La diversité linguistique, religieuse et politique du Saint-Empire explique les difficultés à penser ses formes, ses espaces et ses frontières, particulièrement depuis une approche française. Les nombreuses contributions présentées dans l’ouvrage ouvrent des éléments de réponse et de différenciation propres à enrichir la perception du monde germanique.
Par Alainh Hugon, maître de conférences en histoire moderne à l’Université de Caen.

La plupart des historiens connaissent la difficulté d’appréhender et de cartographier l’espace germanique avant 1918, en particulier celui du Saint-Empire jusqu’à sa disparition, en 1806. Comment situer et assimiler les multiples villes libres, territoires ecclésiastiques, principautés, et autres royaumes qui composaient cet espace ? En outre, beaucoup de ces territoires n’étaient pas constitués d’un seule tenant, contrairement à la manière qui nous est commune actuellement, mais d’espaces souvent disjoints et divisés en enclaves, enclaves elles-mêmes enchevêtrées, au sein d’un espace que l’étranger identifiait comme monde germanique. A la multiplicité des territoires, à leur fragmentation et à leur imbrication s’ajoutaient des différences d’échelle très importantes, puisqu’on passait de la minuscule cité-état de quelques km2 aux grands royaumes allemands de plusieurs dizaines de milliers de km2 tels ceux de Prusse, de Bavière ou d’Autriche. De plus, la délimitation du Saint-Empire romain germanique ne correspondait pas aux frontières linguistiques ; la Bohème slave dépendait du Saint-Empire, comme le Trentin italien et la Lorraine partiellement francophone, alors que de nombreux germanophones demeuraient en-dehors des frontières impériales, voire hors de l’espace germanique, dans les principautés d’Europe orientale, slaves, magyars ou roumaines. Enfin, l’Empire connaissait une hétérogénéité confessionnelle, sanctionnée par les traités de Westphalie de 1648 mettant fin à la guerre de Trente ans, mais qui établissait de véritables barrières religieuses au détriment de la cohésion culturelle, puisque les traditions catholiques et protestantes – luthérienne et calviniste – y cohabitaient.

L’institutionnalisation du statu quo politico-religieux, née des traités pour régler cette terrible guerre, a longtemps été considérée comme l’origine du complexe allemand de l’éclatement spatial de l’Empire, et donc de ses faiblesses. En effet, le Saint-Empire était alors tiraillé entre les nombreuses structures politiques qui l’organisaient : cercles (Reichkreisen), états (länder), Empire (Reich)… Cet élément de faiblesse impériale fut sévèrement apprécié par le passé – Christine Lebeau nous le rappelle dans l’introduction. Les jugements de von Pufendorf comme ceux de Jules Michelet, dans son Histoire de France, en témoignent puisque le Saint Empire apparaissait tour à tour sous leur plume comme « un monstre » (von Pufendorf, 1697), puis comme « un vain et uniforme brouillard qui a tout couvert et tout obscurci » (Michelet, 1833). Le jugement précurseur de Montaigne ne fut guère plus flatteur : il voyait dans l’Empire une « marqueterie mal jointe ».

A contre-courant de ces jugements négatifs, les auteurs des diverses contributions de L’espace du Saint-Empire refusent de considérer l’Etat unitaire comme une évidence, devenue la norme à la suite du succès du modèle révolutionnaire français. Schématiquement, à partir de l’Etat-nation français, on conçoit dès lors un Etat unitaire composé d’un Etat unique, qui ne partage donc pas sa souveraineté, disposant d’un espace propre, avec des limites clairement définies qui sont défendues par des frontières protégées et que le pouvoir central prétend naturelles. Or, la configuration plurielle du Saint-Empire est longtemps apparue comme le négatif de ce modèle unitaire.

