Ils ont même, pour certains d’entre eux, été des acteurs importants de la guerre civile qui se déroule de 404 à 403 avant notre ère. Ces quatre personnages forment avec six autres, le chœur d’Athènes 403. Une histoire chorale, paru en 2020 aux éditions Flammarion dans la collection « Au fil de l’histoire ». L’ouvrage a été rédigé à quatre mains par Vincent Azoulay, anthropologue de la Grèce ancienne, directeur d’étude à l’EHESS, directeur de rédaction des Annales Histoire Sciences Sociales et Paulin Ismard, professeur d’histoire grecque à l’université d’Aix-Marseille et membre de l’Institut universitaire de France, tous les deux historiens spécialistes de la démocratie athénienne.

La crise athénienne de la fin du Ve siècle av. J.-C.

L’histoire que nous racontent V. Azoulay et P. Ismard se déroule à la fin du Ve siècle, à Athènes, juste après ce que Thucydide considère comme « la plus grande crise qui émut la Grèce et une fraction du monde barbare ». En effet, en 404 av. J.-C., les oligarques athéniens, profitant de la défaite de leur cité et avec l’appui des troupes spartiates, mettent fin aux institutions démocratiques en place depuis les réformes clisthéniennes. Il s’agit de la deuxième révolution oligarchique que traverse la cité d’Athènes. Le nouveau système politique, mis en place par les oligarques, est alors dominé par la tyrannie des Trente qui dirige la vie de la cité et qui, sous l’impulsion de Critias et Chariclès, diminue le nombre de citoyens à 3330.

À la différence de la première révolution oligarchique qui avait vu le jour en 411, cette seconde oligarchie met en place un véritable régime de terreur où les Trente châtient à la fois les responsables de la défaite athénienne dans la guerre du Péloponnèse, mais également les défenseurs de la démocratie. Face à ces exactions, les démocrates sous la direction de Trasybule décident de faire face aux Trente et s’emparent du Pirée. Suite à plusieurs batailles victorieuses de « ceux du Pirée » sur « ceux de la ville » et après de difficiles négociations, une réconciliation a eu lieu le douzième jour de Boédromion (octobre) en 403.

403, l’année de l’unité retrouvée.

V. Azoulay et P. Ismard insistent sur le fait que le jour de la réconciliation est resté une date importante dans l’histoire d’Athènes. En effet, cinquante ans après, les habitants de la cité célébraient toujours le retour des exilés et la restauration démocratique, mais surtout fêtaient le souvenir de l’unité retrouvée alors même que la cité sortait de dix-huit mois de guerre civile. Toutefois, les auteurs mettent en lumière un visage de la cité athénienne très différent au cours de la réconciliation de ce qu’elle avait l’habitude de renvoyer auparavant.

En effet, la Pnyx, lieu où s’exercent les débats de l’Assemblée et où apparaissent habituellement les divisions au sein de la communauté, fut au cours de cet évènement le lieu de l’unité retrouvée. À l’inverse, l’Acropole, symbolisant l’unité de la population de la cité d’Athènes au travers de la procession des Panathénées, a été ce jour-là le lieu d’une procession et d’un sacrifice dont les oligarques, ainsi que tous les hommes restés en ville, furent exclus.

L’un des enjeux des auteurs est de montrer que la démocratie telle qu’elle existe après la guerre du Péloponnèse et la guerre civile, et qui se prolonge au IVe siècle, n’est pas aussi décadente que l’historiographie classique a pu nous la présenter. Néanmoins, ils rappellent que la démocratie du IVe siècle, n’est plus tout à fait la même que celle du siècle de Périclès, et que ces transformations se réalisent en 403 et au cours des années suivantes.

Une histoire chorale

V. Azoulay et P. Ismard font le choix dans l’ouvrage de ne pas exposer la trame chronologique de la guerre civile. Ils considèrent qu’établir « le déroulement de la stasis [reviendrait] déjà à en proposer une interprétation ». Ils rappellent par ailleurs que seules les deux bornes extrêmes paraissent assurées : la capitulation d’Athènes en avril 404 et la réconciliation au début d’octobre 403.

