Les éditions Points nous proposent la version poche de l’ouvrage de N.Werth consacré aux millions d’individus ordinaires victimes de la grande terreur de 1937-1938. Ce spécialiste de l’Union soviétique nous livre une étude qui se base sur les archives mêmes des services de sécurité soviétique et sur les travaux les plus récents des historiens russes sur le sujet et ceux de l’association Mémorial.
L’ouvrage permet de découvrir le mode de fonctionnement de l’appareil répressif soviétique grâce à la reproduction de documents internes. Il pose aussi la question des victimes, pour la plupart des citoyens ordinaires victimes du totalitarisme stalinien.Purges des années 30 et Grande Terreur.
Les procès de Moscou qui visèrent à éliminer les cadres du parti et de l’armée afin de favoriser l’émergence d’une élite plus jeune et surtout plus dévouée au maitre du Kremlin sont la partie émergée de la Grande Terreur. Ils ne représentent que 7% des victimes de celle-ci mais ils en furent pendant longtemps le symbole.
Les purges des élites visèrent principalement deux catégories de cadres du système. Les cercles familiaux de province constitués par les dirigeants locaux du parti qui avaient organisé autour d’eux un réseau relationnel à l’image du cercle des fidèles de Staline. Leur élimination permet de renforcer le contrôle exercé par le pouvoir central. Elle permet aussi la tenue de procès publics en province qui font apparaître le maître du Kremlin comme le défenseur des citoyens soviétiques face aux abus des cadres locaux. L’autre catégorie de victimes est celle des cadres du parti, de l’armée, des ministères, souvent compétents, mais pas assez staliniens et donc éliminés.
Les opérations de masse de 1937-1938 s’inscrivent dans un projet global de transformation de la société soviétique. Un projet qui vise à éliminer les éléments socialement nuisibles et qui est mis en place à une échelle moindre dès le début des années 30. La collectivisation qui accompagne le premier plan quinquennal fixe déjà des catégories et des quotas de koulaks à affecter. Les transformations des villes soviétiques s‘accompagnent d’une volonté de contrôle des individus qui s’y trouvent. Là aussi on fixe des quotas de catégories de citoyens à déplacer. De même que la volonté de contrôle des frontières s’accompagne de plus en plus de la désignation de victimes « nationales » dans ces régions frontalières, suspectes par les liens qu’elles pourraient avoir avec l’étranger.
Mais il semblerait que ce soit le regain des tensions internationales à partir de 1936 qui fit considérer comme une possible 5° colonne tous ceux qui apparaissaient déjà suspects aux yeux du régime.
Des quotas dépassés…
C’est le 2 juillet 1937 que commença l’opération Koulak, première et principale opération de masse. N Werth s’emploie à montrer les différentes étapes du processus de décision et l’emballement du système lié au dépassement des quotas. Pour cela il n’hésite pas à reproduire de nombreux documents, dont beaucoup peuvent être réutilisés dans le cadre d’un cours sur les totalitarismes.
D’emblée l’opération à un caractère quantitatif, Staline demande à chaque responsable de lui proposer des quotas de koulaks et d’éléments criminels de 1ère (à condamner à mort)ou 2° catégorie (destinés aux camps). Cela suppose l’existence d’un système de fichage précis des individus susceptibles d’entrer dans les catégories. Or Werth montre comment ce fichage reste décentralisé, souvent peu à jour. Pour la plupart des individus cela se limite à leur simple recensement. L’on ne sait pas comment ceux-ci furent utilisés par les responsables régionaux pour évaluer leurs quotas. Ainsi Khrouchtchev proposa le nombre de 41 000 individus pour la seule région de Moscou…Dans d’autres régions on se contente de chiffres provisoires en attente de réponses des districts locaux pour compléter, signe d’une certaine difficulté à recenser les individus.
Mais dès le 10 juillet, le Politburo peut envoyer les quotas aux responsables régionaux. L’opération doit rester secrète, les responsables du NKVD sont convoqués à Moscou le 16 juillet avant sa mise en œuvre. Il apparait que certains responsables régionaux voulaient élargir la liste des cibles, Iejov aurait alors évoqué la possibilité de dépassement de quotas mais toujours avec l’accord du centre. Des réunions suivirent ensuite au niveau régional dans la même logique.
Le 30 juillet, l’ordre opérationnel 447 est signé par Iejov. Il précise les 8 catégories cibles à répartir en deux groupes ainsi que les quotas régionaux. La nature secrète de l’opération et les différentes modalités de sa mise en œuvre sont rappelées. Les condamnations à mort des individus doivent rester secrètes, officiellement ils ont été condamnés à dix ans de camp. Même dans les années 50, il est répondu que les individus exécutés ont été condamnés au camp et y sont morts. La date supposée du décès est fixée arbitrairement par l’administration pour tomber dans la période de camp.
Cette planification n’empêcha pas un dépassement des quotas, deux fois plus pour la deuxième catégorie, cinq fois plus pour la première. L’opération prévue pour durer quatre mois dura un an. Plusieurs facteurs à cela, les responsables du NKVD semblent rivaliser pour montrer leur dévouement et demandent des augmentations de quotas. De leur côté, Staline et Iejov augmentent également les quotas à plusieurs reprises tout en prolongeant les opérations. Malgré les résultats, les responsables sont convoqués à Moscou en janvier 1938, ils sont appelés à faire leur autocritique et à purger jusqu’à leurs propres rangs, incitation et menace qui produisit aussitôt ses effets sur le nombre de personnes arrêtées et condamnées. Iejov n’hésite pas à se déplacer auprès des responsables locaux, la reproduction de son intervention devant les responsables du NKVD d’Ukraine est particulièrement intéressante sur la méthode de motivation des cadres.
