L’objectif annoncé par ce travail est double : donner à entendre quelques morceaux de ces paysages oubliés – du tumulte des champs de bataille aux bruits de la vie quotidienne, en passant par les chants liturgiques et chants entendus à la cour et dans les rues de la ville médiévale ; comprendre le choix réalisé par les auteurs médiévaux d’avoir légué à la postérité tel morceau ou texte sonore et d’avoir délaissé tel autre.
L’ouvrage a été conçu dans une optique transdisciplinaire associant aux historiens des musicologues et des littéraires dans le but de mener des réflexions croisées, toujours très riches en enseignement. Ce rapprochement l’est aussi par nécessité, tant les sources mises à disposition de l’historien du paysage sonore paraissent sporadiques et lacunaires. Cela s’explique par la nature même de l’objet – fragile, périssable et non-scriptible – dont il est ici question : le son. Cette collaboration est donc ici primordiale si l’on veut pouvoir reconstituer un hypothétique et éphémère paysage sonore du Moyen Âge et de la Renaissance.
Avant d’entrer dans le cœur de cet ouvrage, il faut s’arrêter sur la notion même de paysage sonore dont il est ici question. Peut-on parler de paysage pour une époque qui l’ignore (et qui n’apparaît qu’à partir du Trecento en Italie) ? En effet, le paysage sonore n’a de réalité que parce que l’homme se l’approprie en le décrivant, en l’idéalisant ou en le transformant (Frédéric Billiet). Jean-Marie Fritz ne dit pas autre chose en parlant du paysage comme « une organisation cohérente et harmonieuse qui renvoie à une conscience qui perçoit le monde et le construit ». Pas de meilleure scène n’illustre mieux son propos que celle où l’on voit Pétrarque – premier grand écrivain du paysage –, songeur au bord de la Sorgue, comme en symbiose avec les paysages visuel et sonore qui s’offrent devant lui. Le poète florentin est de ceux qui voient le monde mais est également un des premiers à être à son écoute.
L’ouvrage se divise en trois grandes parties. La première se propose d’étudier l’ordre et le désordre de l’espace sonore au Moyen Âge et à la Renaissance. Frédéric Billiet pose les bases de cet environnement hétéro-phonique que représente l’espace sonore au Moyen Âge et à la Renaissance. Il rappelle à ce propos que le Moyen Âge est une société de l’oral et de la parole, qui répond à une culture auditive et musicale extrêmement développée. L’ouïe de l’individu ordinaire est sans cesse sollicitée du matin jusqu’au soir. L’ordre de l’espace sonore passe par un contrôle des sons par les autorités, par les cloches pour rythmer le travail ou pour établir le calendrier des processions et des fêtes religieuses. Il peut également devenir le fait d’un monopole : les sons musicaux des rues de Paris relevant des ménétriers de la Capitale. La domination s’effectue jusque dans le tintement que doivent faire les cloches – à travers l’Ars musica, chasse gardée de l’Université de Paris –. La maîtrise de l’espace sonore par les autorités souveraines passe par le crieur public. Son rôle dans la pratique de la justice ou dans l’accompagnement de l’application des actes est analysé par Romain Tilliez. Ces publications prennent toute leur valeur légitime et officielle lorsqu’elles sont données à son de trompe et à cri. L’absence de contrôle – ou pire la contestation de cette maîtrise – et la rumeur se transforme rapidement en clameur, dernière étape avant la rébellion ouverte. Sophie Albert interroge le cri de la cité, du souverain et du chevalier dans quelques romans arthuriens et met en évidence que l’ordre est vivement chahuté lorsque la cité se métamorphose en voix collective – la fama – favorable ou non au héros, d’une bienveillance envers lui ou au contraire d’une cruauté manifeste. Laurent Vissière questionne le paysage sonore lorsque la ville est assiégée. La vie en mode obsidional est synonyme de désordre, tant temporel que sonore. Le temps n’est plus rythmé par les sons habituels du quotidien et est remplacé par celui des bombardes. L’effet déstabilisant pour la population assiégée est immédiat : les bruits habituels et familiers laissent place à des sons différents dans leur fréquence, leur intensité et dans leur nature. Dans ces conditions, il est vital pour les autorités de maintenir un semblant d’ordre dans l’espace sonore de la ville assiégée, qui devient un enjeu psychologique de premier ordre dans la réussite ou non de la résistance au siège. Karin Ueltschi évoque l’intrusion des morts et de leurs bruits – ou au contraire de leur silence assourdissant – dans le monde des vivants, à travers l’exemple de la « Mesnie Hellequin ». Le contraste sonore est saisissant du grand ménage – le tumulte de phénomènes atmosphériques comme l’orage, le vent et la tempête – qui accompagne cette troupe de revenants et d’âmes en peine dans un silence absolu.
