« La Méditerranée, mère de nos langues » est un  livre érudit et passionnant pour celles et ceux qui souhaitent approfondir leurs connaissances linguistiques et historiques des langues méditerranéennes.

Louis-Jean Calvet est linguiste, auteur entre autres de « Linguistique et colonialisme » (1974), « La sociolinguistique » (1993), « Il était une fois 7000 langues » (2011). Il a reçu pour « La Méditerranée, mer de nos langues », le prix Ptolémée 2016 (lien) et le prix Georges Dumézil de l’Académie française 2017 (lien).

Comme ce compte-rendu (qui tient en partie du verbatim) est exceptionnellement long, je vous propose d’utiliser la table des matières ci-dessous pour aller à ce qui vous intéresse directement :

1ère partie : Histoires de langues

2ème partie : Histoire de mots

3ème partie : Histoire au présent

Un livre écrit par le linguiste de mes années étudiantes nantaises ne pouvait qu’intéresser le professeur que je suis devenu…

Introduction :

Ni Etat, ni nation, la Méditerranée est pour Louis-Jean Calvet une « culture tendancielle » faite de confrontations et de partages permanents. Les mots le disent : arak libanais, ouzo grec, raki turc, anisette pied-noire et pastis provençal témoignent de la proximité et de la différence, on le verra, inextricablement mêlées.

Un continent « liquide »

Géographiquement mer bordée de trois continents, elle est  elle aussi un continent virtuel ou mieux « liquide », le Mare nostrum  des Romains qui est déjà avant dit en hébreu, puis en grec. On nomme ce qu’on le connaît et on connaît ce que l’on nomme dit l’auteur….

Ces peuples qui sont venus du Nord et de l’Est, y ont apporté leurs langues depuis 6000 ans. Ces langues ont évolué, fusionné, disparu, laissant en naître d’autres. Aucun alphabet au commencement, puis des dizaines, et aujourd’hui quatre : l’hébreu, le grec, le latin, l’arabe.

Une niche écolinguistique

Dernier point : si l’on veut comprendre comment ont été façonnées les langues actuelles, il faut saisir le fait que c’est une mer fermée, qui a peu reçu d’influence maritime extérieure. Un espace en vase-clos donc, dans lequel peuples, cultures, langues se confrontent, et que l’auteur propose de nommer « une niche écolinguistique ». Cette expression renvoie au concept de mutabilité introduit par Darwin dans les écosystèmes, concept qui s’applique parfaitement aux langues, dont Pascal Picq avait clairement souligné la parentéP. Picq, De Darwin à Lévi-Strauss, l’Homme et la diversité en danger, Paris, Odile Jacob, 2013, p. 187-88. De la même façon qu’une niche écologique est constituée de biotopes et d’espèces, une niche écolinguistique est constituée par une communauté sociale et des langues.

Histoire et évolution des différentes langues, plurilinguisme contre unilinguisme, langue véhiculaire effaçant les langues locales dans l’espace méditerranéen : des histoires séparées, mais un phénomène unique.

1ère partie : Histoires de langues

De « mer » à « Méditerranée »

La trace écrite la plus ancienne – environ 2000 ans av. JC – vient des tablettes d’Ougarit découvertes en 1928 près de l’actuelle Lattaquié en Syrie. Le mot phénicien yam est repris dans la Bible. 

La 1ère carte connue (-500 av. J.C.) est celle d’Hecatee de Millet, avec les 3 continents et les côtes connues des marins grecs. « La mer », puis « notre mer », appropriation attestée par la cartographie grecque avec Eratosthène (IIIe siècle av.JC) puis Ptolémée (IIe siècle). Le Mare nostrum sanctionne ensuite les conquêtes romaines, ce que les Arabes acceptent puisqu’ils l’appellent Bahr al-rûm (Mer des Romains)…

Naissance du mot Méditerranée avec Isidore de Séville au VIIe siècle
Carte d’Isidore de Séville (VIIe s.), évêque de Séville

Le terme mediterraneus (mer au milieu des terres) apparaît pour la première fois au VIe siècle en latin avec Isidore de Séville, repris ensuite par pratiquement toutes les langues du pourtour nord. Exception, les Turcs, arrivés d’Anatolie, la désignent comme la mer du Sud ou mer Blanche, la cartographie turque utilisant des couleurs pour les points cardinaux. L’appellation Mer Noire vient également de là…

En bref, la Méditerranée, comme « creuset lexical ».

