qu’est M. Grataloup: montrer que le découpage des parties du monde est un fait de culture, une construction intellectuelle, variable dans le temps, et en rien un fait naturel, pas plus que ne sont naturelles les frontières d’un état.
Dans ce livre très intéressant, il retrace l’histoire de la naissance des continents, du mot, du «concept» mais aussi de l’évolution de leur nombre. Il décrit le passage progressif de l’idée d’un monde tel qu’il était perçu au
Moyen Age divisé en «trois parties du monde» héritées de la Bible, au monde des 5 ou 6 continents (selon les civilisations) au gré des grandes découvertes, de la laïcisation des connaissances, des divisions religieuses, de l’affirmation des impérialismes notamment européens.
L’auteur démontre, à l’aide de multiples exemples, combien le découpage du monde, malgré les efforts effectués pour en faire un fait naturel en se référant aux plaques tectoniques ou en leur trouvant des «frontières naturelles» (ici l’Oural, là- bas Le Nil ? La Mer Rouge ?…), est un découpage artificiel, fluctuant, insatisfaisant dès lors que l’on s’y attarde quelques instants. Cependant, il a survécu à d’autres grilles de lecture du monde (marxiste/libéral ou encore sous-développé et en voie de développement/développé). En effet, simple et apparemment universel, il permet de répondre au besoin, de sérier, comparer et, comme d’autres outils tout aussi imparfaits tels les fameux secteurs de l’économie (primaire, secondaire et tertiaire), il est accessible au plus grand nombre. Donc, «il est », malgré ses faiblesses, voire son obsolescence, puisqu’à la faveur de la mondialisation, une lecture réticulaire du monde s’est imposé et que l’on parle, d’ailleurs, de la « fin des territoires ».
Christian Grataloup, nous invite lui, à passer des continents aux «aires
d’intégration politique, économique et culturelle régionales », espaces
caractérisés par l’appartenance à une même aire économique, culturelle, sociale et religieuse.
Fondé sur l’intégration générée par la mondialisation, ce découpage ne durera qu’ un temps lui aussi, et d’emblée, il se heurte à deux écueils: la diversité, le métissage du fait de la forte progression des mouvements migratoires et la mise à l’écart, «en marge» de certaines parties du monde, deux phénomènes induits par la mondialisation eux–aussi.
Il nous rappelle que le problème que pose l’Europe, ravivé par l’élargissement de l’UE est largement lié à ces questions d’identité. Les candidats (voire même certains membres d’Europe centrale et orientale, territoires ultramarins) appartiennent à diverses «entités», il en est ainsi de la Turquie, mais aussi du Maroc ou de l’Ukraine.
Bien sûr, les autres continents ne sont pas épargnés par ces questionnements: l’Asie et l’Océanie notamment, mais aussi dans une moindre mesure l’Afrique (où est le Caire?). En effet l’Asie est de plus en plus réduite à l’Asie orientale et tend à glisser vers le sud-est intégrant des espaces appartenant «autrefois» à l’Océanie; de nombreuses statistiques n’y intègrent-elles pas aujourd’hui la Nouvelle Zélande
et l’Australie qui sont pourtant, par ailleurs, fortement occidentalisées? Et
l’Asie centrale, asiatique donc par définition, «est» iranienne, turco-mongole, mais aussi russe et connaît depuis peu un retour d’une influence chinoise!
Afin d’illustrer et de résumer cette décomposition et recomposition du monde, l’auteur a établi une carte de l’espace mondial intitulée «continents durs» et continents «mous» ( p 215). Le monde y est divisé en 5 classes répertoriées ci-dessous ;seule la première étant définie par l’auteur , j’ai indiqué entre parenthèse , après lecture, mon interprétation de la dénomination des autres classes :
*les continents durs c’est à dire les régions du monde relevant sans ambiguïté d’une appartenance continentale: l’Afrique subsaharienne, l’Amérique du nord (Etats-Unis et Canada), l’Amérique du Sud, l’Asie (Chine, péninsule indochinoise et Japon), l’Europe (soit grosso modo l’UE des 15 , la Norvège, l’Islande ,Chypre et la Suisse), et l’Antarctique.
