James C. Scott s’interroge sur les raisons qui font que l’Etat lutte contre « ceux qui ne tiennent pas en place ». Il poursuit ainsi le travail qu’il a entrepris sur l’Asie du Sud-Est dans son ouvrage Zomia ou l’art de ne pas être gouverné (2013). Professeur émérite de science politique et d’anthropologie à l’université de Yale, il a également publié La domination et les arts de la résistance (2009), Petit éloge de l’anarchisme (2013) et Homo Domesticus. Une histoire profonde des premiers Etats (2019).

Selon lui, la sédentarisation constitue une tentative de simplifier les fonctions étatiques comme la levée des impôts, la conscription et la prévention des révoltes.  Cependant, cet accroissement de la lisibilité des sociétés est aussi à l’origine d’un certain nombre d’échecs des politiques de développement. Il cite en exemple le Grand Bond en avant chinois, la collectivisation soviétique, la villagisation forcée en Tanzanie, au Mozambique et en Ethiopie. De plus, certains aménagements urbains comme Brasilia et Chandigarh ont été nuisibles aux habitants.

Partie I – Les projets étatiques de lisibilité et de simplification

L’Etat moderne s’intéresse à la forêt avant tout en termes de revenus fiscaux. Sont absents des statistiques officielles les plantes ne présentant pas d’intérêt financier pour l’Etat, mais aussi les parties des arbres dont la valeur ne peut pas être convertie en recettes fiscales comme les fruits, le feuillage servant de fourrage, le petit bois pour allumer le feu, la sève transformée en résine, l’écorce à usage médicinal… Les usages des arbres sont alors multiples. Pour l’Etat, les interactions humaines avec la forêt se limitent au braconnage. Il ignore la  chasse, la cueillette, le pacage, la pêche, la fabrication de charbon de bois, les usages symboliques. Cette vision utilitariste de la forêt est reprise dans l’article de Diderot dans L’Encyclopédie. Les « cultures » s’opposent aux « mauvaises herbes », le « bois d’oeuvre » aux « sous-bois » et le « gibier » aux « prédateurs » ou à la « vermine ».

La pénurie de bois de la fin du XVIIIe s. menace les revenus étatiques et augmente les risques de braconnage, elle marque donc le développement de la sylviculture et d’une gestion rigoureuse de la forêt. C’est aussi une simplification de cet espace. La forêt dite mixte est souvent composée de deux essences alors que la forêt monoculturale est un désastre pour les paysans privés du pacage, de la nourriture, des matières premières et des plantes médicinales de l’ancienne forêt. La qualité du bois décline, à tel point qu’un nouveau mort, Waldstarben, la mort de la forêt est utilisé pour les cas extrêmes. La forêt est plus vulnérable aux animaux nuisibles, aux maladies et aux intempéries. De plus, la biodiversité diminue avec la disparition des arbres morts comme lieu d’habitats pour certaines espèces.

La fiscalité absolutiste du XVIIe s. repose sur des impôts indirects : gabelle, taxes sur le tabac, péages, redevances, ventes des offices et des titres. Elle est simple à gérer car elle ne nécessite pas d’informations précises sur la propriété foncière et les revenus. En réalité, un grande partie des biens ne sont pas soumis à l’impôt. Aucune région ne paye plus du tiers de ce qu’elle devrait payer, d’où le recours à des mesures exceptionnelles pour compenser le manque à gagner. L’Etat ne dispose pas des informations et du quadrillage administratif nécessaire à la perception d’un impôt régulier proportionnel aux revenus de ses sujets.

