Voilà un ouvrage qui aborde un sujet peu traité dans les études consacrées au régime stalinien ou à la Seconde Guerre mondiale, celui des principaux dirigeants de l’Armée rouge. Les deux auteurs, Jean Lopez, Lasha Otkhmezuri déjà spécialistes du front de l’Est s’intéressent ici à la carrière et à la personnalité des 17 maréchaux de l’Union soviétique nommés par Staline.  Comme toujours avec les deux auteurs, les sources russes sont largement exploitées ce qui permet de renouveler une vision, souvent héritée de la Guerre froide, de l’armée soviétique.

Leur démarche consiste à nous brosser un portait de groupe de tous ces hommes avant de passer à leurs biographies respectives avec leurs parcours avant, pendant et après la Seconde Guerre mondiale . L’ouvrage comprend également une série de cartes qui permet de suivre le déroulement des opérations durant la guerre civile, on peut cependant regretter qu’il n’y ait pas de cartes pour ce qui concerne la Seconde Guerre mondiale.

Le point commun de ces maréchaux : La peur de Staline

Le portait de groupe permet de mettre en évidence un certain nombre de points communs à la majorité d’entre-eux . Sur le plan personnel, ils ont un âge proche de la cinquantaine, une vie conjugale marquée par de nombreux remariage et des origines plutôt modestes mais paysannes et non prolétaires. La plupart ont participé à la Grande Guerre, souvent décorés, et tous ont été acteurs de la guerre civile. Celle-ci créant souvent des liens notamment au sein de la Konarmia . Leur formation militaire s’est largement faite sur le terrain lors de ces conflits, les cours théoriques auxquels ils ont pu assister plus tard dans des écoles militaires étant réduits. Enfin, on retrouve chez tous une vie marquée par l’expérience de la Grande Terreur de 1937-1938, elle coûte la vie à 3 d’entre eux, deux en sortent blessés dans leur chair et tous ont traumatisés : peur de Staline à qui on n’ose désobéir ou discuter les ordres, emploi de la menace, voire de la violence et parfois même une tendance à la délation.

Vorochilov, Boudienny, Egorov, Bliukher et Toukhatchevski, les maréchaux héros de la guerre civile

La promotion de 1935 honore 5 maréchaux ayant occupé des fonctions importantes durant la guerre civile : Vorochilov, Boudienny, Egorov, Bliukher et Toukhatchevski. A travers ces promotions et le destin de ces 5 hommes on voit l’importance des liens avec Staline. En effet, Vorochilov, Boudienny et Egorov côtoient Staline dans les opérations sur le front Sud, ce que le maître du Kremlin n’oublie pas. Il favorise leur carrière et leur évite l’exécution lors des purges. Ceci en échange d’une obéissance absolue et d’une absence de critique publique., une condition que Egorov ne remplit pas ce qui lui vaut d’être exécuté en 1939.

Leurs origines sont modestes, sauf pour Egorov et Toukhatchevski, respectivement fils d’employé de commerce et de noble de province. Les auteurs décrivent leurs parcours lors de la grande guerre puis de la guerre civile, ils s’illustrent en général dans les deux, à l’exception notable de Vorochilov qui bien que courageux révèle de nombreuses lacunes en tant qu’officier supérieur, ce qui n’empêche pas Staline le nomme à la tête du ministère de la défense. Boudienny démontre de réelles qualités de meneur d’hommes et de tacticien pour la cavalerie, cela lui vaut le surnom de Murat rouge. Tous deux recevront des commandements en 1941 mais seront vite écartés au vu de leurs échecs.

Bliukher s’illustre en extrême-orient où il fait toute sa carrière contre les Blancs et les Japonais. Toukhatchevski et Egorov vont occuper des postes de commandement mais ensuite vont avoir une brillante carrière en tant qu’officiers d’état-major et à la tête de l’Armée rouge. On doit au premier de vastes objectifs de réorganisation et la mise au point d’une doctrine opérationnelle. Mais leurs mérites respectifs ne leur permet pas d’éviter la Grande terreur , comme beaucoup d’autres Egorov, Bliukher et Toukhatchevski sont exécutés durant celle-ci après des procès truqués et des aveux obtenus sous la torture.