La deuxième partie qui s’intitule « Chants de guerre et cris d’armes » s’intéresse à l’utilisation du paysage sonore à des fins de communication et de représentation. Alain Marchandise et Bertrand Schnerb analysent l’utilisation qui en est fait dans les armées en guerre. Les chansons tiennent le rôle de « pièce d’actualité », mise à jour au gré des batailles et autres événements. Elles peuvent avoir un effet psychologique déprimant lorsqu’elles sont entendues de l’autre côté de la muraille par des assiégés qui comprennent quels châtiments leur seront réservé à la fin du siège. Elles servent enfin à diffuser toute une palette de thématiques allant du Flamand révolté et du Liégeois rebelle à l’Anglais « coué » en passant par le roi de France traître et spoliateur. Elodie Lecuppre-Desjardins démontre comment les chansons sont le vecteur d’un véritable art de la communication chez les ducs de Bourgogne. Celles-ci amplifient leur discours politique en permettant une écoute la plus large possible. Les messages politiques qui y sont véhiculés mettent en avant l’excellence du lignage des ducs et l’importance de leur réseau familial et font du duc un parangon de chevalerie. Les chansons peuvent néanmoins se retourner contre le duc lui-même lorsqu’elles condamnent unanimement l’ubris de Charles le Téméraire. Ces chansons sont autant de « réservoirs de mémoire » (Agostino Paravicini-Bagliani) pour ancrer des informations et ainsi construire une mémoire collective. Laurent Hablot porte son étude sur les cris d’armes féodaux et explique le glissement chronologique et progressif qui fait passer les cris d’armes seigneuriaux (et donc privés) au XIVe siècle aux cris régionaux – « Bretagne !» et « Bourgogne !» par exemple – au XVe siècle, qui sont eux-mêmes supplantés à partir des guerres d’Italie par les cris nationaux – « France !». Et c’est justement de ce cri de « France !» qu’il est en partie question dans l’article réalisé par Jonathan Dumont. L’historien belge explore le versant sonore de la Franco-Italia – qui était l’objet de sa thèse –. Cette littérature « favorise l’idéologie de l’assimilation de l’Italie par la France dans la première moitié du XVIe siècle ». Dans le paysage sonore, la Franco-Italia suscite une émotion forte, exprimée par toute une série de pleurs et de cris, dont un sort du lot par la grande valeur qu’il prend aux yeux des Français : « France !». Scandé à tue-tête par les Italiens lors des entrées royales françaises dans les villes italiennes, il produit une véritable communion entre les deux peuples et par son caractère sacré, voire quasi magique permet de faire entre les Milanais, Génois et autres Napolitains dans la communauté française et d’en faire de «bons Français ». La désillusion est à la hauteur du sacrilège lorsque nombre d’Italiens, qui criaient « France » la veille, acclament un nouveau souverain avec la même ferveur le lendemain. Un acteur incontournable du paysage sonore du Moyen Âge et de la Renaissance est le héraut d’armes. (Torsten Hiltmann) En occupant l’espace public, il touche aux quatre versants de la communication : visuelle, symbolique, écrite et orale. Il a une importante influence sur la propagation des hauts faits d’armes et des grandes festivités dont dépendent et l’honneur et la renommée dans le monde nobiliaire. Le héraut d’armes est néanmoins menacé dans son essence même par l’ascendant que prend l’écrit à la fin du Moyen Âge.
La troisième et dernière partie se nomme « De l’onomatopée au chant». Olivier Halévy rend compte d’une nouveauté marquante – le « changement d’oreille » – qui survient à la fin du XVe siècle. Elle est d’ailleurs à mettre en parallèle avec l’introduction du paysage dans la peinture qui survient au même moment. Elle correspond à l’intérêt nouveau pour le paysage sonore animé et confus de la réalité quotidienne dans le chant. Dans la même idée, David Fiala met en avant l’émergence du réalisme et de l’imitation dans la musique à la fin du Moyen Âge en prenant compte des « effets du réel ». Isabelle Ragnard poursuit à son tour l’enquête sur le surgissement du cri dans la musique médiévale et considère ce phénomène comme novateur et exceptionnel. Elle nous informe sur la fidèle et précise reproduction de ces cris dans la discographie des cacce italiennes. Martine Clouzot fait l’examen d’enluminures de manuscrits sur lesquels figurent des jongleurs, des fous et toute sorte d’animaux musiciens. À une époque où « les images sont des mots », ces picturae et voces font entendre des figures sonores et vocales et permettent au livre qu’ils ornent de prendre vie. Christelle Cazaux-Kowalski étudie les cris dans le chant liturgique. Les « éclats vocaux » – cris de ferveur et de foi – par le biais des mélismes sont tolérés pour toucher à l’émotionnel et atteindre la noble finalité de bouleverser l’auditeur jusqu’à la conversion. Nelly Labère analyse une chanson d’aube en langue d’oïl : la Gaite de la Tour. Elle distingue les différents cris de l’amour au lever du jour : de l’amant victorieux à son complice le guetteur en n’oubliant pas l’absence de cri de la dame.