Progressivement, l’Etat procède à une uniformisation des mesures qui remplacent les mesures locales. Les mesures peuvent porter le même nom et ne pas désigner la même quantité (Une pinte au XVIIIe s. représente 0,93 L à Paris et 3,33 à Précy-sous-Thil) ou s’appuyer sur des standards locaux (Un village à une distance de « trois cuissons de riz » dans la Malaisie contemporaine). Or, en l’absence d’unités de mesures uniformisées, il est quasiment impossible de surveiller les marchés, de réguler l’approvisionnement alimentaire. La « révolution métrique » évoquée par Kula est permise par l’augmentation des échanges marchands, le renforcement de l’Etats sous Napoléon Ir. C’est aussi un désir présent dans les doléances du Tiers Etat comme dans la philosophie des Lumières. L’idée est celle d’une simplification émancipatrice, symbole de l’égalité des Français devant la loi et d’une homogénéisation du peuple français. Le système métrique, décidé par le décret du 22 décembre 1795, s’impose en réalité très lentement dans la population.

La perception des impôts nécessite un droit de propriété individuel afin d’évaluer simplement le montant de l’impôt foncier, qui repose sur un cadastre. Certaines formes de propriété ne peuvent pas y être enregistrées comme les formes de propriété collective (Danemark, Norvège par exemple) ou certains droits d’utilisation des zones de friche et des forêts. La simplification est parfois contournée : l’impôt sur les portes et fenêtres crée sous le Directoire et appliqué jusqu’en 1926, éviter à un agent fiscal de rentrer dans le logement, mais les propriétaires suppriment des ouvertures pour payer moins d’impôts. Dans le cadre de la colonisation, la simplification de la propriété crée des propriétaires de plein droit et impose de nouvelles pratiques comme la vente de biens et les héritages. Mais des millions de paysans perdent leurs droits coutumiers. Les intermédiaires tirent leur épingle du jeu et s’enrichissent alors que les analphabètes s’enrichissent. En Amérique du Nord comme en Australie, les régimes de propriété communautaires des indigènes sont ignorées.

James C. Scott évoque ensuite l’urbanisme. Il oppose les cités médiévales et les médinas avec absence de plan apparent et le modèle de la cité-Etat italienne à plan uniforme. Dans le premier cas, la ville est lisible pour ses habitants, mais pas pour les étrangers ce qui facilite les résistances comme le FLN au coeur de la Casbah d’Alger. A l’opposé, Alberti et Palladio concevaient les grandes avenues comme propices aux défilés militaires. Le plan uniforme est associé à un Etat fort, qui peut construire des capitales utopiques planifiés comme Saint-Pétersbourg, « la ville la plus abstrait et la plus préméditée de la planète » (Dostoïevski, Les carnets du sous-sol).

Chicago incarne la ville en damier mais avec des irrégularités. Ainsi, Lincoln, Archer, Blue Island suivent de vieux sentiers indiens. Les artères numérotées sont plus lisibles, il existe cependant des zones de non-droit. Le Bureau du recensement américain estime qu’il y a six fois plus d’Afro-Américains non décomptés que de Blancs ce qui a un impact sur le nombre de sièges au Congrès. L’organisation souterraine est facilitée par la ville en damier : disposition des conduites d’eau, de gaz, des égouts, des câbles électriques, des lignes de métro… En surface, cela simplifie la distribution du courrier, la collecte des impôts, le recensement, le transport des marchandises et des personnes, la distribution d’eau et le ramassage des déchets mais aussi la répression des soulèvements, la poursuite des criminels. Il s’agit d’un ordre formel qui satisfait les autorités à différentes échelles, mais pas forcément les habitants. Il ne correspond au vécu social comme le montrent également les travaux du baron Haussmann.

Les transformations de Paris au XIXe s. annoncent les paradoxes de la planification haut-moderniste. La modification du réseau des rues s’accompagne d’un aménagement complet : aqueducs, égouts, marché centralisé des Halles, conduits de gaz, éclairage public, nouveaux parcs et places publiques. La transformation est perçue comme une protection contre les insurrections. Ainsi, les faubourgs, lieux de résistances, sont annexés.

D’autre part, la langue officielle standardisée va de pair avec le développement de l’Etat. Elle prend aussi la forme d’un projet culturel. La mise en place de patronymes permanents facilite la perception des impôts.