Or entre ces deux évènements séparés d’un an et demi, la tyrannie des Trente ne dure que huit mois. Il existe ainsi différentes hypothèses quant au moment où se sont déroulés les « huit mois sanglants » : pour certains cet épisode a eu lieu du printemps 404 à décembre 404 ou janvier 403 ; pour d’autres il se situe entre septembre 404 et juin 403. Il est ainsi difficile de tracer le fil chronologique de la guerre civile au cours de laquelle l’histoire des Trente est surreprésentée  dans les sources anciennes, au point de laisser penser que la guerre civile et le gouvernement des Trente auraient la même temporalité.

Les auteurs veulent avoir une meilleure compréhension de ce qu’a été la guerre civile qui suit directement la guerre du Péloponnèse, tout en voulant proposer une description neuve de la société athénienne. V. Azoulay et P. Ismard s’interrogent sur la façon dont les Grecs eux-mêmes pouvaient concevoir la cité. C’est la raison pour laquelle la notion de chœur s’est imposée aux auteurs.

En effet, cette métaphore revient souvent chez les auteurs anciens pour décrire tout collectif, y compris celui de la cité, même si cela est plus rare comme le montrent V. Azoulay et P. Ismard. Habituellement, les historiens qui décrivent la société athénienne parlent de groupes, de réseaux, ou encore de statuts sociaux et juridiques qui séparent les citoyens des métèques et des esclaves. Pour les auteurs, la société d’Athènes est beaucoup complexe que ce schéma classique laisse supposer. Ils décident alors de partir d’une représentation chorale pour décrire différemment la société athénienne.

Ils rappellent toutefois qu’ils ne sont pas novateurs en voulant réaliser une étude chorale, le concept ayant déjà été utilisé par le passé en sciences humaines, et l’étant toujours dans la littérature et le cinéma avec le roman de fiction « choral » comme La Vie mode d’emploi de Georges Pérec et les films choraux tels que Short Cuts de Robert Altman. Ainsi V. Azoulay et P. Ismard ont choisi des individus très différents, certains très célèbres et d’autres beaucoup moins, pour « reconstituer à chaque fois les chœurs qui [les] entourent et [les] auréoles ».

Dix personnages pour refléter la société athénienne

V. Azoulay et P. Ismard ont organisé l’ouvrage en dix chapitres, partant toujours d’un personnage tout en essayant de ne pas « reconduire une histoire des grands hommes ». Les deux premiers chapitres présentent simultanément la « dynamique des groupes hétéroclites » qui se retrouvent à l’occasion de la guerre civile autour de l’oligarque Critias et du démocrate Thrasybule.

Les auteurs tentent également de mettre en relief des personnages plus inattendus ; c’est le cas d’Archinos, l’un des chefs de « ceux du Pirée » qui, peu après la réconciliation, rassemble autour de lui des personnes venues des deux camps et déjoue ainsi la bipartition de la vie politique en formant un groupe de « centristes ». De même, les auteurs insistent sur les personnes qui, pour des raisons diverses, « n’entrent dans aucun chœur politique », dont fait partie Socrate. L’ensemble de ces personnages auxquels il faut ajouter la prêtresse d’Athéna Lysimachè, exercent une « influence structurante » sur les groupes qui les entourent.

Or, V. Azoulay et P. Ismard veulent également mettre en lumière des individus qui n’exercent aucune influence notable, mais qui permettent néanmoins de restituer les différents chœurs dans lesquels ils évoluent. C’est le cas du travailleur pauvre Euthéros, de la riche héritière Hégèso, de l’ancien esclave Gèrys et du bureaucrate Nichomachos. Enfin, l’orateur Lysias est quant à lui présenté comme le « principal producteur des sources de la guerre civile ».

Pour conclure, la question portée par V. Azoulay et P. Ismard au sein de leur ouvrage est tout-à-fait originale. Le lecteur peut à son gré partir à la rencontre des personnes de son choix sans pour autant suivre l’organisation des différents chapitres. Il doit toutefois débuter sa lecture par l’introduction, sans quoi il ne comprendrait pas l’objectif même de l’ouvrage qui est de restituer une histoire chorale. Une fois passée cette étape, la lecture des différents chapitres est aisée tant l’écriture y est fluide. Pour ma part, j’ai une petite préférence pour le chapitre qui traite de l’esclave Gèrys, dont la reconstitution de son vécu n’est pas sans rappeler l’immense ouvrage d’Alain Corbin, Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot.