Histoire du vin – Une histoire de civilisation et de culture
Il y a maintenant trois ans, l’arrivée d’un nouveau chef d’établissement dans un lycée du biterrois, avait eu comme conséquence la suppression du petit quart de vin de pays dont les professeurs pouvaient disposer à la cantine. J’avais alors expliqué en vain, que cette boisson était un produit culturel, que dans la ville de Béziers, capitale mondiale du vin, la suppression de cette offre constituait à tout le moins une preuve de déconnexion de la réalité locale.
Cette bande dessinée vient donc à point nommé pour rappeler, avec une documentation remarquable, l’histoire de cette boisson, constitutive de plusieurs civilisations.
Les deux auteurs partent du patriarche Noé, considéré par la Bible comme l’inventeur de la viticulture, puisque dès la sortie de l’arche il se met à récolter les baies de cette liane pour procéder à sa fermentation. Avec beaucoup d’humour les deux auteurs rappellent que ce patriarche aurait été le premier à s’enivrer, ce qui ramène, par un état second, à cette relation particulière de l’ivresse au sacré.
Ce qui est en tout cas certain, avec les travaux des archéologues qui ont examiné des tessons portant des traces de jus de raisin fermenté, c’est que la vigne aurait été probablement domestiquée au Moyen-Orient et dans le Caucase, et pour la trace la plus ancienne relevée, au cœur de l’Anatolie. La vigne sauvage, Vitis sylvetris, particulièrement rustique, a pu laisser la place au Proche-Orient à la Vitis vinifera, la vigne que nous connaissons aujourd’hui.
Comme pour bien d’autres faits de civilisation, c’est dans une ville sumérienne que l’on retrouve la première mention écrite du nom vin, au XXIIIe siècle avant notre ère. Ce produit, venu d’Iran ou d’Anatolie était particulièrement coûteux. Il est près de 5000 ans, on retrouve des cuves de riz antiques au nord de Louxor avec un dispositif de pressage et de vinification dans des jarres que l’on a pu retrouver dans certaines sépultures. Le culte du vin associé à Osiris, comme symbole de la renaissance, a pu inspirer le culte de Dionysos et de Bacchus.
Parvenu au pays de Canaan, sur la terre promise, les hébreux auraient pu trouver des vignes cultivées sur place, et progressivement le vin est associé à l’alliance entre Dieu et le peuple élu. Visiblement, le proviseur du lycée Henri IV n’avait pas pris la mesure de cette référence en introduisant la prohibition.
Au passage on s’aperçoit que la vigne s’inscrit dans un écosystème complexe, notamment grâce au récipient en peau de chèvre qui permet d’en assurer le transport, et dans une moindre mesure, la conservation.
Les Grecs du premier millénaire s’approprient également cette boisson, qu’ils peuvent également cultiver, avec des spécificités pour chaque « terroir » que l’on peut retrouver dans l’Iliade dans les différentes îles qui envoient leurs guerriers face aux murailles de Troie. Déjà à cette époque les anciens Grecs pratiquaient la surmaturation en faisant sécher les grappes aux soleil, ce qui donne ses goûts particuliers aux vins de l’attique.
Le culte de Dionysos semble avoir inspiré l’eucharistie des chrétiens, puisque boire le vin sacré permet de rentrer en communication avec Dieu. Dans la Grèce antique se développent de véritables exploitations Vitis vinicoles, ainsi qu’une économie basée sur l’échange avec les comptoirs grecs de Méditerranée. Dans les textes anciens on retrouve des mentions spécifiques de certains crus, et même de certains millésimes.
C’est pourtant un carthaginois, avec l’agronome Magon, qui, au deuxième siècle avant notre ère appui dans son manuel d’agronomie compiler des savoir-faire du bassin méditerranéen d’entrée de dix estraits des six fragments de son œuvre qui nous sont parvenues. Au gré de leurs conquêtes, sur la périphérie du bassin méditerranéen, les Romains reprennent à leur compte le modèle grec de la viticulture, et Pline l’Ancien écrit sur l’art de la culture et de la vinification. On retrouve d’ailleurs à la page 50 de cet ouvrage quelque techniques de conduite de culture qui sont toujours utilisées dans les exploitations qui pratiquent le bio dynamique.
Les Romains sont également à l’origine des changements de goût, délaissant peu à peu les vins en surmaturation pour se rapprocher progressivement de ce que nous consommons aujourd’hui. La mise en amphores, était marquée souvent le nom du consul en fonction, ce qui permettait d’introduire la notion de millésimes. Pline l’Ancien a même répertorié près de 29 grands crus essentiellement situés entre Rome et Pompéi, même si toute la péninsule italienne était couverte de vignes.