 

Méditerranée, berceau des alphabets

L’écriture cunéÏforme, première écriture du bassin méditerranéen
Illustration p. 41

Ougarit

C’est donc d’Ougarit que commence l’aventure des langues écrites en Méditerranée. Si les glyphes mayas et les idéogrammes chinois attestent bien de découvertes endogènes, l’invention de l’alphabet est spécifiquement le résultat d’un processus commençant avec les bulles de terre renfermant des « calculi », évoluant en pictogrammes qui se stylisent en « clous ». Des sociétés agraires autour d’un pôle urbain émerge le calcul écrit puis l’abstraction et l’arbitraire liés à au signe, censé exprimer des nuances de langage de plus en plus diverses. Un exemple : « ami » s’écrit avec 2 lignes parallèles, « ennemi » avec 2 lignes croisées.

La lente évolution vers l’alphabet passe ensuite par des signes exprimant des sons. Le premier exemple connu est lié au plurilinguisme de la Mésopotamie, Sumériens et Akkadiens se côtoyant.

« Gilgamesh & Co – Rois légendaires de Sumer », Véronique Grandpierre, CNRS éditions, 2019

Tout est en place pour le développement des alphabets dans la Méditerranée orientale, selon un ordre et une logique commune liés aux langues sémitiques et aux préoccupations culturelles de la région. Ainsi le boeuf – dont on a vu l’importance dans les 1ères écritures – arrive en premier dans l’ordre des alphabets : nommé Aleph dans les langues sémitiques, il devient Alpha en grec et Alif en arabe.

L’akkadien, 1ère langue diplomatique connue

De l’akkadien, langue véhiculaire et diplomatique en signes cunéïformes utilisée jusqu’en Egypte sont sortis les principaux alphabets actuels avec le phénicien, dont on connait les rejetons, et l’araméen, qui a donné l’hébreu et l’arabe. Dominent aujourd’hui au nord le latin et au sud l’arabe, le grec et l’hébreu se limitant à une seul pays.

Les chapitres 3 à 7 analysent l’histoire et le devenir chronologiquement du phénicien, de l’hébreu, du grec, du latin et de l’arabe.

Le phénicien, père de alphabets

Le phénicien, père des alphabets et aujourd’hui disparu, conserve des traces toponymiques et dialectales. C’est ainsi le cas dans les territoires dominés par l’antique Carthage, notamment la côte ouest-tunisienne actuelle. On en trouve également des traces au Levant et à Malte.

L’hébreu, une langue à éclipses

Langue sémitique, l’hébreu évolue sans cesse – comme celle de l’arabe d’ailleurs – entre mythes et réalité, histoire, religion et idéologie.

L’hébreu, langue du texte

L’hébreu, dans sa génèse, est intimement lié aux des textes. D’abord, différentes inscriptions dont les « lettres d’Amarna » des tablettes d’argile en écriture cunéiforme faisant état de correspondances diplomatiques du règne d’Amenhotep III à celui d’Akhenaton au XIVe s. avant J.-C. Rédigées en akkadien, la langue véhiculaire de la diplomatie, elles sont émaillées de « canaanismes », d’où l’hypothèse d’un proto-hébreu, ou hébreu « ancien ».

Puis le texte hébraïque de l’Ancien Testament, dont la rédaction s’étale du VIIIe siècle au IIe siècle avant JC et les manuscrits de Qumran découverts entre 1947 et 1956. On parle alors d’hébreu « biblique ».

L’hébreu « rabbinique » ou « mishnique » (Ier-VIe siècles) est la langue dans laquelle a été rédigée la Mishna, recueil de lois orales composant le Talmud, fondement de la loi juive.

Enfin l’hébreu « médiéval », langue qu’utilisent les diasporas à partir du Xe siècle pour prier et étudier la Torah.

L’hébreu, une langue parlée ?