Toutes ces simplifications sont perçues par James C. Scott comme des moyens de surveillance, de comptage, d’évaluation et de gestion. Il estime que « les catégories employées par les [agents de l’Etat) ne sont ainsi pas seulement des moyens de rendre leur environnement lisible : elles sont la musique officielle au son de laquelle la plus grande partie de la population est sommée de danser ».

Partie 2 – Visions transformatrices

Le haut-modernisme est une vision forte de la foi dans le progrès scientifique. Le Corbusier incarne cet urbanisme haut-moderniste. Ce planificateur visionnaire est à l’origine de quelques grandes réalisations comme la ville de Chandigarh en Inde ou la Cité radieuse à Marseille. Mais beaucoup de ces projets n’ont jamais été réalisés comme ses nombreux plans d’aménagement urbain : Paris, Alger, Sao Paulo, Rio de Janeiro, Buenos Aies, Stockholm, Genève, Barcelone. Dans ses projets, la ville nouvelle supplante l’ancienne ville et implique la destruction de l’héritage architectural. Autres caractéristiques : lignes et angles droits privilégiés et une fonction unique pour chaque quartier.

Brasilia, ville haut-moderniste, est l’oeuvre d’Oscar Niemeyer et de Lucio Costa. La ville nouvelle doit être exemplaire et incarner un nouveau Brésil. Rues et places ne doivent plus être les centres de la vie publique. Cependant, deux Brasilia non planifiés existent : celui des riches et celui des pauvres, à l’écart de la ville administrative planifiée. La situation de Chandigarh est similaire.

A l’opposé des doctrines du Corbusier, Jane Jacobs, auteur de Déclin et survie des grandes villes américaines (1961) pointe la mise à l’écart des besoins individuels des habitants et des fonctions sociales et économiques. Corbusier voit la ville du ciel, elle voir la ville depuis la rue. Selon elle, la préservation de l’ordre social et de la sécurité dépend du nombre d’ « yeux dans la rue ». Les petits échanges quotidiens nourrissent un sentiment d’appartenance et constituent un réseau de confiance.

Lénine incarne également, pour James C. Scott, le haut-modernisme. Lénine considérait le pouvoir coercitif de l’Etat comme « le seul moyen de construire le socialisme », idée remise en cause par Rosa Luxembourg et Alexandra Kollontaï.

Partie 3 – L’ingénierie sociale de la production rurale et du réaménagement des campagnes

Plus un Etat a des objectifs ambitieux, plus il a besoin d’informations sur sa population. Le contrôle de l’Etat sur la société concerne également les campagnes.

James C. Scott étudie deux exemples : la collectivisation en USS et les villages ujamaa en Tanzanie. Il montre les influences et circulations entre les Etats-Unis et l’URSS. La ferme Thomas Campbell dans le Montana, largement financée par JP Morgan et les subventions de l’Etat fédéral repose sur un standardisation agricole et une forte industrialisation. Elle est confrontée à des pertes importantes ce qui n’empêche pas les visites d’agronomes et d’ingénieurs russes. L’URSS embauche des techniciens et des ingénieurs américains et commande du matériel agricole aux Etats-Unis. Pour les Américains, les fermes soviétiques constituent un laboratoire d’expérimentation pour augmenter la productivité. James C. Scott revient ensuite sur le bilan désastreux des kolkhozes et des sovkhozes.

Entre 1973 et 1976, en Tanzanie, l’Etat tente de fixer une part importante de la population dans des villages planifiés par le gouvernement central. 5 millions de Tanzaniens sont ainsi déplacés de force. C’est un échec économique comme écologique. Les savoirs et les pratiques locales n’ont pas été prises en compte.

Partie 4 – Le chaînon manquant

James C. Scott conclut sur l’idée de la métis et valorise le savoir pratique. La ville scientifique planifiée est un échec social, limité par des actions illégales et des adaptations pratiques. La collectivisation agricole est également un échec qui entraîne le développement d’une économie informelle.

France Culture – L’expansion de l’Etat a-t-elle standardisé le monde ?

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Jennifer Ghislain