Cet recueil d’articles de Jean-René Aymes est composé de onze contributions publiées dans divers ouvrages français, collectifs et revues entre 1981 et 2000. Après avoir enseigné dans les départements d’espagnol des universités de Caen, de Tours et de Paris III (Sorbonne Nouvelle), l’auteur a consacré ses recherches à la civilisation espagnole. Deux avant-propos de collègues lui rendent hommage et une annexe permet de mesurer l’impact de ses travaux qui s’étendent sur le dernier tiers du XXe siècle.
Dans une préface non sans humour ni sans malice, Jean-Marie Goulemot précise le contenu de l’activité de civilisationniste exercée avec talent par J-R Aymes à l’Université. Généralement issu de l’agrégation de langue (ici d’espagnol), le civilisationniste ne se consacre pas à la linguistique, ni à l’histoire, pas plus qu’à la sociologie, mais il les utilise pour approcher son champ d’étude en exploitant des sources fréquemment constituées d’articles de presse, de témoignages d’origine variée (littérature, correspondances…) et en recourant aux documents d’archives. Comme le préfacier l’indique, les civilisationnistes jouissent d’une « grande liberté » dans leurs pratiques, ce qui les autorise à « vagabonder » sur des terrains généralement balisés par d’autres disciplines. C’est le cas de J-R. Aymes et ,pour ces raisons, les travaux présentés sont à la fois stimulants et agaçants. La liberté de ton ne régit pas habituellement les travaux d’historiens. Ceux-ci ne s’autoriseraient pas, par exemple, à imaginer les comportements d’un lectorat, ni à en deviner les dispositions, comme le fait l’auteur (p.286), mais ils rechercheraient les statistiques afin de dégager des profils. En revanche, les libertés prises par les civilisationnistes avec les champs disciplinaires offrent une grande souplesse d’approche, et elles favorisent l’innovation, quitte à donner parfois des effets « impressionnistes » plus que scientifiques, où la citation (journalistique, littéraire…) remplace la preuve et fait office d’arguments.
L’auteur s’est spécialisé dans la période de la guerre d’indépendance espagnole (1808-1814) ; son recueil regroupe des articles autour de trois parties, suivant un plan chronologique : l’Espagne ilustrada (des Lumières), L’Espagne et la Révolution française, et le XIXe siècle à travers « regards romantiques et costumbristas » (oeuvres qui se rapportent à la peinture des mœurs qui paraissent pittoresques).
Les trois premières contributions traitent des villes, des campagnes et de l’enseignement dans l’Espagne des Lumières, principalement après 1750. Ces thèmes très vastes permettent à l’auteur de présenter à grands traits les questions centrales que mettent en exergue les Ilustrados (les Lumières). En effet, en Espagne , la question urbaine se pose avec acuité depuis l’extension du paupérisme au XVIe siècle. Au XVIIIe siècle, elle se traduit par des points de vue opposés qui sont le fruit de préjugés, voire de lieux-communs. L’aversion pour la ville est très répandue ; on oppose le monde urbain, malsain, dangereux, immoral et corrupteur, à l’espace rural où le contact avec la nature et la simplicité de la terre sont valorisés aux yeux des Ilustrados. A cette image négative de la ville, l’auteur répond que l’Espagne urbaine connaît pourtant d’importantes mutations, depuis la création de villes nouvelles issues de la colonisation dans la sierra Morena en Andalousie (La Carlota et La Carolina) : l’amélioration des infrastructures (ponts, routes, portes…), l’introduction au cœur du monde urbain d’espaces verts – sous la forme de promenades (paseos), de jardins et de places – et d’eau, avec des fontaines et des égouts. Ces éléments infirment largement le discours stéréotypé des Lumières sur la ville espagnole. Enfin, il existe des villes rêvées, dont l’une des seules utopies est celle de Sinapia, qui répondent aux conditions des Lumières.
La seconde contribution est consacrée à la campagne et, pour l’aborder, J-R. Aymes s’appuie sur des écrits de Jovellanos (1744-1811), réformateur asturien dont l’audace lui valut la prison. Son adhésion au courant physiocratique et les propositions de désamortissement des biens de mainmortes ecclésiastiques et civils ainsi que son intérêt pour les questions éducatives soulignent son adéquation avec les Lumières. L’attention qu’il porte à l’amélioration du genre humain explique la formulation de ses projets éducatifs, thème largement développé dans la péninsule. J-R. Aymes consacre la troisième étude de cette partie à l’enseignement de la religion dans les écoles primaires. La question est importante et se trouve partiellement en relation avec le recul consécutif à l’expulsion des jésuites en 1764 et, de ce fait, les solutions préconisées n’émanent pas seulement de secteurs laïques, ilustrados, mais aussi de milieux ecclésiastiques. Le passage en revue de divers projets confirme que la césure entre l’image d’un maître d’école laïc et celle du prêtre enseignant n’est pas encore apparue, alors même que plusieurs réformateurs préconisent une éducation nationale distincte du religieux (Cabarrus, Jovellanos).
