Éric Alary : un historien et un enseignant-chercheur tourangeau
Éric Alary, né en 1969, est un historien spécialiste de la Seconde Guerre mondiale (en particulier au sujet de la ligne démarcation), de la vie des Français au quotidien au cours des deux guerres mondiales et de l’histoire de la gendarmerie. Agrégé d’histoire et docteur en histoire de l’Institut d’études politiques de Paris en 1996, il est enseignant à Sciences-Po ainsi qu’en khâgne et en hypokhâgne au lycée Descartes de Tours (cours commun et option « sciences humaines » depuis 2008. Il a été l’assistant de René Rémond de l’Académie française, a enseigné à Sciences-Po-Paris de 1996 à 2010 et a été chercheur associé au Centre d’histoire de Sciences-Po de 1996 à 2015. Il est notamment l’auteur, chez Perrin, de La Ligne de démarcation (2003 et réédité dans la collection « Tempus », en 2009), Les Français au quotidien 1939-1949 (2006 et réédité dans la collection « Tempus », en 2009), L’Exode – un drame oublié (2010 avec une édition revue et augmentée dans la collection « Tempus », en 2013) et La Grande Guerre des civils (2013), livres tous remarqués.
Cette publication de 376 pages comprend une introduction (p. 9-13), 7 chapitres chronologiques : la Belle Époque (p. 15-58), 1914-1918 (p. 59-96), 1918-1939 (p. 97-154), 1939-1945 (p. 155-220), 1945-1960 (p. 221-280), 1960-1980 (p. 281-314), 1980-2010 (p. 315-354), un épilogue en guise de conclusion (p. 355-358), une chronologie (p. 359-364) pertinente, une bibliographie (p. 365-371) épousant les chapitres de l’ouvrage et qui a un lien étroit avec l’étude de la vie des paysans de la Belle Époque jusqu’au début des années 2010, une page de remerciements (p. 373), une table des matières (p. 375 et 376) et, enfin, un encadré avec le titre des 5 cartes choisis par Éric Alary (p. 376), sans oublier un encart de 8 pages photos caractérisant chacun des chapitres (entre la p. 192 et 193). Il est à noter l’inexistence d’un index des noms de personnes mais il faut ajouter en revanche que le corps du texte est annoté de nombreuses et d’indispensables notes infrapaginales enrichissant considérablement l’étude de manière scientifique.
La paysannerie française sous la Troisième République finissante
Avec le chapitre 1 (p. 15-58) intitulé Crises et désenclavement, le monde paysan est en pleine mutation, à la veille de 1914 : lentement, ses habitants prennent conscience qu’il va falloir s’adapter au monde moderne. Leur univers accumule les retards malgré le redressement de la Belle Époque, une période qualifiée parfois de « République des paysans ». En 1911, 22 millions de Français vivent encore dans 35 000 communes rurales sur les 36 400 que compte le pays ; 17,5 millions de citadins complètent ce tableau démographique. Pour autant, si l’agriculture reste le premier secteur d’emplois, l’industrie est première en ce qui concerne les revenus.
Dans le chapitre 2 (p. 59-96) 1914-1918 : Les vies broyées de la Grande Guerre, l’historien montre que la Première Guerre mondiale va bouleverser les fragiles équilibres existants et obliger le monde rural soit à s’adapter aux règles du capitalisme, soit à s’éteindre inexorablement en bien des points du territoire national. 49 % des pertes militaires proviennent du monde rural ; 16 à 22 % de la population active agricole ont été blessés ou tués, sans compter les disparus ; au moins 500 000 anciens combattants ruraux sont très handicapés, trop pour pouvoir retrouver un rôle efficace dans les fermes. Une certitude : le sacrifice des paysans à l’effort de guerre fut immense car ils ont majoritairement combattu comme fantassin en première ligne. Après 1918, le monde paysan ne sera plus jamais comme avant et il prend conscience que certaines évolutions sont indispensables.
Avec le chapitre 3 (p. 97-154) nommé L’entre-deux-guerres : un départ manqué, Éric Alary constate que si nombre de paysans ont conscience que le conservatisme n’est pas la voie unique, des barrières mentales et structurelles restent à surmonter dans l’entre-deux-guerres. Si les années d’avant la Grande Guerre ont vu une lente modernisation des paysans, les années 1920 ont été celles d’une remise en question. Le défi était d’inscrire l’agriculture dans un système économique international. L’État n’a pas été indifférent au monde paysan, mais il a manqué de cohérence et de continuité dans sa politique. Les cultivateurs et les éleveurs n’ont pas obtenu les résultats souhaités pour sortir d’une situation de crise qui semblait chronique. La crise économique des années 1930 a poussé nombre de paysans à des violences et au rejet des gouvernants. En 1938, après une politique de soutien des prix et un retour au protectionnisme, les paysans pensent être sortis d’une mauvaise passe. Après l’invasion du territoire par les troupes d’Hitler, le régime de Vichy, antirépublicain et autoritaire, promet aux paysans une revanche sur le reste des Français.