On peut se poser la question de savoir si le peuple de la Bible avec ses déplacements liés aux vicissitudes de son histoire a conservé l’hébreu comme langue orale. Il est en tout cas certain que la destruction du second Temple par les Romains en 70 et la dispersion des Juifs en aura sonné le glas.

Les langues qui ensuite vont être parlées par les communautés juives pendant 15 siècles et dites improprement « langues juives » ne sont en fait que des adaptations aux lieux d’installation auxquels elles empruntent l’essentiel.

Le renouveau de l’hébreu au XXe siècle se comprend comme la langue « véhicule » des différentes diasporas arrivant en Palestine avec le projet sioniste. Projet qui est la concrétisation du rêve de Elizer Ben-Téhouda E. Ben-Téhouda, Le rêve traversé, trad. G. Haddad, Paris, Desclée de Brouwer, 1998, p. 54-63 de la « Résurrection d’Israël et de sa langue sur la Terre des Pères ».

La langue la plus ancienne encore parlée de nos jours

L’hébreu, donc, langue la plus ancienne encore parlée en Méditerranée, est celle qui connait la plus faible expansion géographique avec une situation paradoxale. Vécue comme un ciment identitaire et religieux pour les Israéliens, « langue du pain » pour les Arabes israéliens ou langue de l’occupant pour les PalestiniensLe Hamas a introduit l’hébreu dans les programmes scolaires de Gaza, elle pourrait à terme être parlée en majorité par des non-juifs…

Les traces linguistiques de l’expansion grecque

La constitution d’un empire grec autour de la Méditerranée à partir du 1er millénaire avant J.-C. s’explique par les progrès de la navigation en haute mer qui a permis l’établissement de comptoirs dans sa partie nord-occidentale (la partie sud étant préalablement occupée par les Phéniciens puis les Carthaginois). Ainsi Massilia, crée en 600 av. J.-C.

l’hégémonie athénienne

Cette expansion impériale, avec l’hégémonie athénienne, puis la création de l’empire d’Alexandre, font du grec une langue véhiculaire de commerce et d’écrit (cf. la Bible « septante »). Cette koinè s’enrichit d’apports nombreux liés aux flux démographiques convergents vers Athènes, que Rome et Byzance qui adoptent culture et langue grecques, prolongent jusqu’à la fin du Moyen-Age. Le grec moderne écrit et parlé aujourd’hui en Grèce, en est l’aboutissement.

Des racines toujours vivaces

Si le grec n’a pas historiquement continué son expansion, les racines étymologiques grecques connaissent toujours un grand succès et sont toujours autant utilisées dans les langues « latines » actuelles – sans que leurs locuteurs en aient toujours conscience. Le romancier Vassilis Alexakis, fraichement arrivé en France remarquait avec surprise et amusement combien le sens de mots empruntés au grec différaient dans sa langue maternelle… « Si l’on m’avait parlé d’une bonne prothèse ou d’un mauvais ténia à cette époque, j’aurais probablement compris qu’il s’agissait d’une intention louable et d’un film raté…».

L’empire romain et les langues latines

On peine à imaginer la longévité des langues latines actuelles à l’aune d’un latin coincé dans le latium des origines. Cette langue a eu en effet des origines paysannes bien loin de sa réputation de langue savante, comme le souligne fort justement Henriette Walter dans L’aventure des langues en Occident . Exemple le plus connu, « villa » qui passe en français dans le sens originel d’exploitation agricole pour basculer à partir du XIIIe siècle vers le sens opposé de ville.

D’ailleurs, ce latin « savant », celui des auteurs classiques tient plus de la garde pointilleuse d’une langue académique qui n’est pas celles parlées dans les diverses provinces de l’empire, modifiées par les idiomes locaux.

Le latin, langue morte ?

Ferdinand de SaussureConférence de novembre 1891 à l’université de Genève, réfutait l’idée que les langues puissent naître, vivre et mourir. Les langues latines actuelles sont le latin parlé d’aujourd’hui. L’italien est le résultat d’une unification (voulue dès Dante) des dialectes nombreux du pays, et qui perdurent aujourd’hui.