Ces quatorze contributions, présentées au cours du colloque tenu à Strasbourg les 30 et 31 mars 2001 et intitulé « La construction de l’espace impérial. Dynamiques spatiales, dynamique d’Empire », offre l’intérêt de nous contraindre à penser l’espace hors des schémas établis en France et donc à rompre avec la paresse intellectuelle.
La lecture de ces contributions débouche sur de nombreuses interrogations : Qu’est-ce que l’espace ? Comment se construit-il ? Quelles formes revêt-il ? La souveraineté se partage-t-elle ? Quels sont ses attributs ? Quelle place y occupent les sociabilités, les relations culturelles ? Trois angles d’étude sont abordés pour sonder la complexité spatiale du Saint-Empire, auxquels correspondent les trois parties de l’ouvrage.

Dans un premier temps, l’espace du Saint-Empire est approché dans quatre contributions par l’analyse des limites, des frontières et des bordures. Par son titre « Un paradis nommé Allemagne », l’étude de Wolfgang Schmale évoque l’idéalisation de l’Empire que réalise un des pionniers de la cartographie, Sébastien Münster (1488-1552). En effet, l’anthropomorphisme de sa représentation de l’Europe souligne son adhésion politique ; il place la maison de Habsbourg au niveau de la tête de la personne Europe.
Trois autres études abordent la question des limites de cet espace, notamment la perception du Danube et du Rhin comme frontières (C. Gantet), la Hanse en tant que marche économique septentrionale de l’Empire – tour à tour interprétée comme le fruit du génie allemand puis comme une création du cosmopolitisme européen (M-L. Pélus Kaplan), et les territoires italiens inféodés à l’Empire, c’est-à-dire dont l’investiture politique dépend de l’Empereur (M. Schnettger).

Une seconde partie est consacrée aux liens entre les pouvoirs territoriaux (Stadt, land…) et la construction spatiale de l’Empire (Reich). La question de la souveraineté s’y pose avec acuité. Une première contribution étudie les relations discontinues et inégales que l’Empire et les principautés rhénanes entretiennent à propos de la « route péagère électorale » (p.93) car, entre le Xe siècle et le XVe siècle, le pouvoir impérial cède le contrôle fluvial aux pouvoirs princiers et urbains (F. Pfeiffer).
La place des villes est essentielle, nous rappelle Pierre Monet à partir de l’exemple de Francfort. Depuis les résidences fréquentes de Charlemagne jusqu’aux élections du roi des Romains qui s’y déroulent, Francfort obtient une centralité que renforcent sa fonction commerciale et son rayonnement. Les fonctions juridiques contribuent plus modestement à l’élaboration d’un espace homogène, puisque la législation impériale est sans cesse confrontée au droit territorialisé des princes selon L.Schilling.
Dans le domaine religieux, au lendemain de la Réforme catholique tridentine, on observe une fonction symbolique forte dans la présence de l’Empereur au cœur du système de représentation des abbayes catholiques méridionales.
Eric Hassler reprend l’adage peu aimable Osterreich, Klösterreich et il souligne le rôle majeur de la Maison de Habsbourg dans cette Reconquête catholique. En effet, le pouvoir politique favorise les abbayes qui, en leur sein, entretiennent le culte impérial par l’édification d’une Kaisersaal (salle impériale) ou d’une kaizerzimmer (la chambre impériale), abbayes qui deviennent parfois des Klosterresidenz (résidences auxiliaires des souverains).
L’étude iconographique des salles impériales des abbayes d’Ottobeuren, de Saint Florian (qu’on qualifie aussi de « petit-Escorial ») et de Klosterneuburg permet à cet auteur de préciser les transferts spatiaux qui se réalisent à travers la représentation impériale, véritable traduction des mutations géographiques qui se font jour aux XVIIe et XVIIIe siècle, conduisant du Saint-Empire romain germanique aux prémisses de l’Empire autrichien.
Enfin, la multipolarité des cours princières germaniques (près de trois cents résidences) explique la forte présence de la « publicité de cour ». Pour exister, se faire-voir et se faire-connaître, la médiatisation de ces nombreuses structures curiales est nécessaire. A partir du XVIIIe siècle, l’outil privilégié de cette médiatisation passe par la production d’almanachs d’Etat, dont Volker Bauer dénombre la présence dans 74 territoires en 1806. Ces almanachs répondent à « la formation d’un espace public de cour » et ils contribuent de facto à l’homogénéisation de l’espace germanique.

