L’âge d’or de l’ordre masculin” (1804-1860) d’Éliane Viennot, publié en mars 2020 aux éditions du CNRS, est le quatrième volet d’une entreprise ambitieuse commencée il y a une quinzaine d’années, portant sur “ La France, les femmes et le pouvoir” (1).

(1) les trois premiers volumes ont été publiés aux éditions Perrin. http://www.elianeviennot.fr/FFP-livres.html

Avant de présenter l’ouvrage, quelques mots sur l’autrice et son parcours. Éliane Viennot est agrégée de lettres et spécialiste de l’histoire de la littérature française, en particulier de celle de la Renaissance. C’est aussi depuis sa jeunesse une militante engagée en faveur du droit des femmes et de l’égalité des sexes. Cet engagement citoyen explique sans doute l’orientation de ses travaux de recherche historique qui relève de l’histoire du genre. Mais ce qui ressort de la lecture de son livre, c’est d’abord son érudition remarquable, sa connaissance approfondie des sources écrites de la période qui sont passées ici au crible d’une analyse critique rigoureuse. Éliane Viennot fait donc partie de cette lignée de chercheuses et chercheurs féministes qui, depuis les années 70, ont permis de mettre au jour ce continent longtemps ignoré et caché qu’était l’Histoire des femmes et qui ont oeuvré à la déconstruction des rapports de pouvoir et de domination qui sont le soubassement  des sociétés patriarcales occidentales.

La thèse centrale de l’ouvrage est en quelque sorte contenue dans le titre du livre et  dans les limites chronologiques choisies par l’autrice. En partant de  1804, date de la promulgation du Code civil qui fait des femmes françaises «des mineures à vie» (p.9), elle prend délibérément le contrepied d’un récit historique plus consensuel et républicain qui tend à présenter la Révolution de 1789 comme porteuse d’une promesse d’émancipation des femmes, au nom des principes de liberté et d’égalité. En réduisant son champ d’analyse à la première moitié du XIXème siècle, elle démontre que cette période représente au contraire un «âge d’or de l’ordre masculin», «en aggravant des tendances déjà lourdes : la séparation des sphères entre les sexes, la distribution inégale des richesses et des pouvoirs entre ceux qui se réservaient la vie publique et celles à qui ils attribuaient la vie domestique» (p. 10). De fait, pendant cette période, le fossé qui sépare  les deux  sexes ne cesse de s’élargir puisque, alors que les libertés des femmes sont étroitement corsetées par le Code Napoléon, les hommes, eux, se voient reconnaître peu à peu de nouveaux droits politiques, jusqu’à l’instauration en 1848 du suffrage « universel » masculin. L’époque a produit aussi une  quantité impressionnante  de discours et d’écrits de toutes sortes (juridique, historique, moral, « scientifique », littéraire, etc.) visant à légitimer  et consolider  l’ordre masculin et maintenir l’exclusion des femmes de la sphère publique ;  les femmes et les quelques hommes féministes  qui contestent et qui luttent pour   la liberté et l’égalité  constituant  évidemment des cibles privilégiées. C’est à l’analyse des ces discours que l’autrice nous convie dans son ouvrage, rendant ainsi par la même occasion un hommage aux femmes qui « mènent d’un bout à l’autre de la période un combat héroïque, pour leur survie d’abord, mais aussi pour changer la donne : pour que l’égalité, la liberté ne restent pas le bien des frères » (p. 12).

L’ouvrage est divisé en 7 chapitres de longueur inégale.

Le premier, intitulé « la contagion de l’exception française », est court et vise à replacer la situation française dans le cadre européen. L’autrice montre que l’exclusion des femmes du pouvoir est un fait général pendant la période, à quelques exceptions près, dont la plus notable est le long règne de Victoria au Royaume-Uni. Éliane Viennnot voit dans cette exclusion une influence de la domination napoléonienne sur l’Europe, certains États conservant après la chute de l’Empire les principes du Code civil français qui assujetit les femmes au pouvoir masculin. De 1815 jusqu’en 1848, de nombreux états se dotent de constitutions « modernes », plus ou moins inspirées du modèle français, inscrivant ainsi dans le marbre de la loi l’ exclusion des femmes de la sphère politique.

Le chapitre 2, « la politique, une affaire d’hommes », fait un tour d’horizon de l’exclusion des femmes des sphères du pouvoir, quels que soient les régimes politiques qui se succèdent. Au printemps 1848, la proclamation de la seconde République et l’établissement du suffrage « universel » masculin est un moment fort où les revendications féministes se font entendre, avec le résultat que l’on connaît… Outre les progrès de la participation politique des hommes, la période se caractérise par l’essor de la presse et sa libéralisation progressive. Or, c’est un univers d’hommes pour l’essentiel ; ce sont eux qui « font l’opinion ». (Une presse féminine tente de se développer mais cet apect est abordé par l’autrice plus tard, en particulier dans le dernier chapitre). Enfin , quand cela ne suffit pas pour réduire les femmes au silence, « reste la répression »(p. 39), le recours à l’intimidation et à la violence. L’intimidation peut passer par le rire ou les quolibets « entre hommes ». Elle passe aussi par la répression ou la violence, visant à faire taire les voix discordantes : Madame de Staël pendant le premier Empire et surtout, suite à la révolution de février 48 quand la réaction gagne le pays, celle visant les clubs de femmes et leurs dirigeantes les plus en vue, telles Eugénie Niboyet ou Jeanne Deroin.