*les régions fortement autonomes (régions ayant une identité forte et étant traditionnellement considérées comme partie d’un continent): l’Inde, « le sous-continent»; l’Australie, «île-continent»; la Russie ni en Europe ni en Asie; Madagascar.
*les régions intermédiaires (Régions situées entre des espaces à forte identité et qui ont pu être «soumises» ou intégrées, au cours de leur histoire à l’un ou l’autre de ces espaces «dominants»): l’Amérique centrale et les Caraïbes; l’Europe orientale (largement chrétienne orthodoxe, au fil de l’histoire elle connaît l’ influence voire l’annexion d’une partie des régions qui la composent aux empires russes et/ou germaniques, puis devient partie au bloc communiste, membre du pacte de Varsovie avant d’être « intégrée » dans l’Union européenne!) ; le Proche ou Moyen orient; l’Indonésie et les Philippines au XIXème en Asie , au XXème en Océanie.
* les régions partagées (Régions qui appartiennent à diverses aires culturelles, économiques..): l’Afrique du Nord, la Turquie, la Mongolie et la Nouvelle Guinée.
* les périphéries mal situées (celles qui me semble les plus difficiles à
cerner, «les autres», la fameuse catégorie « divers » des statistiques en
quelque sorte : l’Asie centrale; le Groenland ( rattaché au Danemark mais non européen dans les deux sens du terme, et non américain); la Nouvelle Zélande (océanienne, occidentalisée, et pourtant intégrée de plus en plus souvent à la sphère asiatique.)
En conclusion, un découpage du monde est impossible puisqu’il ne parvient pas à rendre la réalité de l’espace mondial, il faut donc prendre acte des
découpages géopolitiques majeurs, assez proches des régions économiques et laisser aux habitants des régions «problématiques » le choix, un choix démocratique espère M. Grataloup.
En plus de la réflexion scientifique ,l’intérêt du livre tient à sa richesse
iconographique, elle est largement soulignée dans les articles édités lors de la parution du livre.
C’est presque un livre d’images et bien plus « un beau livre » qu’un manuel; aussi, il est très agréable de le feuilleter. Les documents iconographiques représentent au moins la moitié de l’ouvrage, tous types de documents sont photographiés (photographie de très bonne qualité, et pas en format timbre poste !) : des «cartes» et des représentations du monde de toutes les époques et de toutes les civilisations, mais aussi beaucoup, et plus inattendu, des statues, des tableaux, des miniatures, des mosaïques… Tous sont commentés et mis en perspective!
Les tableaux, les statues etc.… me semblent difficilement utilisables en
classe car ils nécessitent souvent beaucoup de pré requis voire de
connaissances pointues pour être décodées, ainsi, par exemple p 112-113 , les Quatre continents de Rubens ( sans le commentaire de l’auteur, moi même j’avais bien reconnu l’Afrique, une femme noire!, mais les autres continents et les fleuves …). Quelques planches de dessins extraites souvent de manuels scolaires ou de dictionnaires me semblent exploitables. Pour exemple, les «Quatre races. Quatre continents» (p 85, extraite de « Petite géographie pour enfants sages », édition 1947) changerait de celle que l’on trouve dans les manuels, ou
encore la planche illustrée représentant l’Amérique (p158) ou l’Asie ( p 161) pourraient être des entrées originales pour aborder l’étude des continents, de leur diversité ou encore confronter les représentations des élèves sur ces espaces et celles de l’époque. Enfin, la présence de multiples cartes du monde datant de diverses époques, utilisant « des langages », des méthodes cartographiques qui nous sont aujourd’hui étrangères, ainsi que la présence de représentation du monde appartenant à d’autres civilisations comme cette carte micronésienne de navigation des îles Mariannes dans le Pacifique (p 181) réalisée avec des coquillages et des baguettes de bois qui m’a particulièrement interpellée car elle fait penser à un cannage, peut, je pense, permettre d’illustrer de manière originale un cours sur les représentations du monde, la cartographie ou encore l’élargissement du monde au fil des découvertes.
A la fin du livre se trouve un atlas et bien sûr, une bibliographie claire et
détaillée sur chaque thème abordé.