Les noces de Cana, une opération promotionnelle « sud de Galilée » !
La remise en cause de la marque « sud de France » par une décision surprenante d’un préfet de région lors de l’été 2022 n’a évidemment pas de rapport, même lointain, avec cette célèbre noce ou l’eau a été changée en vin. Pour pallier une pénurie ponctuelle, Jésus de Nazareth semble avoir été le premier à réaliser cette transmutation, ce qui traduit d’ailleurs sa première « manifestation divine ».
En attendant, au moment de la cène, le partage du sang du Christ, l’élément central de l’eucharistie, a contribué à l’importance déterminante de l’expansion de cette boisson dans le monde.
On comprendra l’intérêt que je porte à la diffusion de la vigne à partir de la province romaine de la Narbonnaise. Parfaitement reliée par le système des voies romaines au reste de l’empire cette province approvisionne les parties septentrionales, notamment jusqu’aux limes. Jusqu’au principat d’Auguste la Gaule est obligée d’importer son vin, pour le plus grand profit des marchands italiens. À partir de la province de la Narbonnaise les vignerons commencent à étendre leur culture, notamment pour développer le vignoble de Gaillac, et progressivement s’étendre jusqu’à Burdigala, l’actuelle ville de Bordeaux. En remontant la vallée du Rhône le peuple gaulois des Allobroges semble avoir développé les vignobles prestigieux de côte rôtie et d’Hermitage. D’après les spécialistes il semblerait que ce soit le premier cépage « gaulois », qui serait un lointain parent du viognier.
Les cépages bordelais seraient, d’après différents auteurs, importés de la partie océanique de la péninsule Ibérique, ce qui leur permet de mieux résister à l’humidité ambiante dans la zone. Ces premiers marchands bordelais exportent leur production jusqu’en Irlande que l’on appelle alors L’hibernie. Cette boisson précieuse était destinée à la grande aristocratie.
Le succès des vins gaulois conduit l’empereur Domitien apprendre un édit protectionniste en 92, imposant l’arrachage de la moitié des vignes dans les provinces de l’empire. Concrètement, cela contribue à favoriser un saut qualitatif, puisque les vignobles de coteaux, où il peut être difficile de cultiver autre chose, sont conservés. Cela se traduit pour les vignerons gaulois par une hausse des prix qui leur est profitable.
Il semblerait que ce soit à Lugdunum que la puissante corporation des marchands de vin ait eu l’idée d’utiliser pour la première fois les tonneaux de cervoise, une vieille invention gauloise, pour transporter du vin. Facilement maniable, plus léger que les amphores, évidemment moins fragile, le tonneau qui servait à transporter l’ancêtre de la bière, est devenu incontournable dans la manipulation et le transport du vin. Les différentes tailles existent toujours, de la bordelaise de 225 l à la bourguignonne de 228 l, en passant par la champenoise de 208 l.
La tradition raconte que c’est à l’occasion de la visite à Autun de l’empereur Constantin que l’on a pu mentionner la première référence vignoble bourguignon dans le district viticole administré par les Éduens. Cette zone que l’on connaît aujourd’hui sous le nom de code de Beaune et de Côte de nuits a pu se développer grâce à la mesure de l’empereur Probus qui, à la fin du troisième siècle, a permis de généraliser la culture de la vigne. Le long des voies navigables, les vignobles se développent, jusque sur les rives de la Moselle à la limite de la Germanie.
En Orient, dans la plaine de la Bekaa, où l’on cultive aujourd’hui le cannabis et même le pavot, a pu se développer, après la division entre l’empire romain d’Orient et celui d’Occident, un vignoble particulièrement prestigieux. Le christianisme en favorise la diffusion, et avant l’islam, dans la perse antique des sassanides, une véritable culture du vin comme boisson des dieux se développe. La tradition raconte que le cépage iranien Shiraz serait à l’origine de la Sirah, largement développé dans la vallée du Rhône, notamment septentrionale, avant de se diffuser largement en Languedoc. L’expansion du vignoble en Asie méridionale se heurte évidemment à l’humidité de la mousson qui empêche le développement de la vigne. Par contre en Asie centrale, souvent avec de la culture à étage, et même jusqu’au Nord Ouest de la Chine, la vigne se développe, mais reste toutefois marginal. Encore une fois, d’après l’archéologue Patrick McGovern, il semblerait que des traces de viticulture puissent être datées de 7000 ans avant notre ère.
