Marie-Françoise Baslez a consacré l’essentiel de ses recherches au christianisme ancien et au monde hellénistique.

Elle a également consacré de très nombreuses études à la Bible, en faisant la part de l’histoire et de la foi qui l’animait. Sans doute pour cela à télétravailler tout particulièrement sur les persécutions dans l’Antiquité, ainsi que sur les premiers bâtisseurs de l’église.

En 2019 encore elle publiée chez calendrier : « comment les chrétiens sont devenus catholiques. Ier – Ve siècle ».

Dans cette recension que la cliothèque a publiée en 2009, il est question de l’étranger dans la Grèce antique, et lorsqu’un vent de xénophobie s’exprime, et que l’on agite des racines hellénistiques comme justification au rejet de l’autre, il est des lectures historiques salutaires.

Le non citoyen dans la cité antique est aussi celui qui vit avec, et qui contribue à la prospérité de la communauté qui l’accueille. On a pu voir dans ses travaux sur la cité hellénistique que celle-ci peu à peu s’élargissait, et que quelque part, le mélange des populations contribuait à la prospérité.

Je ne sais pas Madame si vous auriez fait vôtre cette formule : « la France est comme une mobylette, pour avancer il lui faut du mélange ». Mais ce qui est sûr en tout cas c’est que vos travaux, votre acharnement à étudier encore et encore les fondements de notre civilisation, reste toujours d’actualité. Et cela devrait nous inciter à porter sur l’étranger un regard toujours lucide et mesuré.

Bruno Modica
Professeur d’histoire ancienne à l’université Paris XII Val-de-Marne, Maris-Françoise Baslez livre une nouvelle édition de son ouvrage paru, pour la première fois, en 1984. Cette nouvelle édition est extrêmement intéressante dans la mesure où elle intègre les renouvellements qu’a connus la question des étrangers dans le monde grec. L’ouvrage s’enrichit ainsi d’approches anthropologiques mais aussi sociologiques. Par exemple, le chapitre intitulé Apprendre à vivre ensemble, consacré à l’époque hellénistique, plonge le lecteur dans une analyse sociologique passionnante du phénomène associatif. Il tient enfin compte des récents développements de la recherche sur la nature et le fonctionnement de l’économie grecque antique.

L’hospitalité archaïque

A l’époque archaïque, les échanges et les déplacements ont un caractère intermittent. L’étranger est avant tout un voyageur. Sa connaissance demeure donc incertaine voire indirecte. Sa sécurité est précaire tant au cours de son voyage qu’à son arrivée. Soumis au droit de représailles entre cités, il ne dispose en effet d’autre protection que celle qu’accorde, de manière temporaire, comme aux Suppliantes d’Eschyle, l’asile d’un sanctuaire. Aussi doit-il être introduit dans la nouvelle communauté, à l’instar d’Ulysse par Nausicaa chez les Phéaciens. S’il est grec voire hellénisé, l’étranger peut alors bénéficier de l’hospitalité. Privée, celle-ci s’institutionnalise à la fin de la période archaïque avec la mise en place des premiers proxènes chargés d’accueillir dans leur cité les membres d’une autre cité.

Le voyage reste, selon Marie-Françoise Baslez avant tout une « aventure individuelle », plutôt mal vécue. L’apoikia, terme souvent traduit par colonisation, est littéralement un « éloignement de chez soi ». Certains Grecs sont conduits au voyage par une activité très spécialisée : artistes se déplaçant au gré des grands chantiers, médecins, devins et, en fin de période, des intellectuels comme les professeurs et les philosophes. Le développement des sanctuaires panhelléniques et la mise en place du circuit des concours ont accru les déplacements des pèlerins, des théores et des athlètes. Ce sont avant tout des aristocrates qui parfois se spécialisent comme Milon de Crotone. Enfin, certains Grecs subissent le voyage. Ils se font commerçants ou mercenaires pour subsister. D’autres, de plus en plus pour des motifs politiques, sont bannis de leur cité.
Une fois accueilli, la cité archaïque ne rejette pas l’étranger. Elle privilégie même l’étranger complètement déraciné qui est ainsi plus facilement assimilable … à condition qu’il soit Grec. L’exilé solitaire n’est pas un gendre à dédaigner : il permet à la famille de l’épousée de maintenir la « maison » sur place. La cité archaïque privilégie cependant l’étranger domicilié à l’étranger de passage. Elle lui confère des droits à titre individuel comme l’asylie aux Suppliantes. A terme, la naturalisation semble l’aboutissement naturel des étrangers qui ont embrassé les intérêts de la cité. La naturalisation de nombreux étrangers domiciliés, décidée par Clisthène en 508, pour mettre à mal les solidarités gentilices, illustre à Athènes, comme dans d’autres cités du monde grec, l’absence de fermeture de la cité archaïque aux étrangers. L’ouverture sur les autres cités demeure cependant l’apanage de l’aristocratie.

