Comment devenons-nous touriste ? Peut-on repenser la mondialisation du tourisme au regard des arts de faire de celles et ceux qui l’inventent aujourd’hui ? Cet ouvrage se propose de répondre à partir du Việt Nam, pays encore pauvre qui enregistre une croissance significative du tourisme domestique depuis plus de vingt ans.

Les observations in situ et les matériaux biographiques construits depuis 2005 à travers le pays permettent de comprendre comment les Vietnamiens apprennent aujourd’hui à voyager dans leur pays, où les richesses comme les inégalités s’accroissent depuis le Đổi Mới. Une analyse critique de la gestion politique et normative du tourisme domestique, d’une part par l’État vietnamien et d’autre part par les institutions mondiales du tourisme, complète ce travail de terrain, afin de traduire les rapports complexes que ces touristes entretiennent avec les systèmes de contraintes au sein desquels ils se meuvent. La colonisation comme le socialisme sont ici compris non seulement comme des périodes historiques, mais aussi comme un ensemble d’organisations, de valeurs, d’acteurs et de pratiques qui sont aujourd’hui mobilisés comme ressources afin de construire des mobilités touristiques. L’étude géographique qui en est faite révèle l’inventivité de leurs apparitions, réappropriations et multiplications, selon des hybridations et des circulations, parfois conflictuelles, de pratiques et d’imaginaires.

Ce faisant, c’est une vision décentrée de la mondialisation touristique que propose cet ouvrage, permettant de mieux comprendre toute la complexité avec laquelle se reconfigurent les rapports de pouvoir au sein des sociétés postcoloniales.

Au commencement, il y a l’affect que développe Emmanuelle Peyvel pour la culture Vietnamienne, ici, en France. Ce sentiment se devine en permanence entre les lignes de ce livre, c’est d’ailleurs sa grande force. Divisé en trois grandes parties, l’ouvrage se propose d’analyser les pratiques touristiques -et plus particulièrement le tourisme domestique-, les acteurs, les mises en tourisme, le tout assimilé par la mondialisation et appuyant ses démonstrations sur son terrain vietnamien. Son approche du tourisme interne au Vietnam fait de ce livre, un texte original dans le grand monde de la géographie du tourisme : « il ne me semble pas avoir parlé à la place des Vietnamiens, non seulement parce qu’eux-mêmes s’étudient très peu (…), mais aussi parce que je me suis efforcée de travailler pour et avec eux… »

Emmanuelle Peyvel est actuellement maître de Conférences en Géographie à l’Université de Brest. Depuis 2005, ses recherches portent sur le développement du tourisme et des loisirs au Việt Nam. En 2005 elle obtient une bourse « Lavoisier » du Ministère des Affaires Etrangères français ce qui lui permet de débuter un Terrain de 2 ans à Hà Nội. En 2008, elle complète sa formation en langue vietnamienne à l’INALCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales, Paris). En 2009, elle soutient une thèse de doctorat sur le tourisme domestique au Việt Nam. Aujourd’hui, elle se concentre sur le rôle des mobilités récréatives dans la construction et la globalisation des villes vietnamiennes. Elle participe, en 2015, à l’écriture de La mondialisation du tourisme, les nouvelles frontières d’une pratique en collaboration avec Isabelle Sacareau et Benjamin Taunay.

En relatant des témoignages précis, on comprend que l’activité touristique au Vietnam est vécue comme un événement relevant de l’exceptionnel (p. 19-22) très apprécié et qui met en pratique un certain nombre de stratégies (de transports, financières, organisationnelles…) Malgré cela, le tourisme se développe pour les Vietnamiens au sein de leurs pays. « Pourtant force est de constater que le tourisme intéresse peu au Việt Nam. La majorité des études (…) est davantage centrée sur l’agriculture et la gestion forestière, le développement industriel (…) L’argument revenant le plus souvent pour justifier cette lacune tient à la place que le tourisme occupe dans l’économie nationale, comme si l’intérêt scientifique d’un sujet se mesurait à l’aune de ce qu’il peut rapporter. »