Joukov, Koniev, Vassilevski et Rokossovski, les artisans de la victoire soviétique

La période de la Grande Guerre patriotique voit la promotion de nombreux maréchaux. Toutefois, ceux qui vont apparaître comme les grands vainqueurs, ne sont pas ceux du début du conflit. En effet ceux qui sont en fonction lors de Barbarossa vont être tenus responsables des défaites. A l’image d’un Timochenko qui avait cependant fait ses preuves lors de la Grande Guerre et de la guerre civile. Il avait même accédé aux plus hautes fonctions grâce à son succès dans la guerre de Finlande, cela lui a permis de tenter de réformer l’Armée rouge. Mais ces échecs de 1941 et 1942 entraînent son limogeage. Une carrière différente de celle de l’élégant Chapochnikov ; celui-ci a été officier d’état-major dans l’armée du tsar et occupe les mêmes postes au sein de l’Armée rouge. Il théorise ses idées liant offensive et défensive et mentionnant le rôle du politique. Il connaît une mise à l’écart au début des années 30 mais fait partie des rares épargnés par la Grande Terreur. C’est un des principaux auteurs du plan mis en œuvre par Timochenko contre la Finlande et cela lui vaut le maréchalat. Avec la début de la guerre il garde la confiance de Staline, mais sa santé le contraint à limiter ses activités jusqu’à sa mort en 1945.

Parmi les nombreux maréchaux promus durant la Grande Guerre patriotique, certains se dégagent par leurs talents et leur rôle : Joukov, Koniev, Vassilevski et Rokossovski. Les auteurs montrent comment Staline sait les récompenser et en même temps joue sur leurs rivalités pour asseoir son autorité et son pouvoir. De tous, Joukov est le plus connu, les auteurs ont d’ailleurs publié une excellente biographie à son sujet. Malgré une formation théorique relativement limité, il a été le plus proche conseiller de Staline durant la guerre, et aussi un de ses plus rudes commandant, n’hésitant pas à verser le sang de ses hommes. Epargné par la Grande terreur, il bénéficie indirectement de celle-ci pour s’élever en grade à la faveur des places libérées. C’est sur le front qu’il va donner la pleine mesure de ses capacités, soit comme commandant opérationnel soit comme envoyé spécial de Staline. Honoré en tant que vainqueur à Berlin, il est écarté ensuite par Staline avant de revenir au premier plan comme ministre de la défense après la mort de celui-ci. Les auteurs montrent aussi comment il forma avec Vassilevski forma un tandem efficace à la Stavka. Vassilevski joue un rôle important dans toutes les entreprises de planification de l’Armée rouge. Il se révèle mesuré et à l’écoute même si comme ses collègues il est incapable de dire non à Staline. et collabore efficacement avec Joukov. Il joue un rôle central dans la conduite de la bataille de Stalingrad et est promu maréchal en février 1943.

Dans un autre registre, le nom de Koniev est également associé à celui de Joukov, mais pour mieux faire ressortir leur rivalité. Il partage avec Joukov la même efficacité dans le commandement et la même brutalité avec ses hommes. Lors de l’attaque allemande, il subit la puissance des forces adverses mais se distingue lors de la bataille de Smolensk et de la contre-offensive devant Moscou et à Koursk. La bataille de Korsoun lui vaut le maréchalat en février 1944 mais entérine aussi la rivalité avec Joukov, chacun rejetant sur l’autre la responsabilité du demi-échec de l’encerclement une rivalité qui na va pas cesser jusqu’à la fin de la guerre et une animosité qui explique son comportement lors de l’éviction de Joukov.

Rokossovski est un maréchal qui revient de loin. En effet, avec un père polonais, sa carrière a failli s’arrêter prématurément lors des purges des années 30 qui lui valent 3 ans de prison et de torture. Il est libéré sans explications en 1940 puis nommé à la tête d’un des nouveaux corps mécanisés de l’Armée rouge. On le retrouve ensuite lors des batailles de Smolensk, Moscou, Stalingrad,  Koursk et lors de l’opération Bagration. Après guerre il occupe le poste de ministre de la défense polonais en 1949.Il purge l’armée polonaise et participe à la répression de 1956 avant de revenir à Moscou

