Il y a des coïncidences parfois…alors que j’étais à Blois au RVH consacrés à Histoire, science et innovation, je lisais au même moment L’Europe en transitions : énergie, mobilité, communication XVIII°-XXI° siècles pour en faire un CR destiné à la Cliothèque. J’étais donc plongé quoique je fasse dans cette histoire qu’on délaisse un peu au profit de l’histoire sociale, politique et internationale : celle des techniques, de l’évolution des sciences, des tâtonnements du progrès. Une histoire dont les héros sont, sans les citer tous, Claude Chappe, James Watt, Thomas Edison, Antonin Svoboda, Ada Lovelace ou Steve Jobs.
Mais revenons un peu sur l’ouvrage en lui même. Il est issu de la collection Nouveau Monde, reflet du travail du Labex EHNE, le « laboratoire d’excellence écrite une histoire nouvelle de l’Europe », dont était aussi issu l’intéressant Vaincus ! Histoire de défaites qui m’avait plutôt bien enthousiasmé .

Sous la direction d’Yves Bouvier et de Léonard Laborie (respectivement maître de conférence à la Sorbonne et chargé de recherche au CNRS) l’ouvrage regroupe dix signatures d’historiens et historiennes de la nouvelle génération, pas encore intégrés dans les circuits classiques universitaires, quadragénaires pour la plupart, entrés en fonction au moment où des historiens amateurs et people faisaient le buzz à la télévision ou sur internet, on pense ici à Lorant Deutsch, Stéphane Bern ou Dimitri Casali. Des gens qui ont donc fort à faire pour renverser la vapeur d’une histoire fantasmée et téléologique.

HISTOIRE DE VAPEUR ?

Et de vapeur il est question dans cet ouvrage, mais pas que. L’ambition et de montrer comment l’Europe est passée de l’âge du bois à la fin du XVIII° siècle à l’âge des réseaux au début du XXI°. Cela semble simpliste de prime abord, mais chaque chapitre aborde une transition en particulier :
passage du bois au charbon fin XVIII°, du charbon au pétrole et au gaz au XIX° et XX°, de la voile à la vapeur au XIX° (avec de lourdes conséquences sur la configuration physique des ports maritimes), du pétrole à l’électricité, de la route à l’autoroute, du charbon au nucléaire, du pétrole aux énergies renouvelables (tout cela dans le court laps de temps du XX° siècle) et, in fine, de la télématique type Minitel au Web (fin XX°-début XXI°). On assiste ainsi aux quatre temps définis par Pascal Griset (professeur à la Sorbonne) dans le dernier chapitre du livre (Une Europe innovante peut-elle se passer de héros?) : la phase mécanique pure (phonographe), la phase électro-mécanique (électrophone), la phase électronique des tubes à vide (radiodiffusion) et enfin la phase électronique des semi-conducteurs (compression du son, MP3).

TRANSITIONS, TÂTONNEMENTS ET RÉSISTANCES

Ce qui est fascinant, c’est de voir que rien n’est écrit. Du XVIII° au XXI° les ingénieurs doutent, les pouvoirs publics hésitent, chacun mène ses expériences dans son propre sillage, dans son propre pays, d’autant plus que de nombreux acteurs ont des objectifs technico-nationalistes. Ces tâtonnements sont bien décrits par Valérie Schaffer et Benjamin G. Thierry dans le chapitre consacré au passage de la télématique à internet : «  Enfin, sous l’écume du discours volontariste (…) se dessinent les sentiers sinueux de la transition, que l’on ne peut décrire en historien que sous les traits d’un processus sans cesse recommencé, ralenti ou parfois accéléré sous l’effet d’innovations , de l’agrégation d’actions, de l’intentionnalité d’acteurs pluriels (….) mais toujours résistant aux modélisations hâtives ».
Certaines expériences sont menées à terme, d’autres avortent, soit faute de moyens, soit parce qu’il y a mieux ailleurs, soit par manque de soutien des pouvoirs publics et des gouvernements. C’est ainsi la curieuse histoire d’Antonin Svoboda qui voulait faire de la Tchécoslovaquie un pays phare de l’informatique et qui, passé 1948, dut se résigner à intégrer des équipes communes et à faire profil bas, le système communiste n’appréciant pas trop les individualités.
Un autre point commun de toutes ces histoires, c’est la capacité de résistance au progrès, qui semble éternelle et universelle. Les manufactures et les ateliers du XVIII° siècle rechignent à adopter le charbon au lieu du bois, et un siècle plus tard les même se méfient du pétrole. La France demeure prudente, voire hostile, face aux extensions autoroutières. La CEE ne voit pas pendant longtemps l’intérêt des énergies renouvelables. Les partisans de la télématique ne veulent pas passer à la phase internet etc. Mais il est vrai qu’on est en plein maelstrom schumpétérien dans ce domaine. A peine une profession ou un filon économique est créé, il est rapidement remis en cause par des évolutions qui arrivent pas vagues, sans logique apparente, s’additionnant au fur et à mesure des découvertes individuelles ou collectives, dans un chaos assez réjouissant. Nous sommes très très loin du déterminisme ambiant.

QUE CHOISIR ?

Dans cet ouvrage, tous les articles sont intéressants, mais on peut faire la lumière sur au moins quatre d’entre eux. Le premier est le plus long, écrit Raynald Abad, de la Sorbonne. Il montre comment face à la pénurie de bois des ingénieurs et des politiques, au XVIII° siècle, abordèrent le problème de la transition énergétique avant l’heure, puisque ce terme était tout simplement inconnu. Cet article à le mérite de donner une image peu poussiéreuse des certains bureaux royaux du temps de Louis XV et XVI. On y trouvait des hommes pragmatiques cherchant des solutions. Le second montre la passage de la route à l’autoroute en Europe et en France, écrit par Matthieu Flonneau. Avec notamment la spécificité française, qui se méfie de ce type d’infrastructures de transport, ce qui fera dire à Marc Bloch la chose suivante, dans L’étrange défaite : « ce qui vient d’être vaincu en nous, c’est précisément notre chère petite ville. Ses journées au rythme trop lent, la lenteur de ses autobus, ses administrations somnolentes….voilà ce qui a succombé devant le train d’enfer que menait, contre nous, le fameux dynamisme, d’une Allemagne aux ruches bourdonnantes ».
Un troisième article, consacré au passage de la télématique au réseau internet, écrit par Valérie Schaffer et Benjamin G. Thierry, montre qu’on peut faire une histoire récente de « l’internet », avec une fois encore la spécificité française. Le pays fut en effet en avance au point de vue télématique avec le Minitel dans les années 80/90 mais eut, du coup, beaucoup plus de mal à passer à la phase TCP/IP des réseaux internets. Enfin le chapitre final, évoqué déjà plus haut, se pose la question sur les héros de ces transitions et de ces découvertes. Qui seront les Edison, les Marconi, les Jobs du futur ? Et comment faire pour que l’Europe ne soit pas reléguée à la portion congrue des découvertes du futur ? Une réflexion intéressante aussi sur le rôle du chercheur dans un environnement mouvant, entre désir de trouver des solutions, des avancées, et recherche de reconnaissance individuelle.

Au final un ouvrage très stimulant, ce qui fait oublier l’usage abusif et parfois répétitif du passé simple dans certains articles, ce qui donne un ton parfois terne et attendu.

Mathieu Souyris, Lycée Paul Sabatier, Carcassonne.