La paysannerie française sous l’Occupation et la Quatrième République
Avec le chapitre 4 (p. 155-220) titré 1939-1945 : Revanche en trompe l’œil, l’historien remarque fort justement qu’en 1945, l’agriculture française est en mauvais état, car les problèmes relevés pendant la crise des années 1930 n’ont pas été réglés. La modernisation est à l’arrêt et les différentes générations de paysans ne sont pas d’accord entre elles sur les objectifs prioritaires pour relancer les exploitations. Tout est à réorganiser ; le retour à la normalité sera chaotique et long. Les premières années de l’après-guerre révèlent des inerties indissociables des graves difficultés déjà rencontrées par les paysans avant 1939. Il faudra aussi faire oublier les liens tissés avec le régime de Vichy : l’État de la Libération croit fermement que la rupture avec l’agrarisme annihilera tous les conservatismes. Les paysans y croient aussi, mais cela ne suffira sans doute pas à moderniser durablement l’agriculture.
Avec le chapitre 5 (p. 221-280) intitulé (1945-1960 : « Révolutions » paysannes), l’auteur montre que la seconde partie des années 1940 conduit les paysans à remettre en question l’organisation de leurs exploitations et la place de leur profession dans une société en pleine reconstruction. Entre 1945 et le début des années 1960, si les campagnes ont concentré de nombreuses souffrances humaines affectant les paysans – et par contagion les autres ruraux -, souvent pleins d’amertume, il n’en demeure pas moins que leur histoire a pris un irrémédiable tournant. Les campagnes figées sont désormais vouées à la disparition, les autres, plus dynamiques, doivent prendre le train du progrès. La France a dû faire évoluer son agriculture en se privant de ses paysans ; les effets psychologiques sur ceux qui sont restés ont été dévastateurs. Mais la paysannerie n’a pas disparu ; elle a changé d’époque. Elle devra encore consentir de gros efforts, encadrée par l’État et les politiques agricoles européennes. Dans les fermes, de nouvelles incompréhensions et des malentendus se profilent à l’horizon.
La paysannerie française sous la Cinquième République
Avec le chapitre 6 (p. 281-314) titré 1960-1980 : La rentabilité à tout prix, les lois d’orientation de l’agriculture française de 1960 et 1962 ont été les bases essentielles de la restructuration des exploitations agricoles et, donc, à l’origine de nouveaux changements dans la vie quotidienne des paysans. Les exportations ont connu une forte croissance grâce au Marché commun et à une modernisation accentuée de l’appareil de production agricole, limitant voire stoppant la crise des débouchés dans la paysannerie française. L’arrivée de l’agroalimentaire a été également décisive. Dans le même temps, le déclin de l’importance sociopolitique de l’agriculture dans l’économie française a été accéléré : entre 1958 et 1969, la production industrielle s’est accrue deux fois plus vite que la production agricole. Au final, les inégalités entre plusieurs mondes paysans sont devenues plus criantes que jamais. Les années 1980 à 2010 annoncent encore bien des désillusions et des mutations dans une économie ultra libéralisée et mondialisée, au risque même des consommateurs de produits agricoles, victimes d’une alimentation de qualité discutable. Les paysans seront montrés du doigt, souvent très injustement, servant ainsi de bouc-émissaire pour une société française déboussolé par les « Trente Piteuses ».
Le chapitre 7 (p. 315-354) est le dernier de l’ouvrage et s’intitule 1980-2010 : Les nouveaux paysans et la mondialisation. Pour certains villages, le développement de l’activité touristique a pu être salvateur ; encore faut-il disposer d’atouts historiques ou naturels. La notion de « tourisme vert » a surgi dans les années 1980-1990 : certains vacanciers cherchaient des sites dits « authentiques » où se reposer loin du tumulte urbain ; ils disposaient de budgets modestes. Des gîtes ruraux, des chambres d’hôtes, des campings à la ferme sont alors apparus dans l’en¬semble du monde rural français. Dans les massifs montagneux, des milliers de marcheurs découvrent aujourd’hui encore des sites splendides et les guides pour randonneurs sont édités en grand nombre. Cependant, si des maires ont allié modernisation et respect de l’environnement, certains ont développé de gigantesques stations de sports d’hiver, au risque de dégrader les paysages et la biodiversité. D’autres villages deviennent des lieux d’exposition de l’artisanat local et des traditions rurales disparues. Des paysans se transforment aussi en pédagogues de la ferme lors de visites de classes de l’enseignement primaire ou maternel : ils montrent comment ils travaillent, traient une vache, produisent du fromage ou du vin…
Requiem historique pour un monde défunt ?
