Marc Ferro, historien reconnu dans le monde entier notamment pour ses travaux sur le cinéma et qui a publié récemment « L’aveuglement, une autre histoire de notre monde » en 2017, est interrogé par Emmanuel Laurentin, animateur de « La fabrique de l’histoire » sur France Culture. Ils passent en revue plusieurs aspects de l’histoire sous l’angle de la ruse.

Ruse de l’histoire ? Qu’entend-on par là ?
L’histoire « est rusée et surgit sous des formes et à des moments qu’on n’attend pas ». Par ruse de l’histoire, il faut donc comprendre « des situations qui n’avaient pas été prévues » ou alors le fait que l’aboutissement attendu d’un événement est quasiment inverse de ce qu’on imaginait au départ. L’ouvrage examine donc successivement plusieurs de ces exemples. Une bibliographie proposée en fin de livre permet d’aller un peu plus loin sur chacun des cas traités.

La mondialisation inversée ?
Marc Ferro s’interroge sur le modèle autoritaire de la Chine qui allie libéralisme conquérant à l’extérieur et encadrement strict de la société civile à l’intérieur. Voici pour lui le nouveau visage, pour le moins inattendu, de la mondialisation. La Chine qui représentait 0,7 % du commerce mondial en 1975 affiche en 2007 plus de 9 %. Le pays exerce également une influence culturelle qui lui permet, par exemple aujourd’hui, d’infléchir certains scénarios de films américains.

Renaissance de l’islam, naissance de l’islamisme
Marc Ferro rappelle que, par le passé, trois empires musulmans avaient dominé une partie du monde : les Ottomans, les Séfévides et les Moghols. Il pointe ici l’erreur d’analyse sur le sens de la révolution islamique en Iran en 1979. Elle a été vue comme une prise de pouvoir par les ayatollahs pour renforcer l’Etat face à l’impérialisme. Or, avec le recul, on peut dire qu’elle a eu pour conséquence de mettre l’Etat au service de l’islam pour abattre l’impérialisme, ce qui change considérablement l’analyse.

L’Europe dans tous ses États
Il s’agit ici de réfléchir au mouvement de repli qui existe dans plusieurs pays d’Europe. Marc Ferro revient notamment sur le Brexit ainsi que sur les poussées indépendantistes en Europe. Un chapitre est spécifiquement consacré à l’irruption des populistes. Marc Ferro invite à historiciser cette tendance en rappelant qu’elle exista déjà en France après 1945 avec le mouvement poujadiste. Il tente également une analyse du moment Macron en s’interrogeant sur l’idée d’une « Perestroika à la française ».

Le ressentiment des colonisés
Ce chapitre part du constat suivant : les dernières indépendances françaises datent d’il y a plus de 50 ans et pourtant la question n’a jamais autant occupé le débat public. Aujourd’hui, ce qui domine, c’est le ressentiment des populations anciennement colonisées. Marc Ferro avance l’idée que le populisme est une expression du ressentiment. Tous ces éléments cumulés poussent à s’interroger sur « des sociétés sans horizon ». Ce chapitre se termine par un tableau intitulé « des mots pour le dire » qui met en avant ceux d’hier et ceux d’aujourd’hui. Révolte et lutte des classes ont été remplacées par ressentiment, révolution par mondialisation.

L’homme et la nature
Marc Ferro note ce qu’il appelle la revanche des épidémies après de nombreuses victoires de la médecine. Il pointe ainsi quelques effets pervers de l’industrialisation des moyens médicaux comme lorsque une seule poche de sang contaminé peut avoir des conséquences sur tout un lot.
Entre 1970 et 2000, le nombre de médicaments consommés par habitant est passé de 17 à 38 en France alors qu’il n’est que de 12 en Allemagne.

Interrogé par Emmanuel Laurentin, Marc Ferro propose donc une relecture de l’état du monde actuel en soulignant bien que l’histoire ne suit pas toujours les chemins qu’on lui imaginait. Au-delà des exemples traités, ce livre d’un grand historien de 93 ans est une invitation à penser autrement, à explorer sans cesse, avec gourmandise et curiosité, notre monde pour tenter de le comprendre.

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes