Pie XII après Pie XII. Histoire d’une controverse est tiré d’une thèse de doctorat d’histoire rédigée sous la direction de Denis Pelletier et soutenue en 2011 à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Il traite de la question classique et rebattue du « silence » de Pie XII face à la Shoah mais sous un angle inédit. En se fondant sur le dépouillement de très nombreuses sources imprimées (présentées p. 323-324), pour l’essentiel des articles de presse ou de revue, dans un livre court mais dense, Muriel Guittat-Naudin décrit les différentes représentations de l’action de Pie XII pendant la guerre qui ont circulé dans l’espace public depuis 1945 en même temps qu’elle s’attache à en expliquer la genèse et les évolutions. Car Pie XII, contrairement à ce qu’on pourrait croire, n’a pas toujours souffert de l’image négative qui est la sienne aujourd’hui dans la très grande majorité de l’opinion publique, en France au moins. Différents facteurs, en particulier les opinions politiques et les appartenances religieuses, peuvent expliquer la diversité des représentations de l’action de Pie XII pendant la Seconde Guerre mondiale et les contrastes des jugements portés à l’égard de celle-ci. Cependant, ce sont d’abord le temps, autrement dit l’éloignement progressif de la Deuxième Guerre mondiale, et les mutations du contexte historique qui induisent les transformations des discours dominants à l’égard de l’attitude et de la politique de Pie XII pendant la guerre. Cela conduit assez logiquement l’auteure à suivre un plan chronologique.
Du pasteur angélique au pape du silence
Dans une première partie, Muriel Guittat-Naudin étudie les représentations de l’action de Pie XII avant 1963. Dans l’immédiat après-guerre, Pie XII jouit d’une image extrêmement favorable dans l’opinion publique : « Au sortir de la guerre, beaucoup estiment que la papauté a rempli – parfois brillamment – sa mission évangélique de paix, de charité et de justice. La réserve adoptée par le souverain pontife est également saluée car elle contraste avec ce que les contemporains avaient retenu de l’action de Benoît XV, le pape de la Première Guerre mondiale : en proposant une « paix blanche » en août 1917, ce dernier s’était en effet attiré les foudres des deux camps en présence qui avaient estimé que cette initiative était contraire à la neutralité du Saint-Siège. » (p. 21). Quelques intellectuels catholiques et le cardinal Tisserand expriment des réserves mais ils le font généralement en privé, notamment dans leur correspondance. En outre, ces réserves ne portent pas sur l’attitude adoptée par Pie XII face au génocide mais sur son absence de condamnation ferme de l’antisémitisme et d’autres aspects de sa politique à l’égard des puissances de l’Axe, en particulier son silence lors de l’invasion de l’Albanie ou lors de celle de la Pologne alors que les exactions commises par les Allemands à cette occasion étaient connues. Une polémique, lancée par Camus, agite un temps la presse à la fin de 1944 mais elle porte sur l’attitude du Vatican à l’égard des dictatures en général. Au total, Muriel Guittat-Naudin n’a pu repérer, dans la presse française, qu’un article, publié dans Action par Ilya Ehrenbourg, où le silence de Pie XII face au génocide des juifs est explicitement dénoncé : « Au temps de Babi Yar, au temps de Maidenek, le pape se taisait. » (p. 56). L’entrée dans la guerre froide ne change pas la donne dans ce domaine. Pie XII est certes vivement critiqué et contesté jusqu’à la fin de son pontificat, y compris par une partie des catholiques, mais à propos d’autres sujets. Léon Poliakov, dans ses premiers travaux, en particulier dans son Bréviaire de la haine publié en 1951 avec une préface de François MauriacPOLIAKOV Léon, Bréviaire de la haine. Le IIIe Reich et les Juifs, préf. de François Mauriac, Paris, Presses pocket, 1993 [1ère ed. 1951], « fournit une première mise en histoire du silence de Pie XII » (p. 79) mais il ne rencontre qu’un écho très limité.
La mort de Pie XII, en 1958, ne constitue par une rupture. Il faut attendre 1963 et le succès inattendu d’une pièce de théâtre intitulée Le Vicaire, traduite dans 17 langues, vendue à des millions d’exemplaires et adaptée dans 27 pays, pour que s’installe durablement dans l’espace public la polémique sur le silence de Pie XII face à la ShoahOn peut lire en ligne le résumé de la pièce proposée par Wikipédia (http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Vicaire) ; on peut aussi regarder un extrait de sa mise en scène en français sur le site de l’INA (http://www.ina.fr/video/I06002407).. C’est dans ce contexte que les termes du débat qui oppose encore aujourd’hui les défenseurs de Pie XII à ses détracteurs se fixent et se figent. L’auteur, l’Allemand Rolf Hochhuth, en mêlant fiction et réalité, personnages réels et imaginaires, entend clairement dénoncer le silence de Pie XII. Dans la pièce, il apparaît que Pie XII était parfaitement informé de la mise en œuvre de l’extermination des juifs et qu’il n’a pas pour autant protesté ou cherché à s’y opposer vigoureusement au nom des intérêts de l’Eglise et de sa politique de neutralité. Depuis lors, la question du silence de Pie XII face à la Shoah et la façon dont elle s’est inscrite dans la mémoire collective ne cessent de revenir sur le devant de la scène et de peser sur le devenir de l’Eglise en raison de tous les enjeux qu’elle soulève comme le montre bien Muriel Guittat-Naudin dans une troisième partie intitulée « « Un pape qui ne passe pas » (1970-2014) » ».