Dans son épilogue (p. 355-358) titré Ce qu’il reste des paysans, sorte de conclusion provisoire de son livre, Éric Alary écrit fort opportunément : « Que l’on prenne le revers ou l’avers de la médaille, un monde a disparu. Au terme « paysan » ne renvoie désormais nulle identité vivace de groupe ; aujourd’hui, il n’est plus le centre monde rural, mais un acteur parmi d’autres, et la terre n’est plus qu’un élément de son travail : ce qui a fondé l’identité paysanne s’est évanoui. Il est un cultivateur, un agriculteur, éleveur ou, pour utiliser un terme plus générique, un producteur. Le paysan est passé d’un groupe social à une catégorie socioprofessionnelle et il faut se résoudre à porter le deuil de la paysannerie dont ni le monde ni les hommes ne subsistent. » (p. 356).
Avant de conclure provisoirement ainsi, Éric Alary a réussi une synthèse sur la paysannerie française qui devrait faire date. En effet, L’Histoire des paysans français débute à la Belle Époque, période où la IIIe République achève d’initier les paysans à la démocratie républicaine. Grâce à l’école, au service militaire et à l’arrivée des chemins de fer, les campagnes se désenclavent progressivement, marquant la fin d’un XIXe siècle caractérisé par une relative prospérité.
Un siècle plus tard, les paysans sont méconnaissables. Ils ont traversé deux guerres mondiales – dont la première fut dévastatrice –, le dépeuplement des villages, la révolution mécanique, l’entrée dans l’Europe, puis le choc de la mondialisation. Ces héros nourriciers qui ont porté la France à l’autosuffisance alimentaire accusent le coup et entrent dans la modernité avec fracas.
Un monde fondé sur des mémoires, des traditions et des savoir-faire s’enfuit, chassé par une agriculture d’une nouvelle ère. Le visage des campagnes se transforme : les petites exploitations familiales laissent place aux grandes et les villages vidés de leurs paysans deviennent des lieux de villégiature pour citadins en mal de tranquillité.
Que reste-t-il alors de la société paysanne ? L’artisanat, les fêtes et les foires ne sont-ils qu’une culture reléguée au rang du folklore ? A l’heure où la société française accuse les agriculteurs d’être des pollueurs et des empoisonneurs, le fossé se creuse entre ruraux et citadins. Néanmoins, comme le souligne Éric Alary dans l’ultime page de son livre (p. 358) « Les enjeux du monde rural s’étendent eux aussi à l’ensemble de la population : au XXIe siècle, chacun prend conscience qu’il faut changer la façon de produire (…) Pour les agriculteurs, le défi est de taille : il faut nourrir les Français, produire avec respect, attirer les consommateurs vers des produits soucieux de l’environnement (moins rentables et plus chers) et gagner sa vie décemment. Faudra-t-il une énième révolution pour emporter ce pari ? Se tourner vers 1’Europe ? Toujours est-il qu’une agriculture « responsable » passera par une redéfinition des liens entre producteurs et grandes surfaces commerciales. L’agriculture du futur, sous le regard de l’opinion, peut devenir plus soucieuse de qualité ; c’est sans doute une chance.
Les travailleurs de la terre, mieux formés que leurs pères, plus souvent hommes d’affaires que simples exploitants, demeurent les dépositaires d’une histoire. Beaucoup espèrent encore trans¬mettre à la génération suivante un héritage constitué de patrimoine, de savoir-faire et de valeurs. On ne peut se résoudre à abandonner une partie intégrante de notre culture ni à faire de nos campagnes des ruines ou des musées à ciel ouvert. L’ancrage terrien est fort, et il n’est pas écrit que les paysans ne renaissent un jour. ».
A l’instar de ces dernières lignes de son ouvrage, Éric Alary retrace avec finesse et lucidité les succès et les joies ainsi que les affres et les peines de la paysannerie française. Il le fait selon son habitude au plus près des sources, donnant corps à l’histoire en l’incarnant dans des destins individuels et collectifs.
© Les Clionautes (Jean-François Bérel pour La Cliothèque)