L’Esprit d’aventure, qui vient de paraître chez Armand Colin, est un magnifique ouvrage de géohistoire, signé par Christian Grataloup. Superbement illustré et enrichi des cartes de Lionel Portier, il constitue un objet de lecture autant que de contemplation. Rassemblant des articles publiés dans la revue Géographie de la Société de Géographie, l’ouvrage fonctionne comme un véritable « cabinet de curiosités », titre d’un autre ouvrage de l’auteur. Christian Grataloup y excelle : chaque récit, chaque objet ou événement historique est mis en lumière avec intelligence et finesse, offrant au lecteur une expérience à la fois érudite et ludique. L’auteur montre également comment le monde est profondément connecté : les hommes, les marchandises, les idées et les techniques circulent, tissant une histoire qui dépasse les frontières et les continents.
Voyager pour le pouvoir, le commerce et la curiosité
Pourquoi les hommes parcourent-ils le monde ? Pour le pouvoir, pour le commerce, par curiosité ou soif de savoir ? Christian Grataloup explore ces motivations à travers une approche géohistorique des circulations humaines et culturelles. Depuis les premières grandes routes marchandes, voyager n’a jamais été un simple déplacement : c’est une entreprise de puissance, de richesse et de découverte.
Les routes de la soie, des épices et des fourrures témoignent de cette quête du pouvoir et du profit, mais aussi d’une soif de savoir et d’un désir d’aventure. Les explorateurs, de Christophe Colomb à Abel Tasman ou Guillaume Le Gentil, incarnent cette curiosité insatiable. À travers eux, Grataloup rappelle que le voyage n’est pas seulement une conquête de territoires, mais aussi une exploration intellectuelle et humaine.
Chaque traversée, chaque itinéraire devient un fil reliant des mondes différents ; les hommes, les denrées et les idées qui circulent dessinent la carte mouvante des échanges planétaires. Ces dynamiques de mouvement, qu’elles soient marchandes, scientifiques ou politiques, sont au cœur de la mondialisation avant la lettre. C’est à travers elles que se tissent les réseaux d’interdépendance qui caractérisent l’histoire connectée de l’humanité.
Les objets voyageurs : un cabinet de curiosités d’une mondialisation ancienne
L’ouvrage se lit ainsi comme un véritable cabinet de curiosités géohistoriques, chaque objet révélant des connexions inattendues. Ainsi, ils deviennent autant de clés pour comprendre la manière dont les hommes et les cultures sont reliés à travers le temps et l’espace.
Les premières aiguilles en os symbolisent la capacité des hommes à franchir les grands froids et à relier l’Asie à l’Amérique. Le tango, marqueur identitaire argentin, apparaît comme un savoureux cocktail culturel. L’ananas révèle les dynamiques de la mondialisation, tandis que la girafe devient un animal hautement diplomatique entre l’Égypte et la France. Le mors, la selle et l’étrier, quant à eux, sont autant d’équipements qui vont appuyer la domination militaire de peuples tels que les Avars ou les Scythes. Les termes tchaï et tè renvoient aux circuits d’approvisionnement européens en Asie, tandis que brousse et jungle ont voyagé avec la colonisation européenne de l’Afrique et traduisent des imaginaires coloniaux. La sous-tasse, née de l’évolution de la consommation de chocolat en Europe – lorsqu’on ajouta le sucre qu’il fallait mélanger avec une cuillère, et donc poser quelque part – illustre comment un simple objet répond à des usages à la fois pratiques et culturels. Le tarbouche ou fez, qui remonte à l’empire byzantin, montre quant à lui la diffusion des modes à travers la Méditerranée, l’Afrique et l’Asie. Popularisé par la colonisation, notamment française (les tirailleurs sénégalais), interdit en Égypte par Nasser et en Turquie par Atatürk, il devient en Asie du Sud un marqueur de l’affirmation de l’islam dans cette région. Les laques de Coromandel voyagent d’Asie vers l’Europe aux XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles pour devenir des meubles précieux, des paravents ou des éléments de luxe dans les intérieurs aristocratiques. Le pousse-pousse, souvent assimilé à la Chine, a en réalité été introduit par les Européens, inspirés des chaises à porteur et des palanquins. Les premiers portulans et le suaire de Saint-Josse témoignent eux aussi des savoir-faire et des circulations culturelles. Ce dernier, un tissu iranien ancien appelé samit, rapporté en Europe pendant les croisades pour envelopper les reliques du saint breton, illustre parfaitement les échanges entre Orient et Occident.
Chaque chapitre, de À la source des épices à Les girafes diplomates, constitue un fragment de cette histoire connectée où objets, hommes et routes se répondent et s’influencent mutuellement. La lecture reste fluide et chaque récit peut se lire indépendamment, tandis que les cartes et illustrations historiques permettent de visualiser ces réseaux de circulation et d’interaction. L’érudition de Christian Grataloup se combine à un style accessible et non sans humour, transformant chaque anecdote en une leçon sur la mondialisation, les explorations et la rencontre des cultures.
L’Esprit d’aventure est une mine pour l’enseignant et l’amateur d’histoire. Les anecdotes, lieux, personnages et objets présentés, de la sous-tasse au tango, des aiguilles aux girafes diplomates, offrent des portes d’entrée passionnantes pour comprendre l’histoire connectée du monde. L’ouvrage constitue une ressource précieuse pour des activités pédagogiques en classe autour des explorations, du commerce, des conquêtes et de la mondialisation, tout en faisant voyager le lecteur à travers les réseaux et interactions qui tissent l’histoire des hommes.
Petit complément : Présentation du livre aux RVH 2025
L’ouvrage a fait l’objet d’une exposition et d’une présentation aux Rendez-vous de l’histoire à Blois, le vendredi 10 octobre 2025, à l’Hôtel de ville.
Christian Grataloup a mis en valeur deux des sujets :
Le suaire et le caïd (p. 64-65), l’aventure rocambolesque d’un tissu (suaire de Saint-Josse) dont le Louvre possède quelques morceaux et qui montre l’habileté des tisserands du califat, une des plus belles réalisations en soie. La carte des pages suivantes retrace le voyage étonnant du tissu.-
Du chocolat vint la sous-tasse (p. 158-165) qui rapporte comment l’adoption d’un nouveau breuvage conduit à copier, réinventer le récipient adéquat pour le consommer.
Cet ouvrage est une vraie invitation à partir à la découverte du monde et son histoire. Nul doute qu’il aura sa place sous le sapin.
Avec nos remerciements aux éditions Armand Colin et à leur attachée de presse, Lou Liger, pour leur invitation au vernissage.