La seconde partie du recueil analyse les conséquences de la Révolution française sur l’Espagne. A la propagande longtemps répandue d’une Espagne catholique unie devant la contagion révolutionnaire, l’auteur oppose un point de vue beaucoup plus nuancé, en étudiant d’abord la période de la guerre de guerre de la convention (1793-1795) et en recherchant les modalités régionales de réception, défavorables à l’invasion française, ou favorables, malgré le « cordon sanitaire » établi en 1791. A ce titre, la formation de somatén, milices locales propres au monde catalan, constitue « la modalité la plus originale de mobilisation populaire ». Doit-on voir dans cette organisation une préfiguration de la résistance à l’occupation française après 1808 ? En effet, ces groupes para-militaires disposent de règlements, reflètent une certaine démocratie, et dépendent de Juntes locales. Le comportement basque se distingue, en dépit de l’afflux des Emigrés français, car les collaborations avec l’occupant sont nombreuses.
Dans une seconde contribution consacrée au discours clérical contre-révolutionnaire (1789-1795), l’auteur insiste sur l’existence d’une « campagne d’opinion » pour rejeter l’hérésie révolutionnaire. Les appels à la croisade diffusés lors de la guerre de la Convention (1793-1795) sont relayés par l’Inquisition qui redevient un instrument de lutte idéologique.
A la jonction de ces exposés, l’étude intitulée « Du catéchisme religieux au catéchisme politique (fin du XVIIIe siècle- début du XIXe siècle » représente un des moments forts du recueil ; l’objet est clairement identifié, ses enjeux énoncés, et les apports de l’auteur autorisent une compréhension des pressions que la Révolution française et l’occupation font subir à la pensée politique hispanique. Dorénavant, les catéchismes administrent une « leçon de morale civique […] où la mention des devoirs l’emporte largement sur celle des libertés offertes » (p.195).
Le troisième article de cette partie reprend le dossier de la pression française sur la société et les mentalités espagnoles, mais sous un autre jour, à partir de La langue espagnole “révolutionnée” (1789-1800). En effet, dès 1793, l’influence de la Révolution submerge la société, et les changements lexicaux comme les néologismes, le soulignent à l’image du revolucionar. L’ambassadeur espagnol à Paris dresse même une liste de 271 termes nouveaux !
Le troisième volet de ce recueil s’ouvre sur les Regards romantiques et “costumbristas” ; l’auteur s’y interroge sur l’impossible adaptation de la péninsule aux modes françaises. Ainsi, dans « Existe-t-il un romantisme espagnol ? », il penche pour une réponse négative à cette dernière question car le mimétisme et le retard des auteurs péninsulaires associés à ce courant révèlent leurs limites, à moins de considérer que « le romantisme espagnol a vécu comme un météore, très rapide et éblouissant » (P. Salinas, cité p.227) et qu’il en existerait plusieurs variantes : l’une, passéiste et religieuse (le duc de Rivas ou Martínez de la Rosa) ; l’autre, perturbatrice de l’ordre (Larra ou Esponcedra).
Les trois derniers articles sont moins convaincants car ils concernent des témoignages sur des voyages ou des villes qui appartiennent au XIXe siècle, et partent de France pour les deux premiers. La perception d’Irún par les voyageurs français au milieu du XIXe siècle, puis celle de Séville, toujours du point de vue français et enfin le voyage de Mesonero Romanos à Paris, sont les prétextes pris par l’auteur pour voyager dans le temps et dans l’espace.
Ainsi, selon Théophile Gauthier, l’Espagne commence dès Bordeaux et l’écrivain s’est attaché au pittoresque dans la relation de son voyage, en 1843, écrivant la célèbre phrase: « Une constitution sur l’Espagne, c’est une poignée de plâtre sur du granit ». Hugo, Dumas ou Quinet sont tour à tour convoqués pour leur description de la ville frontière du Pays Basque, ville à la fois sale et malodorante, puis propre et bénéficiant de l’essor touristique de Saint-Sébastien. Avec la ville de Séville, on approche le pittoresque romantique, bien que la cité andalouse n’ait pas acquis le prestige de la Grenade des Abencérages, dépeinte par Chateaubriand. Par le biais de récits de voyage, l’auteur examine successivement les lieux dont les visiteurs romantiques privilégient la description, sélection qui conforte les préjugés des écrivains sur « l’africanité » de l’Andalousie (« le peuple espagnol, c’est toujours le peuple maure » affirme Desbarolles en 1855 ; Mérimée renchérit « depuis que j’ai vu Séville et Cordoue, je me sens tenté de me faire Turc » (cité p.279), ou son érotisme (les cigarières de Gautier).
Enfin, en son périodique publié de 1836 à 1840, le Seminario Pintoresco Español (Séminaire pittoresque espagnol), Mesonero Romanos s’affirme le maître de la littérature costumbista. Au cours de son voyage de 1840, il relate sa visite en France et à Paris, grâce à laquelle il peut reprendre le stéréotype de la richesse et de la fertilité du territoire français. Quant à la capitale française, les adjectifs superlatifs ne paraissent pas manquer à notre costumbrista, puisque tout y semble grand voire gigantesque. Le décodage effectué par Jean-Réné Aymes permet de vérifier qu’il s’agit moins d’une innovation que d’une actualisation de connaissances antérieures, dont Mesonero Romanos trouve confirmation dans son déplacement en France.
Si les différents articles permettent de « voir, comparer et comprendre », selon l’impératif de l’intitulé, on s’étonne que de nombreuses citations espagnoles ne soient pas traduites, et qu’un index ne figure pas à la fin de l’ouvrage. Cependant, les études présentées offrent le grand avantage de donner une vision spéculaire des relations franco-espagnoles, vision qui fait trop souvent défaut à l’historien français.
Alain Hugon
C.R.H.Q / Université de Caen