en même temps une opposition entre les électeurs, en attente d’une démocratisation plus poussée, et la vigueur de la résistance de ceux qui, appartenant à l’élite politique, détiennent effectivement les rênes du pouvoir.

Plus rapidement, les contributions (notamment celles qui s’appuient sur des trajectoires personnelles) montrent le fort enracinement des élus, qui est d’autant plus fort que dominent les activités agricoles et que s’accentue l’éloignement d’avec Paris. Ici, le Nord et le Pas-de-Calais constituent une particularité.
_ L’enquête a permis de montrer que l’entrée au Parlement se fait généralement à la cinquantaine. Des exceptions célèbres nuancent ce caractère, notamment avec Pierre Mendès France, élu à Louviers (Eure) à 25 ans. Mais un certain rajeunissement gagne certaines régions, comme l’Aquitaine et le Nord Pas-de-Calais.
On note également que l’accès à un mandat parlementaire est souvent précédé par l’exercice de fonctions politiques locales (sauf exception), et le cumul est d’ailleurs très fréquent pour ne pas dire la règle. La durée moyenne ne dépasse pourtant guère la décennie, mis à part d’exceptionnels phénomènes de longévité comme Georges Leygues (48 ans), Louis Barthou (45 ans), qui occupent tous deux d’importantes fonctions gouvernementales. Toutefois, l’influence réelle n’est pas toujours en rapport avec ce facteur : ainsi, Eugène Mando, élu dans les Côtes-du-Nord de 1898 à 1939, n’a guère laissé de traces probantes de son activité.
_ Enfin, la Seconde Guerre mondiale marque une rupture dans les carrières, qui se poursuivent rarement après 1945 : au vieillissement naturel des élus viennent notamment (mais pas seulement) s’ajouter les compromissions difficiles à assumer mais aussi la mortalité liée aux combats. L’un des points d’une récente synthèse sur les élites politiques Gilles Le Béguec, Denis Peschanski (dir.), Les Élites locales dans la tourmente. Du Front populaire aux années cinquante, CNRS éditions, 2000 se trouve ainsi confirmé.

On pourra probablement regretter le ton aussi favorable de ce compte rendu, mais on voit mal quels reproches lui adresser mis à part l’absence d’un index des noms (d’élus et de lieux) et des thèmes qui aurait pu faciliter la consultation de ce passionnant ouvrage. Mais la patiente collecte des renseignements, l’originalité de la démarche (notamment par les comparaisons avec d’autres pays occidentaux et le fait d’inclure les parlementaires des colonies) et la finesse des analyses qui ont été développées sur cette base laissent une forte impression.
_ Par sa richesse, on l’a compris, Les Parlementaires constitue donc un ouvrage essentiel pour une approche de « la plus longue des Républiques », considérée de l’intérieur du système politique. Il donne non seulement à mieux comprendre le Parlement, en tant que pièce maîtresse des institutions de cette période, mais il contribue aussi à éclairer le personnel, la vie et le système parlementaires d’aujourd’hui, qu’on ne peut s’empêcher d’avoir constamment à l’esprit au fur et à mesure de la lecture.