Les maréchaux obscurs de Staline

Le maréchal Koulik

Le maréchal Koulik est l’un d’entre eux .Les auteurs présentent même sa nomination comme un erreur tant il apparaît limité dans ses fonctions à la tête de l’artillerie de l’Armée rouge. Ses échecs en 1941 et 1942 entraînent son limogeage et la fin de toutes fonctions importantes ; il est exclu du parti en 1945 avant d’être arrêté puis exécuté en 1950 Govorov est surtout connu des russes pour son rôle dans la défense de Leningrad et obtient son bâton de maréchal lors de l’offensive contre la Finlande en 1944. Un secteur où il côtoie Meretskov. Celui-ci revient de loin car comme Rokossovski il a connu les prisons du NKVD Il exerce ses commandements dans la région de Léningrad, puis face à la Finlande, notamment dans le grand nord avant de finir la guerre en Mandchourie allant jusqu’à Pyongyang.

Le maréchal Malinovski

Malinovski a un parcours original car jusqu’en 1936, sa carrière est relativement terne, le tournant surgit lorsqu’il est choisi pour faire parti des conseillers militaires envoyés soutenir les républicains espagnols. En 1941 il fait un début de campagne brillant et est nommé à la tête du front Sud en 1941. Il va passer l’essentiel de la guerre dans cette partie du Front.Après des échecs en 1942 il revient en grâce et va participer à la libération de l’Ukraine, puis à diriger l’offensive qui aboutit au changement de camp de la Roumanie. Il y gagne son bâton de maréchal. Il a plus de mal à conquérir la Hongrie et notamment Budapest. Après la défaite allemande, il est envoyé en extrême-orient pour commander le Front chargé de l’offensive principale en Mandchourie. Il reste ensuite dans la zone et coordonne l’aide militaire soviétique lors de la guerre de Corée.Il poursuit sa carrière dans l’ombre de Khrouchtchev qui le nomme ministre de la Défense en 1957, poste qu’il va occuper jusqu’à son décès en 1967. A ce titre, il est responsable du développement du programme balistique soviétique.

Le maréchal Tolboukhine

Tolboukhine est au dire des auteurs, le moins connu des maréchaux soviétiques. Il n’a fait l’objet d’aucune biographie Comme beaucoup, les purges staliniennes lui permettent de monter en grade à la fin des années 30. En 1941, il est dans le Caucase, planifie l’occupation conjointe de l’Iran avec les britanniques avant d’échouer à reprendre la Crimée. A partir de 1943 il va opérer conjointement avec Malinovski et participer aux mêmes opérations . A l’exception de la libération de la Crimée et la Yougoslavie, son rôle est souvent secondaire par rapport à celui de Malinovski. Cela ne l’empêche pas de recevoir son bâton de maréchal. Dans l’après-guerre il occupe divers commandements dans les Balkans et le Caucase.

Le maréchal Sokolovski

Sokolovski fait parti des premiers volontaires à rejoindre l’Armée rouge en janvier 1918. Son comportement et ses aptitudes lui valent de monter rapidement en grade notamment lors de la répression des Basmatchis au Turkestan. Une carrière qui se poursuit sans accrocs tout au long des années 20 et 30 grâce à ses compétences d’officier d’état-major. Il les montre en 1941 avec succès devant Smolensk et lors de la bataille de Moscou, secondant tour à tour Joukov et Koniev. Il est moins performant à la tête du Front de l’ouest en 1943 et retourne donc à des fonctions d’état-major auprès de Koniev .Il doit cependant attendre 1946 pour recevoir son étoile de maréchal. Il va commander les troupes soviétiques en Allemagne de 1946 à 1952 avant d’être promu à la tête de l’état-major général de l’Armée rouge. Il est l’auteur d’un ouvrage Stratégie, qui énonce la doctrine militaire soviétique, notamment dans le domaine nucléaire. L’ouvrage est traduit et la doctrine reste en vigueur jusqu’au début des années 80.

En conclusion

Un ouvrage dense qui porte sur un sujet peu traité. On peut regretter que les auteurs n’aient pas fournis plus de cartes ou comparer davantage les mérites de chacun des maréchaux. Le contenu donne cependant envie d’explorer le parcours de certains et nous renseigne également sur certains aspects du totalitarismes stalinien.