Si les invasions barbares ont pu avoir comme conséquence la destruction de nombreuses villas romaines qui étaient en réalité des domaines viticoles, le maintien et la diffusion du christianisme a permis, sous l’impulsion des évêques, de protéger le vignoble, indispensable au rituel de la messe. Le développement des monastères, avec la règle de saint Benoît, permet également dans les zones défrichées par les moines, le développement d’un vignoble de coteaux particulièrement prestigieux. Vers l’an 1000 les principales régions viticoles qui avaient été mises à mal par les invasions barbares, sont ainsi reconstituées. La tradition fait remonter à Charlemagne qui en aurait fait donation aux moines de Saulieu, la montagne de Corton qui donne le fameux Corton – Charlemagne actuel.
L’islam et le vin !
Sans doute en raison des fortes chaleurs, les populations de la péninsule arabique consommaient du vin de façon modérée. Mais en même temps, la cohabitation avec les chrétiens et les juifs rendait l’accès au vin assez facile. Dans la récitation reçue par le prophète, l’archange Djibril promet au juste de boire du vin parfumé et scellé. On trouve d’ailleurs plusieurs contradictions dans cette révélation, même s’il semblerait que l’interdiction absolue de consommer du vin et pour origine un épisode mal connu de la vie du prophète, une dispute ayant mal tourné entre disciples.
Pour les croyants il faudra donc attendre le paradis d’Allah pour accéder à ce séjour des délices où le vin coulera à flots.
En réalité le vin reste consommé dans des cercles élitistes, avant que des bigots rigoristes ne développent des interdits. Les auteurs de cette histoire du vin citent d’ailleurs différents poètes musulmans à la gloire du fruit de la vigne. Dans la majeure partie du monde musulman le vignoble subsiste, et paradoxalement se développe parfois lorsque les chefs locaux décident de le taxer de façon spécifique, sans compter l’intérêt commercial de certains crus que les marchands vénitiens ou génois amènent en Occident.
En Occident médiéval, l’âge d’or de la viticulture commence au XIIe siècle, encore une fois à partir des monastères, particulièrement cisterciens. La Côte-d’Or, déjà connue pour la qualité de son terroir, est aménagée à partir de 1330, avec ce que l’on appelle « les clos », qui produisent des appellations prestigieuses. Ces mêmes monastères développent également en Rhénanie de cépage comme le riesling ou le sylvaner. C’est dans l’abbaye d’Eberbach que se développe la plus grande entreprise viti-vinicole avec une cuverie géante pouvant contenir jusqu’à 100 000 bouteilles actuelles.
Le réchauffement climatique enregistré pendant ce que l’on appelle « le beau Moyen Âge » permet la diffusion de la culture de la vigne jusqu’en Irlande et au Danemark. Mais c’est évidemment dans le royaume de France, grâce à la stratégie matrimoniale de Philippe le hardi que le duc de Bourgogne se retrouve avec un véritable empire viticole. De la même façon les papes d’Avignon développent leurs propres vignes avec le Châteauneuf.
Aliénor d’Aquitaine joue également un rôle essentiel dans l’affirmation du négoce et du vignoble bordelais, avec ses péripéties matrimoniales. Richard Cœur de Lion décide de faire du bordereau le vin officiel de sa cour. Son successeur Jean sans Terre supprime les barrières douanières pour les vins de Bordeaux que l’on appelle alors claret en raison de sa fraîcheur et de sa légèreté en bouche. La guerre de 100 ans n’a pas interrompu le négoce, mais sa fin a permis d’étendre, au-delà des îles britanniques, le prestige de ce vignoble.
Sur la péninsule Ibérique, pendant la reconquête, le vignoble qui a pu subsister dans l’Espagne musulmane connaît également une renaissance, avec des vins fortement alcoolisés et sirupeux comme le Xeres, mais également le très tannique Toro très prisé par les maîtres de l’université de Salamanque.
Jusqu’au XVIIe siècle le vin est conservé dans des tonneaux ou des tonnelets pour remplir des fichiers ou des cruches. Il faut attendre 1642, avec Sir Kelmen Digby, pour voir apparaître cette invention qui a eu un impact considérable, la bouteille. Celle-ci permet de transporter le vin dans de bonnes conditions, dans un récipient totalement étanche, scellé, protégé de la lumière qui peut dégrader le vin. Cette question de la conservation est à l’origine du développement des vins liquoreux qui sont fortifiés avec de l’alcool, issu de la distillation du marc, qui empêche le développement des bactéries.
C’est à la même époque que le soufre comme produit antiseptique commence à être développé aux Pays-Bas. Le bouchon de liège est utilisé par les apothicaires anglais dans un premier temps, avant de venir sceller les bouteilles de vin.