La troisième partie est consacrée aux « pratiques de l’espace en Empire ». Elle rassemble les cinq dernières études. L’analyse de l’Eichsfeld au XVIIIe siècle par Christophe Duhamelle est remarquable. L’étude de ce cas illustre la difficile cohabitation religieuse dans la petite « exclave de l’archevêché électorat de Mayence ». Territoire passé à la Réforme protestante, puis « re-catholicisé » au XVIIe siècle, et entouré de voisins demeurés protestants, l’Eichsfeld concentre, à une échelle réduite, des pratiques confessionnelles concurrentes (pèlerinages, processions…), et cela dans la coexistence pacifique. Katrin Keller étudie la pratique épistolaire de la princesse Anne de Saxe (1532-1585) qui recouvre de vastes domaines puisque cette princesse envoie quelque 8 000 lettres en trente années, pour l’essentiel à des correspondants germaniques. Réseaux familiaux, réseaux de protection et espace du monde féminin s’y conjuguent par l’écriture princière. Cependant, depuis la France, la complexité de l’Empire apparaît clairement même si, avec l’annexion de Strasbourg en 1681, une porte s’ouvre sur le monde germanique. Ce fut à l’université strasbourgeoise de fournir un jurisconsulte germanophone aux Affaires étrangères afin de combler les lacunes juridiques de Versailles qui se devait de mieux saisir la complexité de la constitution du Saint-Empire (Jörg ULBERT).

Les réseaux francs-maçons soulignent eux aussi l’existence d’une forte sociabilité qui enserre l’espace germanique, avec près de 300 loges allemandes et environ 18 000 membres, mais le berceau maçonnique saxon se trouve progressivement concurrencé par l’attraction prussienne (Pierre-Yves Beaurepaire).
Enfin, Anne Radeff se tourne vers la Suisse pour y mesurer les flux migratoires temporaires venus de l’Empire à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle.

Si le contenu des contributions éclaire d’un jour nouveau la définition spatiale de l’Empire, leur édition pêche par quelques lacunes. L’absence de toute cartographie pour un ouvrage consacré à l’espace est d’autant plus regrettable que l’étude de W.Schmale est consacrée à ladite cartographie pour souligner qu’elle traduit une vision politique. Par ailleurs, on ne peut que se féliciter du courage de l’éditeur d’avoir non seulement publié, mais aussi traduit plusieurs études, mettant ainsi ces réflexions sur l’espace germanique à la disposition d’un plus vaste public que les seuls germanophones, mais dès lors, on ne peut que déplorer les nombreux titres d’ouvrages, termes et citations en allemand uniquement (citations pp.24, 33-34, p51, 67, 68, 74, etc.). En revanche, les index détaillés (personnes et lieux) offrent aux amateurs comme aux chercheurs des précieux outils.
Par ailleurs, ce même thème de l’espace impérial fait l’objet du numéro 1 pour l’année 2004 de la revue Histoire, Société et Economie, intitulé Les espaces du Saint Empire à l’époque moderne. Le lecteur y retrouve certains thèmes et auteurs. Dans l’introduction, Etienne François dégage avec clarté les enjeux des réflexions sur l’espace, rappelant que dans le pays de Munzer et de Mercator, l’espace (raum) constitue une notion complexe pour l’historiographie allemande, d’autant plus que la formation historienne y est associée à celle de philosophie et de la théologie, mais très rarement aux études géographiques. Enfin, le terme même de raum peut évoquer le passé völkisch (nationaliste-populiste), anti-républicain et nazi du monde germanique. Ce qui explique peut-être que la notion spatiale relevant du concept de raum soit tenue à l’écart de l’analyse historique par les historiens allemands jusqu’à récemment.

Alain Hugon
C.R.H.Q / Université de Caen