De l’importance des tactiques touristiques vietnamiennes

Cette première partie se divise elle-même en trois grandes sous-parties : 1) Quantifier 2) Raffiner 3) Se décentrer. Se basant sur de nombreux chiffres de l’OMT (Organisation Mondiale du Tourisme) rappelle la problématique de la quantification touristique. Néanmoins pour en revenir à son sujet Peyvel constate que « le Việt Nam apparaît ainsi comme une destination montante dans un des bassins touristiques les plus dynamique du globe. » Mais que les statistiques peinent encore à suivre de manière exacte la trace du tourisme au Việt Nam. Elle évoque notamment le comptage problématique des Vietnamiens de l’étranger. Pour mettre en tourisme un territoire il faut indiscutablement posséder des compétences et des tactiques touristiques qui depuis peu sont rentables au Việt Nam.

Le chapitre qui suit s’axe principalement autour de la question : qui possède des compétences touristiques et en use tactiquement au Việt Nam, depuis quand et où ? L’auteur nous invite là à rentrer dans son étude de cas. Proposant un bilan social et précise les mutations de la société vietnamienne : « La salarisation croissante de la main d’œuvre citadine introduit des changements durables dans la gestion de son temps. » (L’encart 1 propose la liste des Congés, fêtes et jours fériés au Việt Nam) Elle propose ensuite une analyse des inégalités touristiques, le tout agrémenté de nombreux graphiques ainsi que de cartes qui permettent d’avoir une vision concrète de ce pays, souvent mal connu par le monde académique. Pourtant le tourisme n’est pas vraiment quelque chose de nouveau au Việt Nam : « Si le tourisme a connu un développement sans précédent depuis de Đổi Mới, la profondeur historique de cette activité n’en est pas moins réelle. (…) Le Việt Nam a développé une histoire multiséculaire du voyage, liée à des motifs matrimoniaux, marchands mais aussi spirituels et de santé. »

Enfin le dernier chapitre évoque le décentrement. L’auteur évoque le fait qu’il faut attendre les années 1980, pour que les chercheurs s’intéressent au tourisme domestique. « Pourquoi ? Ces études sont-elles contemporaines de l’émergence de ce tourisme, ou reconnaissent-elles tardivement l‘existence de mobilités récréatives plus anciennes ? » Et de préciser les différents types de tourisme (tourisme national, intérieur, interne et domestique). Des photographies illustrent les différentes stratégies touristiques mises en œuvre par les touristes vietnamiens. L’auteur se base aussi sur des témoignages directs, ce qui rends la lecture de l’ouvrage très dynamique. Elle s’interroge aussi à la domestication et à l’appropriation de l’espace en tant que touriste et propose en conclusion de ce chapitre une carte des ressources touristiques vietnamiennes.

Touristes et socialisme

Dès sa note introductive, Emmanuelle Peyvel prévient : « Tout au long de ces trois chapitres, la théorie des arts de faire de Michel de Certeau aidera à mieux comprendre les tactiques avec lesquelles les touristes vietnamiens se réapproprient à des fins récréatives l’espace organisé par l’Etat. » Dans le premier chapitre de cette partie, elle revient sur le cheminement historique du tourisme contemporain au Việt Nam, tout d’abord en posant pour cadre premier l’Etat socialiste comme développeur touristique. L’administration vietnamienne du tourisme (création 1960) se pose en structure centralisée maillant le territoire. Aujourd’hui cette gestion passe par le ministère du Tourisme, des Sports et de la Culture. « La politique décidée en centrale est relayée par un service provincial de la culture des sports et du tourisme, qui dépend du comité populaire. (…) Chaque service provincial dispose d’une société de tourisme qui remplit certaines missions d’une agence de voyage (…) Dernier maillon de la chaîne : le district (…) relaie (…) la politique touristique. Ainsi cette organisation administrative maille l’intégralité du pays. » Ces différentes missions sont par la suite présentées dans des tableaux.