Du gaulois au français, un chemin long et complexe

Le processus de latinisation de la Gaule, puis de dialectisation du latin, puis de séparation du gallo-romain en deux grandes zones géographiques et un mouvement complexe pour lequel il n’y a pas de consensus scientifique, d’ailleurs compliqué par des parti-pris régionalistes militants. L’hypothèse formulée par l’auteur à la suite d’Anthony Lodge :

Une « acclimatation à double détente »

Dans un premier temps, le contact du latin des vainqueurs avec les différents parlers en Gaule (le gaulois, mais aussi le ligure, le grec et l’ibère au sud et le germanique au nord)Anthony Lodge, Le français, histoire d’un dialecte devenu langue, Fayard, 1993, p. 48 aura donné une première dialectisation. Elle sera ensuite suivie par une deuxième phase sédimentée par les superstrats germaniques (Francs, Wisigoths et Burgondes parlant des langues sensiblement différentes).

Enfin, si l’usage du latin dominait au IIe siècle les deux rives, l’expansion de l’arabe limitera sa présence aux rives nord et ouest de la Méditerranée occidentale.

L’expansion de l’arabe

« L’Alcoran. Comment l’Europe a découvert le Coran », Olivier Hanne, Belin, 2019

De la mort de Mahomet en 632 aux conquêtes Omeyyades jusqu’en 750, ce dialecte péninsulaire devient langue d’un empire plus considérable que celui d’Alexandre, et surtout durable. Quoi qu’il en soit, ce sont les retombées linguistiques méditerranéennes de ces conquêtes qui nous intéressent ici.

Arabisation, donc mais quand, comment et sous quelles formes ?

Depuis William Marçais, on considère que deux langues cohabitentWilliam Marçais, Comment l’Afrique du Nord a été arabisée, Annales de l’Institut d’études orientales, tome XIV, 1939. L’une urbaine des premiers conquérants dont les « Ansar », compagnons du Prophète et l’autre rurale par des immigrés arabes d’abord installés en Egypte (et ayant été en contact avec la langue copte) s’emparant des terres agricoles non arabisées au XIe s. Cette notion a été popularisée sous le vocable de « diglossie » par Charles Ferguson en 1959.

L’arabe, langue du Coran et des dialectes du Sud

Ces différentes vagues de conquête expliqueraient donc les dialectes divers d’aujourd’hui.

Marçais insiste également sur l’arabe comme « langue de culture » s’imposant d’autant plus que le latin n’est plus qu’une langue liturgique et que les parlers locaux berbères ne furent jamais véhiculaires. Ce qui n’empêche pas le substrat berbère, comme on en trouve un copte chez l’arabe égyptien ou araméen en Irak.

La situation géopolitique actuelle du monde arabo-méditerranéen pose un autre problème, de taillle : va-t-on vers des langues nationales comme pour le latin ou vers un arabe « médian » écrasant finalement les dialectes, préféré par les tenants de la Umma ?

Les Croisades et leurs langues

Des échanges linguistiques pas vraiment « croisés »…

Entre le XIe et le XIIIe siècle, des milliers de Croisés vont générer une « perturbation éco-linguistique » dans une région dominée par trois langues, le grec, l’arabe et le turc. Bien que venant de régions linguistiquement différentes de l’Europe chrétienne, les Croisés utilisent au moins pour leurs écrits juridiques le françaisC’est le cas des Assises (recueils de lois) de Jérusalem et d’Antioche..

Mais qu’en est-il de l’autre côté ? Les Arabes parlent « d’invasions franques », des Francs qu’ils situent dans un continuum géographique allant jusqu’à Venise. Ils ne confondent pas ces faranja, avec les roum, qui désignent (de façon plus restrictive qu’aujourd’hui) les Grecs comme chrétiens proche-orientaux.

Comme ailleurs, de ces échanges linguistiques sort vainqueur le plus civilisé. Pas étonnant que les apports réciproques aient été si déséquilibrés…

… à l’origine de la lingua franca ?

Pour les locuteurs de l’arabe et du turc, les formes romanes des langues des Croisés formaient un continuum allant de l’Europe en passant par les communautés sépharades orientales et jusqu’au royaumes chrétiens du Levant. Cyril Asanov évoque une « bigarrure »Quand les langues romanes se confondent… la Romania vue d’ailleurs, Langages et sociétés n°93, Paris, 2002, terme joliment coloré pour rendre compte de cette diversité sonore…

Ce sabir, aux formes incontestablement latines, se perpétue ensuite aux Temps Modernes avec des formes évoluant avec les langues latines, elles-mêmes en gestation, comme « gestion in vivo des problèmes de communication dans l’écosystème linguistique que constituait la Méditerranée médiévale et post-médiévale » (L.J. Calvet).

