Publié aux éditions Chandeigne dans le second semestre 2022, Les peuples de l’Orient est une parution en langue française du codex Casanatense présenté par l’historien Sanjay Subrahmanyam. Historien indien, professeur au collège de France et promoteur de l’histoire connectée, dont la démarche irriguait ses travaux antérieursCitons à cet effet L’éléphant le canon et le pinceau, Sanjay Subrahmanyam apparaît à ce titre légitime pour illustrer l’importance de ce témoignage issue de la rencontre entre le monde occidental et asiatique, entre l’océan Atlantique et l’océan Indien.

La naissance de l’Estado  da India et les premiers contacts

Dans une courte préface, l’historien rappelle combien l’implantation lusitanienne en Asie fut progressive et loin d’être unilatérale. Les premiers échanges au moment de l’arrivée de Vasco de Gama furent d’ailleurs un échec retentissant en 1498. L’objectif portugais est alors clair : contourner les routes commerciales vers l’Asie, dominées par les ottomans depuis 1453. La présence portugaise, conçue sur des bases économiques essentiellement, prend véritablement son essor sous la gouvernance d’Almeida, et surtout sous la gouvernance Afonso de Albuquerque (1509–1515) qui étendra l’influence de l’Estado da India de la péninsule indienne (rivalité entre les fondations de Cochin et Goa) vers les points de passage stratégiques comme Malaga en 1511 et Ormuz en 1515.

La présence portugais se structure, Albuquerque favorise l’implantation familiale de ses hommes par l’alliance matrimoniale, l’alliance militaire, et la conversion des populations. Les embryons d’une société coloniale émergent. Une bourgeoisie locale, devant sa fortune au commerce voulu et protégé par Lisbonne, les casados, se développe. Sanjay Subrahmanyam illustre la stratégie de ces hommes à travers la vie de Ruiz Gonçalves de Caminha. Arrivé en Inde dans les années 1520, marié à l’héritière d’une riche famille métisse locale, disposant d’alliés puissants dans le royaume de Vijayanagar où le sultanat de Bijapur, Caminha devint trésorier de Goa à la fin de sa vie.

Après la conquête de Malaga, l‘Estado da India se lance vers l’Asie orientale : les premiers comptoirs sont fondés aux Molluques en 1522 et les regards se tournent vers la Chine avec un succès très relatif avant les années 1550 et la fondation de Macao en 1557. Le résultat de pratiques peu scrupuleuses d’hommes naviguant « entre l’Estado et ses voisins ennemis » Les peuples de l’Orient au milieu du XVIème siècle, Editions Chandeigne, 2022, page 28œuvrant pour leur enrichissement propre par la contrebande.

Le codex Casanatense, un témoin exceptionnel de ces rencontres civilisationnelles

Dans un second temps l’historien revient davantage sur le codex Casanatense en lui-même. L’analyse de ce dernier repose sur le travail pionnier du jésuite allemand Georg Schurhammer en 1956. Ce codex est composé de trois dossiers construits comme suit :

« Les dessins, très bien peints en aquarelle dans des couleurs vives représentent en général deux personnes de la même région ou caste, d’un côté un homme, de l’autre, une femme ; il y a quelques scènes avec plusieurs figures, et quand il y en a beaucoup, d’autres feuilles sont ajoutées. »Ibid, page 35

Le codex aurait été récupéré par la compagnie de Jésus vers 1620 à Goa et serait revenu à Lisbonne puis Rome. Daté des années 1540 par l’historien jésuite, le codex fut analysé également dans les années 1980 par Roberto Barchiesi qui perçoit, dans cette entreprise, la volonté de représenter les peuples rencontrés chronologiquement par les portugais.

Les analyses ultérieures tranchent, avec les réflexions de Maria Manuela Mota, qui distingue production picturale et légende, tout en attribuant la production picturale à un artiste indien inconnu. Approche qui sera confirmée et affinée par Jeremy Losty, spécialiste de l’art indien et indo musulman à la British Library. Le codex est ainsi une entreprise à la croisée de plusieurs sphères culturelles et géographiques : des commanditaires européens s’attachant dans les années 1540 les services d’artistes indiens qui s’inspirent de leur savoir-faire, des « régimes de circulation »Ibid, page 47 et des documents disponibles pour représenter les peuples en question. Le tout annoté postérieurement par les observateurs portugais.

Des mystères demeurent encore : quels commanditaires ? Pour quelle finalité ? La part d’ombre sur plusieurs aspects de cette œuvre nourrit l’attrait pour le codex qui illustre la pertinence d’une lecture connectée de ces aires civilisationnelles.-

Composition du Codex

La publication du codex, complète, bénéficie d’impressions de très haute définition, rendant hommage à la qualité du ou des artistes indiens et à la richesse chromatique qui demeure toujours aussi vive près de 500 ans après.

Chaque illustration est accompagnée d’une légende de Sanjay Subrahmanyam, apportant une contextualisation sur les peuples et les fonctions représentés. Parmi les nombreuses représentations citons celle de la planche 62 dite des « juifs malabars », signe de la très grande diversité cultuelle et culturelle dans l’Estado da India, du moins avant la persécution qu’ils subirent à la fin du XVIe siècle.

Planche 62 : « Les juifs malabars » que l’on peut retrouver pages 246 et 247 du présent ouvrage

Les peuples de l’Orient au milieu du XVIème siècle constitue, par bien des aspects, une publication de très grande qualité qui offre au lecteur le plaisir de découvrir un trésor issu des premiers contacts lusitaniens avec les mondes asiatiques et indiens. Une très grande œuvre, à l’image de la production éditoriale des éditions Chandeigne.