« Au même titre que l’école, ou la langue, l’Etat socialiste vietnamien s’appuie sur le tourisme pour bâtir la nation. » C’est aussi un des points qui explique l’importance du tourisme domestique au Việt Nam. Il n’est donc pas une surprise d’apprendre que le lieu le plus fréquenté du Việt Nam est le mausolée de Hô Chi Minh. L’importance de cet endroit en fait un haut-lieux du tourisme vietnamien. Nombreux sont les écoliers en voyage scolaire, mais aussi des groupements divers (ouvriers, retraités…) « L’identification est un des ressorts essentiels de la propagande socialiste. L’apparente simplicité de Hô Chi Minh est bien ici à comprendre comme un outil au service de l’adhésion du peuple. (…) Les autorités utilisent sa personne pour construire une nation unie. » Ainsi certains lieux sont cités en exemple de cette nation pluriethnique unie comme le barrage de Hoa Binh, un exemple de modernité socialiste, ou encore les musées d’ethnologie.

Le tourisme forme un homme nouveau. C’est d’ailleurs l’Etat socialiste qui encourage « le tourisme domestique comme instrument de justice et d’émulation sociale avant le Đổi Mới. » Une temporalité socialiste se met rapidement en place. Les jours fériés et les fêtes politiques permettent l’épanouissement du tourisme domestique. De plus, le tourisme va aussi connaître une vocation : « Il est conçu comme une récompense offerte aux plus méritants dans une perspective d’émulation sociale. » Encore aujourd’hui, les organisations de masses gèrent une grande partie du matériel lié à ce tourisme. « Ainsi, le syndicat des travailleurs vietnamiens, un des plus puissants du pays, reste propriétaire de près de soixante-dix hôtels dans le pays. »

S’exercer au tourisme dans la mondialisation

Après avoir entrevu les particularités du tourisme vietnamien, il nous faut à présent changer d’échelle pour finir de comprendre ce phénomène de façon globale. Parallèlement à l’évolution de la situation touristique de la métropole, durant l’époque coloniale, les français installent quelques infrastructures au Việt Nam. Dans ce septième chapitre, l’auteur démontre quels sont les moyens d’appropriations de ces lieux, suite à l’utilisation des français. Ces lieux touristiques originellement destinés au service de la colonisation française sont à l’époque exclusifs. Ces stations permettent « de faire du tourisme dans des lieux ressemblants à la France. » Ces stations, qui existent toujours au Việt Nam, ont toujours une vocation touristique mais détachée de « la grandeur de la colonisation. » On assiste donc aujourd’hui à des réappropriations touristiques (photographie 8 de la villa de Paul Doumer).

Devant la croissance touristique mondiale, à l’échelle du monde ou à l’échelle du Việt Nam, les interactions s’intensifient. « C’est donc autant le fait d’habiter que de cohabiter qui sera ici analysée, la cohabitation étant conçue comme un ensemble efficace de tactiques développées par les Vietnamiens pour gérer la présence de touristes désignés ou se revendiquant comme autres sur les territoires qu’ils pratiquent. » Après une étude de Terrain, Emmanuelle Peyvel distingue cinq « modalités de cohabitation : l’ignorance, l’évitement, la juxtaposition, le chevauchement et l’intégration » qu’elle détaille, dans ce dernier chapitre.

Cet ouvrage va rester longtemps dans ma mémoire. D’abord de part la qualité de l’écriture, il n’est pas donné à tout le monde d’écrire aussi bien un ouvrage scientifique aussi complet. D’autre part, les témoignages sont très bien ciblés, et servent à merveille l’argumentation de l’auteur. Ce livre peut intéresser tous géographes s’intéressant au phénomène touristique, bien sûr les étudiants travaillant soit sur le tourisme, soit sur le Vietnam et en particulier je recommande vivement sa lecture aux candidats des concours de l’EN, qui planchent sur la question du tourisme et des loisirs. L’auteur vient d’ailleurs d’intégrer le jury en ce qui concerne l’agrégation de géographie. A bon entendeur !