Car toute expansion linguistique est liée à un projet colonial ou impérial. C’est le cas de l’arabe, du turc, du français, de l’anglais, de l’espagnol et du portugais. D’où l’échec de l’espéranto…

« Les mondes méditerranéens au Moyen-Age (VIIe-XVIe siècles) »,Daniel Baloup, David Bramoullé, Bernard Doumerc, Benoît Jaudiou, Armand Colin, Collection U Histoire, 2018

2ème partie : Histoire de mots

Les nombreuses langues de la Méditerranée ont un patrimoine commun, l’espace où elles se sont rencontrées et ont échangé. Expansions linguistiques comme dans la première partie de ce livre, mais aussi pérégrinations lexicales. Mais au-delà des emprunts dont nous avons vu qu’ils étaient d’abord dans le sens Orient-Occident, n’existe-t-il pas un univers sémantique commun, « méditerranéen » ?

Olive, huile, pétrole

Predrag Matvejevitch a évoqué l’omniprésence de l’huile en MéditerranéeP. Matvejevitch, Breviaire méditerranéen, Paris, Payot, 1987 . Mais de quelle huile s’agit-il ? Le Coran et la Bible évoquent clairement l’olivier, ce qui s’explique aisément par l’aspect tempéré du climat méditerranéen. Sur 800 millions de pieds dans le monde, 700 vivent en Méditerranée.

On nomme donc l’huile par le fruit dont elle est tirée depuis l’akkadien. Le grec ancien dit ελαις (elais) pour l’olivier, ελαιςα (elaia) pour l’olive et ελαιον (elaion) pour l’huile. Seuls les Turcs, qui ne connaissent pas l’olivier car venant des terres continentales gardent le mot désignant une graisse animale (yag) et empruntent à l’arabe zit le mot zeytin pour désigner l’olive.

Le pétrole, le vin, la bière

Si huile nous mène sémantiquement à pétrole, l’origine du mot désigne « l’huile de pierre » que l’on retrouve dans les langues latines et germaniques. Mais la racine akkadienne naft (qui a donné la « naphte » en français) se retrouve aussi bien en persan qu’en arabe, tout comme en russe (neft). Même les Chinois le nomment avec deux caractères, le  premier, huile et le deuxième, pierre.

Comme l’olivier, la vigne est d’abord méditerranéenne par son histoire et son implantation, l’Italie, la France et l’Espagne cumulant 50% de la production mondiale actuelle. Du grec οινος (oinos) au latin vinum, les langues européennes l’ont adopté.

En revanche, la bière n’est pas méditerranéenne. Les mots qui l’a désignent viennent des zones climatiques où elle a pu être produite, du vieux germain (bier, beer, birra) ou du celte (corefcervoise, cerbeza, cerbeja). 

Au delà de l’aspect qui peut sembler anecdotique, on entrevoit comment commencent à se tisser les liens entre langues, milieu, histoire et société…

Echelles du Levant, drogmans et truchements

En effet, on peut maintenant s’interroger sur ce que le plurilinguisme méditerranéen implique en termes de communication et d’échanges.

L’apogée de l’empire Ottoman au XVIe siècle

Le siècle d’or ottoman, c’est la conquête des Balkans et le siège de Vienne, celle de l’Egypte des Fatimides et le contrôle des routes navales méditerranéennes.

Qu’en est-il de la langue turque ? Si elle s’impose comme langue officielle dans l’empire, elle ne peut prétendre se substituer aux nombreuses langues en usage, en particulier dans ce qu’on nomme à l’époque « échelles du Levant ». Ces ports des grandes routes commerciales maritimes doivent ce nom à l’étymologie latine scala qui a essaimé dans les langues latines, mais aussi dans la langue turque (eskele), en lui donnant le sens de « quai ». Ces échelles sont donc bien des ports comme l’atteste l’italien fare scala qui aboutit au français escale… 

Diplomatie des Capitulations

Ainsi les « Capitulations » obtenues d’abord par Venise puis par la France et les Etats européens octroient aux étrangers des statuts juridiques et des droits de circulation et de commerce importants.