Interprétations : mémoire de la Shoah, histoire de l’Eglise et relations judéo-chrétiennes
Pour donner à comprendre et interpréter l’évolution des représentations et des jugements de l’action de Pie XII pendant la Seconde Guerre mondiale, l’auteure doit mobiliser plusieurs champs historiographiques : « L’histoire de la mémoire du génocide tout d’abord, l’histoire des enjeux ecclésiaux, pastoraux et théologiques qui entrecroisent la question de la réserve du pape, l’histoire, enfin, des relations judéo-chrétiennes. » (p. 10)
Le tournant de 1963 et la réception du Vicaire, par exemple, ne sauraient être compris sans être replacés dans un double contexte constitué, d’une part, par les inflexions que connaît alors la mémoire de la Shoah, avec en particulier l’écho rencontré par le procès Eichmann qui se tient 1961, et par le concile Vatican II (1962-1965), d’autre part. Dans un chapitre intitulé « Le Vicaire au miroir du concile Vatican II » (p. 155-192) Muriel Guittat-Naudin montre bien comment Pie XII est de plus en plus jugé à partir de 1963 à l’aune des transformations de la place occupée par le pape dans d’Eglise. Le concile Vatican II, la façon dont Jean XXIII et Paul VI, les successeurs de Pie XII, assument leur charge entraînent en effet une redéfinition de la fonction de la papauté au sein de l’Eglise qui pèse lourdement sur la mémoire des silences de Pie XII :
« Cette discussion sur les non-dits du pape entre en résonance avec le changement de paradigme à Rome qui conduit l’Eglise à se recentrer sur son message spirituel et à accepter une part de cette modernité qu’elle avait jusque-là combattue : le discours de paix de Paul VI à l’ONU et la ratification par le Vatican des buts de l’organisation semblent entériner cette évolution, de même que l’abandon de la tiare. Cette spiritualisation de la fonction pontificale en cours depuis la perte des Etats pontificaux, contribue à rendre audible la parole pontificale par de larges pans de la société et, par contrecoup, à rendre inacceptables les choix de Pie XII. Alors que l’heure est à l’engagement dans l’Eglise et en dehors, la stricte neutralité de Pie XII pendant la guerre sert donc de contre-modèle. » (p. 176-177)
Les historiens et les mémoires
Pie XII après Pie XII. Histoire d’une controverse est aussi une travail historiographique. Muriel Guittat-Naudin y montre comment s’est construite une historiographie de Pie XII et de ses silences depuis 1963. De ce fait, son livre, et ce n’est pas le moindre de ses intérêts, permet de s’interroger sur la question des interactions entre travail des historiens et reproduction de la mémoire collective, au-delà l’opposition binaire et simpliste entre histoire et mémoire, trop souvent présentée comme une évidence, même si celle-ci comporte naturellement une part de vérité. Les historiens n’occupent pas nécessairement une position surplombante à l’égard de la mémoire. A certains égards, ils sont même des acteurs parmi d’autres de la construction de la mémoire collective. La réception du Vicaire, comme le montre Muriel Guittat-Naudin dans un chapitre intitulé « Quand la réalité dépasse la fiction », en offre un bon exemple : « En proposant une reconstruction de l’histoire de la papauté durant la Seconde Guerre mondiale, Rolf Hochhuth invite les historiens à se prononcer dans le procès qu’il a ouvert contre Pie XII. » (p. 193). C’est ce que fait par exemple Saul Friedlander qui publie Pie XII et le IIIe Reich. Documents au Seuil en 1964 dans la collection « L’histoire immédiate » fondée par Jean Lacouture. Sur la base des archives diplomatiques allemandes, il y reprend et discute les affirmations de Rolf Hochhuth comme le font les autres historiens qui travaillent sur Pie XII après 1963. Ce faisant, ils répondent à une demande sociale : « La production historique est bien souvent jugée à l’aune du point de vue défendu dans Le Vicaire : à bien des égards, les thèses de Hochhuth constituent une référence incontournable que la littérature savante se doit de confirmer, d’infirmer ou de nuancer. » (p. 219).
Ces quelques lignes ne sauraient totalement rendre compte de la richesse du livre de Muriel Guittat-Naudin qui permet de relire et d’éclairer d’un nouveau jour, à partir d’un angle d’attaque qui pourrait pourtant sembler étroit, l’histoire de l’Eglise et de la papauté depuis la Deuxième Guerre mondiale ainsi que celle de la mémoire de la Shoah.