La cité classique entre fermeture et ouverture

Tout autre est le regard que porte la cité classique, et plus précisément Athènes, sur l’étranger. Avec l’émergence de nouvelles régulations politiques et surtout le recul du système clientéliste, les naturalisations perdent leur nécessité d’autant que les droits qu’accorde l’appartenance au corps civique (exercice des magistratures, distribution gratuite de blé) sont incompatibles avec une communauté extensible à l’infini. Aussi la cité attique met-elle en place une législation qui écarte l’étranger du corps civique (mise en place de la double ascendance citoyenne, durcissement des procédures de naturalisation individuelle, révision des listes de citoyens par la cité). L’étranger devient ainsi le non-citoyen. Le devenir tient, à Athènes, de l’exception et est souvent lié à d’importants services financiers rendus à la cité comme les banquiers Pasion puis Phormion au IVe siècle pourtant d’origine servile. Le plus souvent, notamment au IVe siècle, la cité attique préfère multiplier les statuts de résidents privilégiés que d’accorder la naturalisation. Elle n’accorde avec facilité le droit de cité qu’à des dirigeants grecs ou en périphérie du monde grec à des fins diplomatiques. Ce « brevet d’hellénisme », en l’absence de résidence à Athènes, reste virtuel et ne remet donc pas en question l’équilibre politique de la cité.

Malgré sa fermeture, la cité classique parvient à maintenir un réseau de relations internationales sans remettre en question son équilibre politico-social. En effet, les proxènes acquièrent de plus en plus une fonction diplomatique (soutien de la politique de la cité qui l’a institué, implication dans les activités stratégiques que sont le ravitaillement, la construction navale, …). Les nécessités de la cité la conduisent donc à nommer également des Barbares proxènes. Si certains droits sont reconnus à ces derniers comme celui d’acquérir une maison pour son installation, la proxénie n’est en aucun cas la première étape vers la naturalisation. Cependant, comme le citoyen, l’étranger résident peut par ses libéralités, notamment en assumant des liturgies, être distingué par la communauté civique et jouir de certains privilèges par le système de l’évergétisme. Si la mentalité agonistique unit citoyen et Grecs étrangers, l’intégration de ces derniers est avant tout lié à un « contrat fonctionnel » selon Marie-Françoise Baslez. Parce que les cités, notamment Athènes, reconnaissent l’utilité de l’étranger résident, une existence juridique est ainsi reconnue au métèque à condition que ce dernier remplisse des devoirs militaires et financiers et attache son destin à celui de la cité (respect des lois, fidélité au régime politique).

Le développement des échanges internationaux conduit cependant à l’émergence d’un droit international avec la conclusion d’accords interpoliades qui permettent de mettre fin au droit de représailles. De même, au milieu du IVe siècle, un droit propre aux marchands se met en place dans les cités portuaires. Cependant si certains voyageurs sont toujours les bienvenus (hérauts, ambassadeurs, intellectuels), les gens de mer sont toujours considérés avec méfiance. Le monde de l’emporion est celui de l’individualisme, de la recherche du profit, de la débauche, des innovations religieuses, c’est-à-dire le lieu de l’inversion des valeurs traditionnelles. Aussi l’étranger de passage est-il laissé aux portes de la cité. Au Pirée-même, l’agora de l’emporion et l’agora du dème permettent de dissocier citoyens et étrangers de passage.
Les guerres médiques cristallisent la figure du Barbare. L’exploitation de la victoire par les Athéniens en a fait une antithèse du Grec : le Barbare se vautre dans le luxe et accepte la sujétion par mollesse et est inférieur sur le plan militaire par manque de discipline. Parce qu’il ne parle pas le grec, il ne peut qu’être l’homme du courage aveugle. Si le préjugé culturel est tenace, il n’est pas irréductible. Les cultures grecque et barbare s’interpénètrent cependant. Les fastes des cours perses attirent certains Grecs (artistes, voyageurs, …) tandis que certains dynastes comme Mausole de Carie s’hellénisent.

