Alors qu’une femme a été pour la première fois en position éligible à la magistrature suprême, la question de savoir si l’émancipation féminine est achevée ou non ne devrait pas se poser.

Pourtant, les études sociologiques présentées par François de Singly viennent à point nommé montrer que dans un domaine spécifique, celui de la sphère privée les inégalités face au travail domestique existent encore et ne se réduisent que très lentement. Les chiffres sont d’ailleurs éloquents. En 1974, lorsque pour la première fois sous le speptennat de Valery Giscard d’Estaing, est crée un secrétariat d’État à la condition féminine, les hommes passent 12,3 heures par semaine à ces tâches tandis que les femmes y passent 37,3 heures. En 1998, les femmes sont attachées à ces missions pendant 29,6 heures tandis que les hommes se livrent à ces activités pendant 15,4 heures. Trois heures en un quart de siècle ! Il y a encore de la marge.

En réalité, c’est le travail domestique dans son ensemble qui diminue fortement, grâce à la délégation de ces tâches à un personnel salarié ou simplement parce que le temps passé aux fourneaux est remplacé par des pressions successives sur les touches d’un micro ondes bien plus rapide. Le temps d’épluchage des légumes est consacré à l’ouverture des sachets de surgelés, soit dit en passant plus avantageux en termes de prix.
Bref, si, comme la publicité pour un fabriquant de robot ménager l’affirmait dans les années soixante, Moulinex libère effectivement la femme, les hommes sont encore bien loin d’apporter leur contribution à cette émancipation. Le modèle qui faisait hurler les féministes dans les années soixante dix de Mr Smith lisant son journal pendant que Mrs Smith se consacrait à la cuisine est encore fortement présent dans la réalité même s’il disparaît peut à peu des manuels de langue anglaise.

Faire le ménage dans deux logements

Ce recueil d’études sur le sujet du travail domestique présente l’intérêt de montrer à des historiens qui sont amenés dans le cadre des enseignements d’éducation civique juridique et sociale à traiter de la question de l’égalité entre hommes et femmes. Pourtant au-delà des statistiques que l’on peut trouver sur le sujet, il n’est pas évident de sortir des affirmations gratuites ou des exemples trop ponctuels. Les historiens sont en effet peu familiers de la méthode de l’enquête sociologique. Ces études peuvent aider à les rendre accessibles.
Paradoxalement, le sentiment d’injustice ne déborde pas sur d’autres aspects de la vie du couple. De plus, le partage des tâches à 50/50 n’est pas souhaité ni même vécu comme tel par les femmes elles mêmes. François de Singly parle d’une assignation plus forte des femmes à ces tâches ménagères.

Très intéressant et surtout significatif, le cas donné dans l’étude de Mireille Sarra Mougel-Cojocaru sur les couples non cohabitants. Très rapidement, dès lors que la relation s’installe dans la durée, les femmes investissent l’espace masculin et prennent en charge tout ou partie du ménage dans les deux logements. De là à penser que dans ce cas cela traduit une attente de vie cohabitante classique, il n’y a qu’un pas. En fait, ces situations sont souvent liées à des contraintes professionnelles, qui ont tendance à se développer rapidement. L’éloignement des conjoints se traduisant par un attachement très fort à ces marqueurs du foyer traditionnel dans lequel la femme est la gardienne, même le temps d’un week end. L’étude est riche de ces témoignages sur la cécité masculine devant ces tâches, ce qui amène leurs compagnes à prendre en charge ce travail pour des raisons de confort personnel d’après elles.

Dire le ménage à deux à défaut de le faire

L’augmentation des séparations amène aussi à une réflexion sur la façon dont les femmes, qui ont déjà connu une expérience conjugale, vivent dans leur nouveau couple, les tâches ménagères. Il semblerait, d’après l’étude de Sandra Gaviria et Muriel Letrait, que les femmes reproduisent assez vite le modèle antérieur. Les tâches domestiques sont toujours considérées comme étant plus largement dévolues aux femmes, surtout lorsque le temps partiel se conjugue au féminin.
La dernière étude de l’ouvrage publiée par Isabelle Clair est intitulée « dire à deux le ménage ». Elle est basée sur des entretiens simultanés entre les deux conjoints, en présence de l’enquêtrice. Très vite, le règlement de compte devient sous-jacent même si, une fois de plus, ce n’est pas dans cet aspect de la vie du couple que se déclenchent les ruptures. En fait cela s’explique par un subtil système de compensation qui s’établit. Temps passé à la maison et temps de travail, cocon confortable du chez soi, refus de la confrontation avec le monde extérieur. Du coup, on retrouve assez vite le modèle traditionnel. Évidemment lorsque le travail des femmes devient plus prenant, suppose plus de responsabilités et d’investissement extérieur, les mécanismes de compensation se mettent en place, aide à domicile ou double journée de travail.

Cet ouvrage donne une idée finalement très précise de ces rapports de force domestiques, de ces équilibres subtils que les couples mettent en place. Les entretiens conduits par les sociologues sont assez parlants et indiquent bien la pauvreté d’analyse des hommes en général sur ces questions. Plus investis dans l’extérieur, le jardin, le bricolage, les tâches administratives, ils reproduisent bien volontiers le modèle de leurs pères. Et de génération en génération remontante, on aurait tendance à se retrouver devant un abri sous roche au paléolithique. Les hommes du clan partent chasser l’auroch tandis que leurs compagnes assurent les tâches autour du foyer et attendent le retour des chasseurs. Finalement la question posée sur « qui va garder les enfants » n’était pas vraiment opportune.

Pour un enseignant qui aurait envie de travailler dans ses classes sur ces questions, l’ouvrage permet de découvrir quelques méthodes de questionnement propres aux sociologues. Peut-être pourrait-on s’interroger sur la perception de ces tâches domestiques par des élèves qui n’ont pas encore, sauf exception, de responsabilités de gestion domestique à assumer. Cette partie de l’étude sur l’injustice ménagère reste à faire, même si elle risque de se conjuguer au futur…

Bruno Modica – © Clionautes