«Les voisins» de l’historien américain d’origine polonaise Jan T. Gross, publié en mars 2019 aux éditions les Belles Lettres, est une réédition de l’ouvrage paru en mai 2000 en polonais, qui fut  traduit dans de nombreuses langues les années suivantes (en français en 2002). La réédition reproduit le texte original, sans modification ni postface de l’auteur. En dehors de la qualité intrinsèque de l’étude historique, on ignore les raisons qui ont conduit l’éditeur à ressortir cet ouvrage qui a près de 20 ans. Cependant, les événements lamentables qui se sont déroulés lors du colloque international sur la nouvelle école polonaise d’histoire de la Shoah, organisé par l’E.H.E.S.S en février 2019 (1), prouvent a contrario que ce “petit” livre de 200 pages a bien représenté une rupture historiographique majeure dans la façon d’écrire le récit de la Shoah en Pologne et que les controverses et polémiques qu’il a provoquées en Pologne sont loin d’être éteintes…

 

Composé de 18 courts chapitres, le premier de 7 pages, intitulé “l’histoire à grands traits”, est un récit synthétique du massacre de 1.600 juifs perpétré le 10 juillet 1941 dans la petite ville polonaise de Jedwabne, située dans la zone d’occupation soviétique mais qui vient d’être envahie par l’armée allemande. Extermination de juifs polonais, (hommes, femmes et enfants) dans laquelle leurs «voisins» non juifs ont été les acteurs principaux. Ainsi, d’emblée, les faits principaux sont présentés et l’intérêt principal du livre n’est pas de savoir ce qui s’est passé à Jedwabne en ce 10 juillet 1941 meurtrier, mais bien comment on en est arrivé là.

Aussi l’auteur s’attache-t-il ensuite à démêler les fils du drame et à les mettre à nu ; et ici, on ne peut s’empêcher de penser dans le registre très différent de la littérature, à «Chronique d’une mort annoncée» de Gabriel Garcia Marquez… Jan T. Gross analyse minutieusement, chapitre après chapitre, les éléments du contexte : la place des juifs à Jedwabne avant guerre, l’impact de l’occupation soviétique et celle de l’invasion allemande ; il s’intéresse tout particulièrement au jeu et aux motivations des acteurs «criminels». Ce qui lui permet d’offrir au milieu du livre un récit beaucoup plus fouillé de cette journée. Les derniers chapitres sont consacrés à «l’après», aux conséquences judiciaires du massacre et à la manière dont la mémoire a occulté pendant des décennies la réalité et le sens véritable.

Tel un fin limier, Jan T. Gross a mené l’enquête patiemment afin d’établir la vérité des faits; l’ auteur étant mû par une exigence éthique, ce livre est aussi en quelque sorte un «mémorial littéraire» aux 1600 victimes juives de Jedwabne. Mais ce livre est également intéressant par la perspective adoptée et le rapport aux sources.

Malgré le nombre de victimes et le nombre d’acteurs impliqués dans le massacre, cette étude nous semble relever de la «micro-histoire», de «l’histoire vue d’en bas», par l’attention que l’auteur accorde au rôle des individus et aux  motifs dans qui les conduisent à massacrer leurs voisins. Ce faisant, il opère une véritable rupture historiographique et conteste le «récit national» élaboré en Pologne après la guerre.  Non! l’histoire de l’extermination des juifs polonais n’est pas «un sujet distinct, séparé (de l’histoire polonaise) qui n’affecte que de manière tangentielle le reste de la société polonaise» (p.27). Autrement dit, la part de responsabilité des polonais – à la fois victimes et bourreaux –  dans le génocide doit être réévaluée à la lumière des progrès de la connaissance historique.

L’auteur innove dans sa «nouvelle approche des sources» (titre du chapitre 14) à partir desquelles il construit son récit. Elles sont minces et reposent essentiellement sur les aveux de bourreaux à demi-amnésiques et sur les témoignages des victimes survivantes. Or, les survivants d’un génocide sont par définition peu nombreux, comme le rappelle fort justement l’auteur. Jan T. Gross assume clairement le choix  de privilégier la véracité de la parole des victimes qui ont survécu au massacre. Au lieu d’adopter une attitude critique a priori, il accepte, après analyse minutieuse, ce que disent les survivants dans leur récit, «jusqu’à preuve convaincante du contraire» ( p.126). On le sait, ce refus d’accorder du crédit à la parole des victimes est un des angles d’attaque des négationnistes de tout poil et c’est aussi ce qui a été reproché à l’auteur  par ceux qui contestent ses thèses.

Dans le post-scriptum rédigé en 2000, Jan T. Gross conclut : «je crois que nous sommes arrivés au seuil où la nouvelle génération de polonais élevés dans la liberté d’expression et les libertés politiques est prête à affronter dans toute sa crudité l’histoire des relations entre Juifs et Polonais au cours de la guerre» (p. 152). Face à la montée  des courants nationalistes en Pologne, il semble malheureusement que cet optimisme ne soit plus d’actualité. La Pologne n’en a pas encore fini avec les démons de son passé douloureux…

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 (1)  https://www.ehess.fr/fr/communiqu%C3%A9/d%C3%A9claration-organisateurs-colloque-%C2%AB-nouvelle-%C3%A9cole-polonaise-dhistoire-shoah-%C2%BB