L’opération koulak est complétée en 1938 par des opérations nationales qui visent des minorités soupçonnées d’avoir des liens avec l’étranger. A la différence de l’opération koulak, Moscou ne se contente pas de quotas, c’est chaque cas qui doit être approuvé individuellement.Une opération spéciale visa également les familles des condamnés, près de 20 000 épouses et autant d’enfants en furent victimes.
La mise en œuvre des exécutions de masse.
Le NKVD se charge de celle-ci, la plupart de ses membres ont acquis une expérience des exécutions lors de la guerre civile. Leur niveau d’étude se limite généralement à l’école primaire. La Sécurité d’Etat ne comprend cependant que 25 000 agents (dont 5000 à Moscou) et 90 000 militaires et gardes-frontières. Et donc quelques centaines d’agents au maximum dans les régions. Il fallut trouver du renfort avec les membres plus jeunes et plus diplômés des écoles de formation, voire à la police ordinaire ou à des membres sûrs du parti.
Mais le NKVD lui-même vit la moitié de ses responsables locaux et régionaux arrêtés durant l’opération. Le passage du statut de bourreau à celui de victime est aisé compte tenu du passé de nombreux agents. Un passé qui, comme pour de nombreux soviétiques, n’était pas nécessairement bolchevique avant la révolution. Faire preuve de zèle a ainsi pu apparaître comme un moyen d’éviter d’être victime.
Pour proposer et remplir les quotas on fit appel aux fichiers. Pour certaines catégories de victimes, le seul fait d’être recensé sur un fichier suffit. Or dans certaines régions ces fichiers catégoriels dataient parfois de la guerre civile. Ailleurs on puisa dans le réservoir des personnes ayant été déplacées dans la région voire dans les affaires criminelles en cours pour aller plus vite.
Pour étoffer les dossiers on demanda aux membres de divers organismes (soviet, kolkhoze etc..) de rédiger des rapports d’une dizaine de lignes… quand ce ne sont pas les agents du NKVD eux-mêmes qui les rédigent ou font pression sur des témoins pour en obtenir. Les agents de la sécurité d’état réussissent ainsi à créer de toutes pièces des réseaux de comploteurs en tous genres uniquement pour faire du chiffre ; les extraits rapportés sont édifiants. Dans un tel contexte, certains laissent libre cours à leurs pulsions sadiques.
L’étude des divers documents disponibles permet de remarquer la rapidité du travail des troïki chargées d’instruire les dossiers. Chaque jour des centaines de dossiers sont instruits, et les délais entre l’arrestation et le jugement ne sont que de quelques semaines. L’exécution ayant en général lieu dans les jours qui suivent.
Quelles victimes ?
N Werth se livre à un rappel historiographique sur le bilan humain. Le bilan final fait état de près d’1,5 million de condamnations, dont plus de 680 00 à la peine de mort. Ce qui représente 85% des condamnations à mort prononcées en URSS en temps de paix de 1921 à 1953, et ce en 2 ans seulement. Il faut y ajouter plus de 200 000 personnes décédées dans les camps ou lors de leur transfert vers ceux-ci durant la même période. Un soviétique sur cent a donc été arrêté durant cette période.
La répartition des victimes varie selon les régions. Les régions les plus touchées (en %) sont les régions frontalières (le record est détenu par la Carélie) touchées par les opérations nationales, les régions comme la Sibérie qui abritaient déjà de nombreux déplacés qui constituèrent des victimes désignés. Mais au-delà de ces éléments rationnels d’explication des différences, il faut aussi prendre en compte le degré de zèle des dirigeants locaux du NKVD.
Le facteur national joua également un rôle. : un citoyen soviétique ayant des origines polonaises avait 20 fois plus de chance d’être arrêté et était ensuite condamné à mort dans 80% des cas… Polonais et Allemands constituent ainsi les plus forts contingents de victime en raison de la menace que représente leurs états pour Staline. Ce facteur national influe également sur la répartition régionale des victimes. Mais les documents montrent aussi que le simple fait d’avoir des contacts avec des personnes d’origine étrangère peut suffire pour être arrêté dans ce cadre-là.
L’étude des origines sociales montre également que des catégories comme les koulaks, le clergé, les déplacés spéciaux ou les « gens du passé » sont plus touchées. Mais les statistiques semblent avoir été corrigées plusieurs fois pour gonfler ces groupes là et sous-estimer la part des ouvriers et employés arrêtés. Ces derniers étaient censés soutenir le régime. Mais le titre de l’ouvrage est aussi là pour rappeler le rôle du hasard.
En conclusion
Un ouvrage incontournable sur cette Grande Terreur. Il nous plonge au cœur de celle-ci, des mécanismes qui brisèrent des millions de vie. L’arbitraire du système stalinien est mis en évidence. La conclusion qui montre comment prend fin la Grande terreur et l’élimination de Iejov et les poursuites pour excès de zèle à l’égard de certains membres du NKVD suffit à le rappeler.
L’abondance de document constitue un matériel dont il serait dommage de se priver pour travailler avec des élèves sur le totalitarisme stalinien.
Compte-rendu de François Trébosc, professeur d’histoire géographie au lycée Jean Vigo, Millau
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