Voici un pur produit de Sciences Po Paris. Géographe de l’université de Lausanne et professeur à l’IEP Paris, Jacques Lévy réunit ici autour de lui 10 auteurs, essentiellement géographes et intervenants à Sciences Po. L’objet de ce volume est d’aller au-delà d’une simple géographie de la mondialisation puisque l’ensemble s’intitule « L’invention du Monde ». L’émergence du monde nous oblige à penser autrement le monde lui-même mais aussi tout le reste. Il faut inventer des outils pour comprendre cet objet. Pour Jacques Lévy, la manière de procéder jusqu’alors n’est pas assez neuve car elle ne laissait pas assez de place à l’espace. Ce volume se propose de fournir les clés de compréhension du monde d’aujourd’hui.

Cet ouvrage n’est pas un manuel mais un essai. Si le factuel y figure, l’ensemble est surtout le cadre d’une réflexion plus globale sur le rôle que la géographie a à jouer au sein des sciences sociales. Le thème de la mondialisation est particulièrement parlant puisque la géographie « dispute » le champ à la sociologie, notamment. L’épistémologie tient une grande place dans cet ouvrage qui s’inscrit dans la lignée du bien connu Monde : espace et système publié en 1992 par Jacques Lévy, Marie Françoise Durand et Denis Retaillé. Ce livre avait fait date puisqu’il appelait à prendre la mesure de la multitude d’espaces non en tant que territoires mais comme réseaux. Il introduisait le concept de « mondialité », préféré alors à mondialisation, plus rarement employé seul dans les années 1990. Ici, le titre L’invention du monde est à comprendre comme l’invention d’un espace nouveau par son échelle.

La nécessité de se doter de nouveaux outils d’analyse

Pour cela, il est nécessaire de doter les géographes de nouveaux outils de compréhension. « Le changement d’échelle de la mondialisation n’est pas un simple ajout mais plutôt une recomposition de l’ensemble des interactions spatiales existant sur la planète » p.60. La mondialisation est un processus à part et qui n’est pas terminé. Elle fait que la planète aujourd’hui est devenue l’échelle pertinente de l’espace social des hommes. A l’aube du XXI° siècle, elle amène à se poser des questions essentielles : si on a considéré pendant longtemps que la révolution néolithique était un grand bienfait pour l’humanité (passage du modèle de prédation à celui de production, y compris individuelle), on aperçoit aujourd’hui les limites environnementales du modèle. Le monde de la mondialisation est donc fait de contradictions et d’enjeux : promotion du libre-échange parallèlement au maintien de son obstacle, la guerre ; maintien de particularismes (les communautés) parallèlement à la promotion de l’universalisme.

La mondialisation est vraiment quelque chose de nouveau. Mobilités, communication, urbanisation font que ce mouvement n’a rien à voir avec le passé. Les chercheurs doivent comprendre que leur manière de travailler a montré ses limites pour étudier ce phénomène. Ce n’est pas seulement un modèle économique mais quelque chose qui touche tous les domaines : la culture, les modes de vie, la politique, les rapports sociaux… Ces manifestations ne se limitent pas à l’échelle mondiale. La présence de la « mondialité » est à toutes les échelles. Cela ne signifie pas uniformisation ; et acteurs (individus, groupes), objets (production, organisation, institutions), environnements (société, nature) différencient l’espace. C’est bien un objet de géographie puisque distance, échelle, lieu en sont les concepts centraux.