Ce sont les Anglais, toujours amateurs des grands vins de Bordeaux, qui vont développer les appellations les plus prestigieuses, avec le nom de Arnaud de Pontac, le premier propriétaire qui commercialise son vin sous son propre nom. La vendange est alors qualitative, avec une sélection des raisins au départ, l’élevage en barrique neuve, et le vieillissement pendant deux ou trois années. Les premiers grands crus du Médoc sont clairement identifiés dès le XVIIIe siècle. Au milieu du XVIIe siècle également, toujours sous l’impulsion de marchands de vin anglais qui importaient du vin de Champagne, se développe cette méthode qui permet, à partir d’un vin blanc, faiblement alcoolisé, de réaliser une double fermentation carbonique à l’origine des bulles de ce que l’on appelle le champagne.
L’histoire du Dom Pérignon, une appellation prestigieuse, est également évoqué dans cet ouvrage, mais au-delà de la méthode qui consiste à rajouter du sirop de sucre, pour la double fermentation, c’est plutôt le pressage et l’assemblage qui font la différence. Il semblerait toutefois que c’est dans le vignoble méridional de Limoux que cette méthode dite champenoise a été expérimentée à grande échelle.
C’est sous la régence et le règne de Louis XV que le champagne devient le vin de cour particulièrement prisé. Le porto, le tokay font également leur apparition à la même époque.
Les vins du Nouveau Monde
La vigne américaine est également présente à l’état indigène, sous le nom de Vitis labrusca. Elle se révèle particulièrement résistante, et se révèle beaucoup plus adaptée que les cépages importés d’Europe. La diffusion du vin aurait été souhaitée par Thomas Jefferson, connaisseur des vins de Bordeaux, qui espérait, pour des raisons de santé publique, que le vin supplante l’alcool de grain que l’on connaît sous le nom de whisky.
Les plans indigènes croisés avec des cépages européens donneront ce que l’on appelle « les plans américains », les hybrides, qui ont pu remplacer, après la crise du phylloxéra en Europe, une grande partie des cépages traditionnels. Il faudra attendre la fin des années 70 pour que les hybrides disparaissent peu à peu, au profit du chardonnay, du pinot et de la Sirah dans le vignoble du Languedoc. Au milieu du XIXe siècle, en Californie, l’acclimatation des cépages européens est une réussite qui ne sait toujours pas démentie. La viticulture américaine a tout de même connu des péripéties multiples, notamment la guerre de sécession, mais également la prohibition. Cela a d’ailleurs permis à des trafiquants de faire parvenir sur la côte est des États-Unis des crus prestigieux.
Les cépages européens sont également implantés en Amérique latine, mais cela reste encore très marginal. De la même façon, en Afrique du Sud, comme en Australie et en Nouvelle-Zélande, un vignoble se développe et il connaîtra un grand succès, grâce à des vinifications en basses températures, à la fin du XXe siècle.
Et depuis…
La première guerre mondiale a pu constituer un tournant dans l’histoire viticole, au moins en France, avec la diffusion de cette boisson dans les tranchées. Le vignoble de masse languedocien a pu fournir un vin de qualité médiocre, mais au moins réconfortant, en grande quantité, pendant toute la guerre.
Mais auparavant, la colonisation de l’Algérie, le développement d’un vignoble produisant des vins à forte concentration alcoolique, que l’on mélange avec du vin languedocien, a pu faire la fortune du négoce, notamment dans la ville de Béziers.
Mais ce vignoble de masse a dû supporter un phénomène de baisse des prix, d’autant que les progrès de la chimie permettent de produire des vins artificiels à bas prix. Cela explique la crise viticole de 1907 ans Languedoc.
Cette incroyable histoire du vin est une occasion de rappeler qu’au-delà de la boisson, le fruit de la vigne ne vaut que par le travail et le savoir-faire des hommes ancrés sur un territoire. Les vins de France ont cette particularité d’être le résultat d’une histoire complexe, où les notions d’appellation et de terroir ont pu constituer, à l’époque de la mondialisation, un obstacle à sa diffusion de masse, au profit des vins du Nouveau Monde.
Une certaine mode spéculative, parfois prétentieuse, a pu conduire à négliger ce que l’on appelle « les vins de soif », ou le vin plaisir. De savantes revues vinicoles, des gourous comme Parker, ont été à l’origine de ce que je considère comme la perversion de l’art du vigneron. C’est le vinificateur, qui, en fonction de ce qu’il considère comme « les goûts du public » cherchera, grâce à des vinifications à très basse température à faire ressortir les arômes, qui risquent de faire oublier, à force de les identifier de façon spécifique, que le contenu d’un verre propose des sensations globales.
Le vigneron, est un jardinier de la nature, et si le vin n’est plus cet « aliment du travailleur de force », qui a accompagné la révolution industrielle, il est un produit culturel, celui qui favorise la rencontre et l’échange. Car il n’est rien de pire que d’en boire seul, sans le partager, et surtout sans en parler.