L’horizon s’élargit …

A l’époque hellénistique, les bouleversements géopolitiques induisent un changement d’échelle pour les échanges. Le service des rois hellénistiques donnent à certains étrangers une nouvelle identité, non plus basée sur la naissance mais sur la fonction. Ces derniers sont essentiellement des Grecs, plus rarement des Barbares hellénisés. Exilés ou cadets de famille, ils doivent leur renversement de fortune à la faveur royale. Avec la structuration de la hiérarchie aulique, se met progressivement en place une véritable « classe politique internationale », selon Marie-Françoise Baslez, dont la cohésion est pour une large part basée sur la pratique de l’endogamie. Si les liens individuels avec le souverain hellénistique prennent le pas sur l’attachement civique, le lien avec les cités n’est pas pour autant rompu. Ces dernières nomment souvent proxènes ces fonctionnaires royaux qui structurent ainsi des réseaux de patronage en servant d’intermédiaires avec le pouvoir royal. Ces personnages ne sont pas les seuls à profiter de l’accroissement des échanges. Mercenaires, marchands, intellectuels, prêtres en profitent et, fait nouveau, en profitent non plus à titre individuel mais de plus en famille. Se développent ainsi des communautés d’étrangers dans les grandes métropoles et les grandes villes portuaires. Si ces communautés s’organisent selon des solidarités ethniques ou professionnelles, elles ne constituent pas des corps étrangers dans la cité. La multiplication des statuts d’étrangers résidents mais aussi la réelle insertion des membres de ces communautés dans la vie locale leur assurent une réelle intégration. Délos à partir de 166, Alexandrie sont les lieux d’un réel mélange des populations. L’étranger n’y est plus seulement grec. Il est de plus en plus barbare. Le regard que portent les Grecs sur le Barbare évolue donc. Il n’est plus le repoussoir. C’est plutôt le Nomade, disqualifié par son inaptitude à la vie urbaine et civique. Chez les intellectuels, le relativisme culturel grandit. La chorographie tente d’interpréter les différences culturelles par le climat et l’habitat. Le stoïcisme promeut même le cosmopolitisme que Térence reprenant Ménandre nous a transmis (« Je suis homme et rien de ce qui est homme ne m’est étranger »). Dans la population, l’introduction des cultes orientaux à vocation universelle et basée sur l’adhésion individuelle contribue par ailleurs à relativiser les cultes civiques ou panhelléniques. Si l’amalgame culturel est réel à Alexandrie ou Délos où tous les étrangers sont qualifiés d’ « Hellènes », il n’en est pas de même dans une majorité de cités où le refus du « corps mixte » semble demeurer la règle.

Si la communauté civique, sous la pression des souverains hellénistiques puis des Romains ou pour répondre à des besoins financiers ou humains, s’ouvre plus facilement qu’à l’époque classique, les droits que confère la citoyenneté ne sont pas accordés à la légère. Il s’agit toujours d’accueillir un nouveau membre actif dans la communauté civique. Juridiquement, l’étranger demeure le non-citoyen. Dans les faits, les solidarités de quartier ou encore l’ouverture relative des gymnases permettent à l’étranger résident de côtoyer le citoyen. Avec l’explosion du phénomène associatif qui caractérise la période hellénistique, selon Marie-Françoise Baslez, l’étranger résident voire l’apatride exercent à parité avec le citoyen des pratiques de type civique (vote du règlement, de l’attribution des ressources, des honneurs, élections des responsables, jugement des contrevenants, …). Avec l’association, véritable « cité en miniature », l’idéal civique est maintenu intact même si les privilèges du citoyen sont, de fait, relativisés. Pour Marie-Françoise Baslez, dans les grandes métropoles cosmopolites, la communauté civique dut apparaître comme une association parmi d’autres.
A la fin de l’ouvrage, une chronologie détaillée, un lexique des termes techniques et des auteurs anciens fournissent une aide précieuse au lecteur.

Dans cet ouvrage, Marie-Françoise Baslez nous convie à une découverte intime de l’étranger tels que les Grecs l’ont perçu et appréhendé mais aussi ont structuré leurs rapports avec lui. Nous voudrions enfin souligner que la lecture de cet ouvrage d’histoire, très stimulant, vaut aussi par les réflexions qu’il suscite sur le regard que nous portons aujourd’hui sur l’étranger et sur les relations que nous entretenons avec lui.

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