Le chapitre 3, « assurer l’ordre masculin : légiférer, réprimer, séparer », vise à analyser les conséquences concrètes de l’application du Code civil sur le sort des femmes mariées placées sous la tutelle et la dépendance du mari. Selon les mots de l’autrice, « dire que le Code civil est conservateur est un euphémisme » (P.46) et elle en fait la démonstration, d’autant plus que le divorce est interdit en 1816. La loi est strictement appliquée , en vertu du Code pénal de 1810, par des juges souvent inflexibles quand il s’agit de défendre l’honneur bafoué d’un mari trompé . Aussi, l’adultère féminin est-il sévérement réprimé alors que celui du mari est largement toléré, selon les critères d’une « double morale sexuelle » qui conduit beaucoup d’hommes mariés à « orienter leur sexualité extraconjugale vers la prostitution ou l’entretien de célibataires et de jeunes veuves hors domicile conjugal » (p.51). Enfin, l’enseignement primaire des filles fait l’objet d’un désinvestissement quasi-total d’un régime à l’autre alors que celui des garçons est encouragé, à partir de la loi Guizot de 1833. Délaissée par les gouvernements, de nombreuses congrégations féminines catholiques s’engouffrent dans la brèche pour répondre aux besoins des familles, mais cet aspect ne sera développé que dans le dernier chapitre du livre.

Dans le chapitre 4, « défendre l’ordre masculin : le temps des chiens de garde », l’autrice analyse le rôle de la classe intellectuelle – c’est à dire essentiellement des hommes qui écrivent et publient- pour réduire les femmes au silence et les ramener à leur rôle traditionnel. Conformément à sa formation littéraire, elle accorde une grande place aux attaques subies par les femmes de lettres qui marchent sur les plate-bandes des littérateurs, nous offrant ainsi « en creux » un pan de l’ histoire de la littérature d’une période pendant laquelle les femmes sont en réalité très présentes, en particulier dans la production romanesque. Pendant des décennies, le feu des attaques est nourri et constant contre les femmes de lettres, – mais sont-elles vraiment des femmes, se demandent certains ?- comme en témoignent les nombreuses citations reproduites dans le chapitre. Enfin , «  la femme » est aussi « un sujet inépuisable de bavardages, d’amusement et de raillerie »,  élément important de la sociabilité masculine qui contribue puissamment à conforter l’ordre dominant.

Le chapitre 5, «légitimer la sujétion des femmes », porte sur l’analyse des discours « sérieux », tendant à donner un socle solide à l’ordre masculin. Éliane Viennot remarque que quel que soit leur domaine de savoirs, presque tous les diplômés s’accordent pour légitimer la différence des sexes : philosophes, penseurs (Proudhon), historiens (Michelet), médecins, etc. ; « cette énorme production de discours prétendument sérieux tente d’expliquer, d’une manière ou d’une autre, pourquoi une moitié de l’humanité à été privée de droits aussi fondamentaux que la liberté, l’égalité, l’autonomie, la participation, l’éducation, dans un temps où l’autre moitié proclame sa révérence envers ses valeurs. Et pourquoi il ne saurait en être autrement” (p.193).

Le dernier chapitre, «  À la guerre comme à la guerre : la part des féministes », se distingue nettement des précédents qui étaient consacrés à l’analyse des discours produits par les hommes pour légitimer l’ordre masculin. Ici, le propos est de présenter les résistances et les mouvements de défense des droits des femmes dans un contexte très difficile. Car comme l’écrit justement Éliane Viennot, «  c’est l’opiniâtreté de femmes seules ou en groupes, d’hommes le plus souvent isolées, c’est la résistance quotidienne de milliers d’autres qui explique, en dernier ressort, le niveau d’agressivité verbale qui caractérise la période » (p. 264). Hommage appuyé à ces générations de féministes qui, sur 80 pages, analyse un combat et une résistance dans ses multiples dimensions. Elle contribue ainsi à faire sortir de l’ombre un certain nombre de personnalités remarquables (Mme de Genlis, Jeanne Deroin, Eugénie Niboyet, Ernest Legouvé…) et ce n’est pas le moindre mérite de son livre…

« L’âge d’or de l’ordre masculin » d’Éliane Viennot est donc un ouvrage dont je recommande la lecture, en particulier aux collègues qui ont à enseigner cette période en première ou en quatrième. Mais plus généralement, à tous ceux qui sont désireux de se mettre à jour sur une histoire des femmes et du féminisme, selon une approche historiographique qui est ici à la croisée de l’histoire politique, de l’histoire culturelle et de l’histoire des mentalités.