Michel Lussault, L’Homme spatial. La construction sociale de l’espace humain. Seuil, coll° La couleur des idées, 2007.

Compte-rendu de Jean Philippe Raud Dugal, Lycée E. Perrier Tulle.

L’espace pour Michel Lussault, Professeur à l’Université Rabelais de Tours dont il est aussi le président, est avant tout le problème de la distance. Il s’agit surtout d’une réalité sociale. Comment concilier l’effet de distance ? L’auteur répond simplement qu’à « la lutte des classes se substitue la lutte des places ». L’essentiel résiderait dans la mobilité avec des processus en cours et totalement inédits de reterritorialisation.

Les grandes évolutions ne se comprennent ainsi que par l’étude de l’espace. Michel Lussault commence son propos par montrer que cet « animal spatial » qu’est l’homme peut être assujetti à son espace. Il en donne deux exemples qui pourraient, à première vue, sembler annexes mais qui illuminent l’ensemble de l’ouvrage en permettant une porte d’entrée aisée au plus grand nombre, contrairement au Dictionnaire de Géographie, codirigé avec Jacques Lévy qui nécessitait une grande exigence intellectuelle et connaissance épistémologique. On laissera au lecteur le plaisir de comprendre en quoi le Tsunami de décembre 2004 et la révolte de Rosa Parks sont des « objets » spatiaux de premier ordre.

L’ouvrage s’articule autour de deux questions simples auxquelles l’auteur tente de donner des réponses complètes et circonstanciées : « que font les acteurs spatiaux à l’épreuve de l’espace géographique, que produisent-ils par et pour leur expérience spatiale ? »
Michel Lussault estime que le travail des géographes est donc de repérer les activités spatiales des opérateurs. Il prend des exemples concrets comme celui de la « renaissance » de Liverpool. A travers une analyse très intéressante qui pourrait très bien être reprise pour d’autres études de « régénération » urbaine, il donne à penser que l’espace lui-même est un opérateur, un acteur à statut égal avec les opérateurs humains qui permet ainsi de donner de la valeur à l’espace.

Parler d’espace c’est évoquer le régime de visibilité des substances sociétales. C’est un processus clef dans le fonctionnement des groupes humains. Les espaces sont caractérisés autour de trois concepts fondamentaux, le lieu, l’aire, dont le territoire apparaît comme l’idéal-type, et le réseau. Il s’agit in fine de comprendre ce que l’homme fait avec l’espace organisé. On trouvera ainsi des éléments de réflexion intéressant sur cette notion de territoire au cœur des programmes scolaires. Espace structuré par les principes de contiguïté et de continuité, il doit être pris en compte en fonction de ses limites et du type de limites qu’il produit ou dont il est le produit. Discontinuité entre deux espaces ou bande de transition ? L’enseignant pourra appliquer cette mise au point à de multiples exemples : « existe-t-il un territoire européen ? » peut en être un tout à fait pertinent.

La seconde partie est consacrée à la volonté de montrer qu’on doit passer de l’étude de la focale à l’étude de la spatialité. Avant les hommes étaient sensés agir sur l’espace, perçu comme étant le contenant de la relation sociale. Aujourd’hui les individus agissent AVEC l’espace. Les stratégies de placement sont très codifiées. La bienséance, la préséance ont, dans ce contexte, à voir avec la spatialité.
La dernière partie est une réflexion lumineuse sur l’urbanité mondiale avec quinze questions nouvelles qui doivent, selon l’auteur, structurer toute réflexion nouvelle pour mieux appréhender un phénomène urbain mondial.

Autre description proposée par Michel Lussault, une analyse de ce que le paysage peut constituer en terme identitaire. Le paysage serait ainsi, à la suite des travaux d’Augustin Berque, une fraction d’espace arrangé qui « devient un paysage pour un individu ou un groupe qui le regarde ». Il renvoie ainsi à la spatialité, compris en tant qu’objet qui possède une dimension spatiale.
Pour préciser les découpages de l’espace, il identifie certes les opérateurs, des institutions aux géographes avec leurs cartes mais insiste essentiellement sur le rôle des individus qui « au jour le jour, posent des bornes et les limites qui jalonnent leurs espaces de vie ».

On retiendra aussi le passage intéressant consacré au statut de l’image et les apports de nouvelles technologies comme celle de Google Earth. Ces images construisent une représentation de l’espace qu’il convient d’analyser. Il faut réflechir sur les modalités de créations et de fonctionnement de ces images qualifiées par l’auteur d’univers figuratifs. La question centrale de cette réflexion est donc celle de l’efficacité de l’image. Elle s’imposent comme un instrument essentiel en aménagement ou dans la communication territoriale.

Le postulat est donc simple : les opérateurs des sociétés agencent leurs espaces pour traiter les questions liées à l’existence de la distance. L’identité spatiale n’est donc pas une coquille vide mais une représentation dotée d’attributs. Ainsi, l’ordre urbain a supplanté la ville en ce qu’il a de nouveau. Michel Lussault affirme que la « pensée qui peut aider à sa régulation politique et sociale se doit d’être nouveau ». Le terme « ville » ne parvient plus aujourd’hui à contenir l’ensemble des manifestations tangibles de ce à quoi il réfère. L’auteur propose une évaluation épistémologique de ce concept. Il faut, selon lui, substituer le terme urbain à celui de ville. On appréciera ici son analyse de l’exposition « Ce qui arrive » de Paul Virilio et de son catalogue qui symbolisent la figure de l’urbain-catastrophe. La réflexion intellectuelle de l’auteur nous permet de découvrir les liens entre art(s) et géographie.

Michel Lussault propose enfin une nouvelle approche des réalités urbaines à travers quinze propositions pour aborder l’urbain qui tout en paraissant parfois contradictoires entre elles, sont, au contraire, complémentaires pour donner corps au réel. Le multiculturalisme, la gouvernance, entre autres, sont constitutifs de l’urbain et de l’urbanité. La valeur de l’urbanité réside ainsi dans la constitution d’une classification neuve « des différents types d’espaces intra-urbains : les géotypes », vus comme des fractions d’espace urbain distinctes couplant les valeurs de la densité et de la diversité. La pensée qu’il considère comme ancienne de centre/périphérie, du centre urbain à la périphérie rurale est aujourd’hui dépassée. C’est la décroissance de la valeur du couplage densité/diversité qui donne vie à ce nouveau modèle centre-périphérie dont Jacques Lévy a déjà théorisé en géotypes allant du central au para-urbain. « Si la centralité exprime le processus de concentration topographique des réalités sociales, la périphérisation correspond, à l’inverse, à une distanciation de ces réalités et à une dédensification. ».

La place de l’anthropologie et de la sociologie dans cet ouvrage, comme dans la bibliographie est très importante. C’est peut être le seul regret que nous pouvons avoir. La géographie française a-t-elle été si sclérosée pendant ses vingt dernières années qu’elle ne trouve que peu de place dans l’analyse de Michel Lussault ?
Il n’empêche, cet ouvrage est un élément majeur dans la constitution des nouvelles problématiques en géographie. Il intéressera et passionnera tous ceux, chercheurs, enseignants ou étudiants qui veulent donner du sens aux phénomènes spatiaux.

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