« La conservation intégrale du passé est-elle possible, voire souhaitable ? En 1986, au plus fort d’un engouement généralisé pour la notion de patrimoine, Michel Melot s’interrogeait avec ironie et érudition sur les motivation et les effets de la préservation et de la transmission des archives de toute nature. Aujourd’hui, à l’heure de l’archivage numérique massif, ce texte garde toute sa pertinence. Aucun dépôt, aussi exhaustif le voudrait-on, jamais ne sera en mesure d’autoriser l’historien et le public à revivre une absolue reconduction du temps : le pouvoir de l’archiviste réside avant tout dans sa dimension symbolique. »

Les éditions de l’Ecole des Chartes ont débuté en mai 2023 une nouvelle collection de petits textes intitulée « Propos » et ayant pour objet de « rassembler de courts essais sur des thèmes au coeur des spécialités de l’Ecole et destiné à un public de curieux et d’amateurs éclairés ». Il m’a été proposé au salon du livre des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois de tester l’une de leurs premières parutions.

L’objet se présente comme un (tout) petit livre de 46 pages avec une couverture sobre mettant en valeur le titre. Le contenu se compose d’un court texte ayant été écrit (ici en 1986) par un ancien élève de l’Ecole, précédé d’une introduction qui replace le texte original dans le contexte actuel avec le pari que celui-ci n’aura guère pris de rides. L’ouvrage se conclut pas une postface de l’auteur du texte, sur laquelle nous reviendrons ensuite.

Les archives, une substance hallucinogène, vraiment ?

Commençons l’investigation par le titre, dont le libellé, un brin provocateur, ne manquera pas d’intriguer ! Les archives, une substance hallucinogène ? Difficile de convaincre qu’un truc vu par le grand public comme un fatras de documents entassés dans des dossiers alignés sur des kilomètres de rayonnage et portés pas de vieux messieurs en blouse grise puisse générer de tels pouvoirs…

Et pourtant…

L’hallucination n’est pas là où l’on croit

On aura compris dès le titre que l’auteur Ancien élève de l’École des Chartes et conservateur ayant occupé les postes les plus prestigieux de la fonction. ait pu commettre dans ses jeunes années un texte se voulant provocateur, ou à tout le moins ironique sur ses pairs. D’ailleurs, de l’aveu d’Olivier Poncet dans son introduction au texte, celui-ci circulait chez les étudiants de l’École, « toujours désireux de prendre le contre-pied de leurs aînés ».

Mais en réalité, le propos de l’introduction comme celui de décider de la republication Le texte était initialement paru dans la revue Traverses dont le thème de l’année 1986 était celui des archives. de ce texte de Michel Melot, n’est pas d’exhumer ce qu’on aurait un peu vite pris pour un pamphlet de jeunesse. Ce qui est donné à comprendre ici c’est l’intuition fondatrice quelques quarante ans plus tôt de ce qu’il y a d’hallucinant dans la patrimonisation sans fin que connaît notre époque bouleversée par la révolution numérique.

Partant de la définition légale des archives : « Les archives sont l’ensemble des documents, quelle que soient leur date, leur forme et leur support matériel, produits ou reçus par toute personne physique ou morale, et par tout service ou organisme public ou privé, dans l’exercice de leur activité. » (loi du 3 janvier 1979, art. 1, § 1), il en montre d’entrée « la magnifique absurdité ».

 

 

Le texte précède de peu le projet de « très grande bibliothèque » dont François Mitterrand avait initié les contours dès 1988 lors du Congrès international des archives qui se tenait à Paris. Le premier rapport sur l’édifice, rédigé par l’auteur, ne plut selon ses mots « ni aux historiens, ni au grand public et ni à l’Elysée »… Olivier Poncet évoque, lui, la bande dessinée L’Archiviste de Peters et Schuiten, inspiré de la parabole de J.L. Borges sur la carte du monde en 1:1 « malicieusement intitulée » De la rigueur de la science J.L. Borges, Histoire de l’infamie, histoire de l’éternité, Monaco, 1951, p. 129-130., ou ci-contre l’œuvre de l’artiste d’origine slovaque Matej Kren, intitulée Idiom et entièrement construite avec 8 000 livres, qui trône dans le hall de la bibliothèque municipale de Prague.

 

 

La définition légale des archives, une plaisanterie au service de l’historien futur ?

Dans ce qui se présente comme un (pseudo) pamphlet, il faut des cibles. Ce sera l’historien qui, on le sait ici dans cette association, ne jure que par l’archive ou le texte-source, sans vraiment se préoccuper de la montagne d’objets de toutes sortes dont l’archiviste devra lui assurer la conservation, pour le bon plaisir du premier…

Ce pauvre historien, qui a déjà bien du mal avec le passé, est rebaptisé pour le compte « historien du futur ». Superbe oxymore ! 

« L’espace est compté, l’Histoire, non »

Que nos collègues historiens (ou praticiens de l’histoire) se rassurent.

La charge est plaisante : le texte regorge de termes empruntés au langage religieux – « dogme », « culte », « gardien du temple », « sacrifice »… et psychanalytique – « angoisse », « manie », « hallucinatoire », « mystérieux ». On comprend vite que l’inflation du vocabulaire n’en rend la charge que plus légère. Car comment résister au vortex de l’hallucination de l’archiviste, sinon par l’humour ?

Mais à quoi donc peuvent servir cette masse d’objets ?

On déplore que les archives soient souvent désertées, à part par le grand public soucieux de temps à autre de ses droits et venant consulter pour le plus précieux d’entre-eux le cadastre ! Heureusement alors qu’il y a des révolutions et des révolutionnaires, dont le plus grand empressement et d’y pénétrer en masse pour brûler les titres de propriété…

L’informatique, ou pourquoi faire simple quand on peut faire compliqué

L’informatique, L’évocation par l’auteur du remplacement à venir du TO7 de Thomson pourra faire sourire en 2023. Il n’en reste pas moins qu’il avait pressenti le problème de conservation que poserait rapidement l’obsolescence des appareils. certes réduite aux ordinateurs et aux logiciels annonce déjà des temps nébuleux dans lesquels la tour de Babel des objets archivés ne fera que croître en volume, et profitant de la loi d’airain du « dépôt légal  À ce propos, Michel Melot a des propos savoureux sur le stockage des affiches murales dont la taille oblige à de savants pliages ou le quoi faire des archives photos des agences … cf.  p. 24-27 », se diversifier tant les supports et les appareils pour les lire se dupliqueront de plus en plus vite. On est loin de l’optimisme béat sur le monde meilleur que les gourous de la Silicon Valley nous prédisaient à la fin du siècle…

Clap de fin : la « mystérieuse » vengeance de l’archiviste…

S’étant enquis de l’avis d’un juriste spécialiste du droit d’auteur, Michel Melot « le Jeune On me pardonnera, je l’espère, cette familiarité, que je me permets après ce très agréable moment en compagnie d’un petit livre qui augure bien de cette nouvelle collection. A suivre ?» comprend qu’ « au terme de la loi du 11 mars 1957, et plus particulièrement de son article 4 » les conservateurs, tenus d’organiser  leurs stocks en collections, deviennent donc dépositaires d’une propriété intellectuelle, personnelle et imprescriptible !

Dernière hallucination de l’auteur : il n’y a plus aucune raison que le droit d’auteur du créateur-propriétaire s’arrête au seuil des archives : la voilà, la « mystérieuse » vengeance de l’archiviste…