Les cartes au service de la mondialisation

Les cartes tiennent une place centrale dans cette réflexion. L’usage de cartogrammes permet de rendre plus visible les phénomènes que les cartes euclidiennes. De très beaux exemplaires figurent dans le volume. Patrick Poncet et l’équipe de cartographes qui travaillent avec lui fournissent non seulement dans l’ouvrage des cartes pour illustrer le discours (comme dans de nombreux manuels) mais de véritables chefs d’œuvre, fruit d’une réflexion longue et intense qu’ils prennent le soin de relater (voir chapitre 3 par exemple). Patrick Poncet peste contre les représentations cartographiques simplistes, telles celle du « théorie du choc des civilisations ». « Chef de file des cartographes « idiots », Samuel Huntington [Huntington, 1990], avec sa carte des civilisations et de leur choc annoncé, a tout de même réussi à influencer quelques programmateurs scolaires et trouver quelques éditeurs de manuels, qui n’ont rien trouvé de mieux que de graver dans le marbre des cerveaux enfantins la carte d’un monde qui ne serait qu’une juxtaposition instable et conflictuelle de groupes ethnico-religieux naturellement ennemis ; chaque génération a son fardeau épistémologique ». page 84. (voir à ce sujet la proposition pédagogique élaborée en page 4 du Labo-rencontre, la revue des Clionautes du mois de mai 2008 http://www.clionautes.org/revue/2008_3/Le_Labo_5_toddcourbage.pdf ). La critique de la théorie de Huntington, développée au fil du livre par Blandine Ripert (dans le chapitre 8) et par Jacques Lévy (chapitre 10), amène Patrick Poncet à proposer sa propre vision cartographique : Le monde dans ses confins (chapitre 14). Le travail est basé sur le concept d’Horizont, c’est-à-dire l’identification des « espaces où s’opère la rencontre culturelle et où justement l’affirmation culturelle est d’autant plus forte que la culture se heurte à l’altérité » (p 342). La vision proposée par ce cartogramme trouve toutefois ses limites puisqu’elle donne à croire que les confins territoriaux sont les lieux de la confrontation (même si l’auteur insiste sur le fait que cette proposition fait abstraction des logiques culturelles réticulaires des diasporas).

Echelles et métriques de la mondialité

Le cœur de l’ouvrage (constitué par les parties II et III analytiques et thématiques) est le plus concret. Des chapitres sont consacrés aux signes emblématiques de la mondialisation : internet (par Boris Beaude, qui a parallèlement écrit un article synthétique sur le sujet dans le Numéro 2 de La GéoGraphie), les mobilités (par Mathis Stock), l’urbain (par Marc Dumont), ou bien encore les universités (par Sylvain Kahn), les transactions (par Olivier Vilaça). Ces chapitres apportent à la fois réflexion et contenus qui seront d’un grand profit pour qui veut mettre à jour ses cours sur la mondialisation. L’aspect historique de la mondialisation n’est pas oublié. Comme Christian Grataloup (Géohistoire de la mondialisation), Jacques Lévy insiste sur le fait que la diffusion du phénomène de mondialisation est ancienne même si l’importance du phénomène doit être relativisée par le fait, par exemple, qu’au XVI° siècle, l’information mettait du temps à arriver et que de fait « Les colonies étaient indépendantes ». L’auteur dégage 6 périodes qui commencent dès le Néolithique. Il met en relation ces différents moments avec les modèles de développement développés par les hommes.
Trois modèles de société sont proposés (chapitre 12 : Les natures de l’humanité).
Deux à ranger dans la catégorie néolithique :
– le traditionnel (c’est le modèle hors du temps, celui de la prédation reproductive et que Jacques Lévy appelle le Sous Développement Durable) et
– l’agro-industriel (notre modèle actuel, basé sur le matérialisme et la production prédatrice. La nature est l’objet-support de l’action).
Le modèle post-néolithique : ici, l’environnement devient une composante de la société. La nature est un patrimoine socialement construit. Liberté et responsabilité sont mises en avant afin de concilier développement humain et patrimoine naturel.

Au total, Jacques Lévy et ses partenaires livrent ici un ouvrage dense aux passages parfois difficiles (cf. le chapitre 1 de nature à décourager d’aller plus loin) mais un livre qui pose les bonnes questions et fournit des éléments de réponse aptes à alimenter le débat sur la mondialisation et la place des géographes, ainsi que la manière de représenter le monde en carte. Cet ouvrage est de nature à figurer en bonne place sur les rayons d’une bibliothèque publique ou personnelle. On consultera avec profit les nombreuses cartes et autres documents qui le ponctuent (graphiques, encarts), à la fois pour préparer des cours et pour sa culture personnelle. Toutefois, certaines cartes (notamment les cartogrammes) demeurent d’un accès difficile pour des élèves du secondaire.
Les candidats à l’agrégation interne, pour lesquels la question demeure encore au programme pour une année, tireront grand profit à consulter le chapitre 2 rédigé par René – Eric Dagorn, « Mondialisation », un mot qui change les mondes. Il y fait l’histoire du mot et consacre un encart sur l’histoire de l’enseignement de la mondialisation en étudiant les manuels du secondaire.

Copyright Les Clionautes