Une approche conceptuelle innovante sur les concepts de frontière et une entrée dans la vie de villages de l’Europe de l’Est. C’est ainsi qu’on pourrait introduire l’ouvrage de Béatrice Von Hirschhausen, sorti cette année aux éditions CNRS.

Le titre de l’ouvrage dépasse largement le cadre d’une simple étude de cas mais propose un approfondissement épistémologique et méthodologique sur le rapport du chercheur à son terrain. L’auteure est directrice de recherche CNRS au laboratoire « Géographie-cités ». Son attrait pour l’Europe de l’Est naît très rapidement avec une thèse soutenue en géographie en 1996 sur les campagnes roumaines après la chute de l’URSS. Elle est également liée aux terrains est-allemands de par ses projets de recherche. Elle adopte ainsi une approche historique de ces territoires, d’où l’attrait pour la notion de « frontières fantômes » et l’allusion aux « expériences de l’histoire » dans le titre du livre. Cette conceptualisation permet une association fructueuse des différentes disciplines des sciences humaines et sociales.

L’ouvrage se décompose en trois grandes parties : « les questions que soulèvent les cartes », « historiciser les espaces à partir des acteurs » et « spatialiser le temps » pour développer une question de départ « comment traiter aujourd’hui des différences géoculturelles ? » (p.9). L’auteure choisit de développer ce questionnement autour de la « frontière fantôme », définie comme « des traces laissées par des territorialités défuntes dans la géographie de pratiques sociales contemporaines » (p.16) et propose plusieurs exemples en introduction. L’intérêt de l’Europe centrale y est affirmé par les multiples recompositions « à partir de morceaux d’empires » (p°18). La proposition scientifique affirme son originalité dans la promotion des approches autour de la vie quotidienne pour ne pas rester dans une approche hors-sol et trop théorique. Elle paraît d’autant plus pertinente que l’objet traité a pour particularité d’avoir disparu dans les faits et il faut donc chercher très précisément les éventuelles réminiscences de ces « fantômes ». De la « frontière fantôme », l’introduction de l’ouvrage élargit à d’autres concepts, comme ceux de la « frontière relique » (p.25) jusqu’au « géorécit » (p.27), thématique centrale de la troisième partie de l’ouvrage.

Les principaux constats sont posés au coeur de la première partie. L’auteure propose un regard sur plusieurs phénomènes géographiques actuels pouvant être expliqués par son approche spécifique. L’étude de l’accès à l’eau courante (p.35), de l’électrification rurale (p.45) permet de montrer les persistances d’imaginaires liées aux anciennes frontières impériales. La carte sert ainsi une approche diachronique pour démontrer de processus qui touchent aux échelles individuelles et permet la compréhension de certains récits identitaires. Le vocabulaire géographique est mobilisé de part le questionnement « centre/périphérie » (p.55) tout en abordant la question dans une démarche transdisciplinaire. Le cas polonais sert de cas d’étude dans le chapitre 2, via les travaux sur les frontières reliques polonaises de Richard Harshorne (p.70). On appréciera d’ailleurs les cartes couleurs de la Pologne qui ajoute à l’aspect qualitatif de cette étude. Le cadrage théorique du dernier chapitre permet la comparaison avec d’autres travaux européens (travaux de Putnam sur l’Italie) tout en affirmant l’importance du cadre géographique, historique et social (question de « l’intention et la capacité d’action » des individus p.112).

La deuxième partie développe plus en détail la méthodologie de la chercheuse dans son explication de « l’épaisseur des lieux » (p. 129). L’approche individuelle est tout de suite mise en avant pour rester dans le registre de « l’expérience » (p.129). Cette partie présente également les villages étudiés et les pratiques de récoltes des données. Chaque village fait ainsi l’objet d’une explication détaillée de ses représentations, rentrant aussi dans une démarche de psychologie. Le mode de vie des habitants ressent les impacts du passé tout en jouant sur le comportement futur. La partie termine sur le concept de « géorécit » (p.239) qui se veut une alternative à une géographie des individus et une remise en cause de certains principes normatifs des sociétés est-européennes.
La dernière partie se positionne en comparaison avec d’autres travaux, notamment portant sur le cas de l’ex RDA pour servir de contrepoint, citant les recherches de Nicolas Offenstadt sur les archives de la RDA dans l’urbex est-allemand (p.272). Le dernier chapitre démontre de la pertinence du concept de « géorécit » pour l’Europe médiane, marqué par des changements frontaliers récurrents et des conséquences sur les « devenirs sociaux » (p.296). Toujours dans une volonté de ne pas rester dans une vision socio-spatiale fixiste, l’auteur évoque la question des déplacements de populations (p.323) dans des contextes de changements territoriaux qui entrainent la réécriture de ces géorécits.

Ce livre constitue un travail d’une densité rare et appuyant à la fois la recherche d’un développement théorique poussé et la recherche de propositions méthodologiques innovantes. On sent ainsi une maitrise des concepts et des terrains qui font date dans la réflexion socio-culturelle des borders studies.