Les esclaves peuvent-ils parler (aux historiens) ?cf. Gayatri Chakravorty Spivak, « Can the Subaltern Speak? », Marxism and the Interpretation of Culture, Cary Nelson, Lawrence Grossberg (sd), Urbana, University of Illinois Press, 1988, p. 271-313 ; Les subalternes peuvent-elles parler ?, traduction française, 1999, trad. de Jérôme Vidal, éditions Amsterdam, 2006.
C’est un lieu commun en histoire que de constater le silence des sans-grades quand des Froissart peuvent à loisir décrire à quel point les jacques sont ig-nobles. L’histoire de l’esclavage n’échappe pas à cette tendance, à cette nuance près qu’on dispose dans le monde anglophone d’un certain nombre de slave narratives (récits d’esclave) dont le dernier en date, Twelve Years a SlaveSolomon Northup, Twelve Years a Slave, Samson Low, Son & Company, 1853; Douze ans dans l’esclavage, Flammarion, 2014; Steve McQueen, Twelve Years A Slave, 2013, dramatique, EU-RU, 2013., a fait l’objet d’un film accessible au public français. On connaissait depuis longtemps le récit d’Olaudah Équiano, souvent étudié dans le système britanniqueEquiano, dont le nom serait Ibo, fut affublé dans les colonies britanniques du nom « Gustavus Vasa » qui, une fois traduit en français, renvoie évidemment au nom du roi de Suède Gustave Vasa. Le fait de conserver Gustavus dans la traduction prive celle-ci de cette dimension sarcastique.. On connaît également Frederick Douglass, très fréquenté par les collègues états-uniens. Jean Lebrun s’était d’ailleurs récemment fait l’écho dans la Marche de l’histoire du récit de Mary Prince, esclave dans les Antilles britanniques. A côté de ces récits de sans-grades aux profils souvent exceptionnels, on ignore parfois l’importance des archives judiciaires, lesquelles peuvent souvent offrir un accès inespéré au monde des petits, comme le montrait naguère, pour l’Occident médiéval, le très vivant De grace especial de Claude GauvardClaude Gauvard, « De grace especial », Crime, État et société en France à la fin du Moyen-Âge, Publications de la Sorbonne, 1991, 2 vol., 1025 p..
En se fondant sur les archives judiciaires des Antilles françaises et de la Réunion pour nous transmettre les paroles tenues par des esclaves devant les tribunaux, Gilda Gonfier, Frédéric Régent et Bruno Maillard réussissent à nous rapprocher du quotidien et de l’ordinaire d’esclaves incarnés et nommés. L’ouvrage s’articule sur une succession de chapitres thématiques courts dans lesquels les auteurs ont éclaté les différentes affaires pénales de sorte que le lecteur se familiarise avec les mêmes esclaves dont les propos sont ventilés selon les thèmes abordés : profession des esclaves, marges de manœuvre, rapport au maître, violence d’une justice privée qui torture ou humilie… Pour autant, il ne s’agit pas d’un catalogue facile d’abominations esclavagistes et les auteurs savent remettre les choses en perspective en rappelant par exemple que le fouet fut utilisé contre les personnes libres jusqu’en …1848.
Des instruments vivants et pénalement responsables
La condition des esclaves relève d’une situation juridique ambiguë. Biens meubles vendus comme vil bétail, ils n’ont pas de réelle existence civile mais sont malgré tout réputés responsables de leurs faits s’ils sont convaincus d’une infraction pénale. L’idée qu’ils puissent témoigner inspire de la réticence à la société esclavagiste (on se rappellera en comparaison l’horreur qu’inspire à la Magna Carta de 1215 la perspective du témoignage d’une femme). Il n’empêche : la difficulté d’obtenir des informations en l’absence de témoins libres oblige les juridictions compétentes à utiliser des témoignages d’esclaves. Dans ces cas précis, hommes et femmes sont censés parler « libres et sans fer », selon l’expression judiciaire en usage. Leurs récits sont filtrés par des greffiers dont l’accès aux langues pratiquées par les sociétés coloniales n’est pas toujours d’égale qualité selon qu’ils sont créoles ou de la métropole coloniale. Les témoignages sont archivés par la justice et parfois retranscrits avec une sélectivité pas toujours neutre par les journaux locaux. Les extraits présentés ici sont souvent relativement cours et pourront être utilisés à des fins pédagogiques par l’insertion d’une série d’extraits dans des documents pédagogiques dont la richesse et la complexité pourra varier selon qu’on enseigne en primaire, au collège ou au lycée. On regrettera cependant que la décision pertinente d’ajouter quelques cartes simples permettant de situer les Antilles françaises et la Réunion aux différentes échelles, ait conduit à présenter Martinique et Guadeloupe en tenant judicieusement (pour une fois) compte de la distance qui les sépare mais … sans qu’apparaisse la Dominique, située entre les deux premières et leur offrant un espace de marronnage après 1833.
Ni totalement aliénés, ni rebelles permanents
S’exprimant en créole mais retranscrit en français par le greffier ou un traducteur et jouant parfois des malentendus de traduction, l’esclave ouvre une fenêtre sur son quotidien, même, voire surtout, lorsqu’il s’agit des faits divers les plus ordinaires. Il livre ainsi sa propre vision du maître et, s’il est vrai, que la condamnation philosophique de l’esclavage exclut qu’il puisse y avoir de bons maîtres, l’esclave semble pourtant admettre à la barre qu’il y en ait et intériorise le système en déclarant que certains des châtiments peuvent être mérités. Il fallait avoir le courage de constater cela contre la construction de l’image romantique d’un esclave-rebelle capable d’échapper à tout pouvoir social en récusant d’emblée le seul cadre normatif qu’il ait toujours connu s’il est créole. Contre deux stéréotypes historiographiques. Gilda Gonfier, Frédéric Régent et Bruno Maillard montrent d’ailleurs que l’esclave n’est pas un rebelle permanent rêvant à chaque instant de détruire la société coloniale mais un être humain tentant de s’accommoder du cadre qui est son seul horizon. Il n’est pas non plus l’être totalement aliéné et soumis par le système qu’on a souvent décrit. Rappelant l’ambiguïté de la relation maître-esclave-État, dans laquelle le troisième est censé protéger chacun des deux autres de la terreur qu’ils s’inspirent mutuellement, les auteurs concluent de ces paroles d’esclaves qu’elles nous renvoient avant tout à leur humanité.
Dominique Chathuant © Clionautes