C’est donc dans ces « échelles » que l’on rencontre  « drogmans » et « truchements ». Si le second vocable s’entend aujourd’hui comme l’action d’un intermédiaire, le premier a disparu de la langue. Pourtant il était bien présent dans la littérature orientaliste du XIXe.

Comment communiquer avec l’autre ? 

Le mot turc targuman désigne le traducteur au temps des Croisades. Il « voyage » dans le français comme trucheman puis truchement. Il désigne alors celui qui est l’intermédiaire, qui interprète, puis le fait d’interpréter. Car à partir du XVe le mot turc drogman le remplace pour « celui qui traduit ».

Or ces deux termes ont une racine sémitique commune : l’araméen turgumim, que l’on trouve en premier dans les manuscrits de Qumran et qui désigne à la fois la traduction et le commentaire qui en est fait… Voilà donc un couple qui venu de langues antique se répand via l’arabe puis le turc dans toute la Méditerranée.

Dès le concile de VienneConcile convoqué par Clément V à la demande de Philippe le Bel pour régler la question de l’Ordre du Temple. (1311-1312), Raymond Lulle obtient que les missionnaires en Terre Sainte soient formés de façon pratique à l’arabe et aux langues orientales.

Parler la langue de l’autre…

Car de fait, l’apprentissage des langues parlées n’allait pas de soi. On  ne prévoit pas d’apprentissages des langues vivantes avant la RévolutionDécret Lakanal du 7 Ventôse An III qui prévoit en douzième position après le professeur des arts de dessin « un professeur des langues vivantes les plus appropriées aux localités ».. Décret dont les effets seront peu suivis d’effets concrets : Il aura fallu attendre 1838 pour que l’enseignement de ces quatre langues devienne obligatoire dans le secondaireCirculaire du ministre Salvandy du 12 mars 1838. Les agrégations d’allemand et d’anglais sont ouvertes seulement en 1848, celles d’italien et d’espagnol en 1900. 

Quasiment trois cents ans plus tôt, Rabelais dans son Pantagruel (italique) fait écrire par Gargantua une lettre à son fils parti étudier à Paris son programme d’éducation. Concernant les langues à étudier il n’est nulle part fait mention des langues des pays voisins mais de ce qui était en usage dans les classes sociales aisées de l’époque. Les langues à connaître servent essentiellement à lire les textes anciens ainsi qu’à la correspondance.

Guillaume Postel, 1er lecteur pour les langes orientales au Collège royal

Deux ans plus tôt, en 1530, François Ier, conseillé par Guillaume Budé, fondait le Collège royal… qui deviendra en 1870 le Collège de France. sur le modèle de celui de Louvain. Guillaume Postel devient en 1538 le premier « lecteur royal » pour les langues orientales.

Realpolitik contre unité des Etats chrétiens

Or tout ceci ne peut se comprendre qu’à l’aune de la géopolitique du temps. Tandis que Soliman le Magnifique met le siège devant Vienne, Charles Quint rêve d’un empire chrétien. La réforme luthérienne et l’opposition de Francois 1er l’en empêcheront, celui-ci s’alliant avec Soliman lors du traité des Capitulations de 1536Conçues sur le modèle de celles signées avec Venise puis par l’Angleterre (1580) , la Hollande (1609) et l’Autriche (1675). Elles ne seront abolies qu’au traité de Lausanne en 1923.

De l’histoire dans la géographie : le discours de la toponymie

Les différentes vagues de domination ont façonné les toponymies successives. L’auteur propose de prendre deux exemples dans l’environnement géographique méditerranéen et partagé par tous ses peuples.

Les villes neuves

Lors de l’expansion grecque, les Phocéens nomment leurs nouveaux comptoirs : Massilia vers -600, Nikaïa vers -250. Plus simplement, ils utilisent le vocable  Νεάπολις (néapolis) qui s’adapte au fil du temps aux langues locales. Ainsi Naples / Neapel (Italie) mais aussi Nabeul (Tunisie) ou Naplouse (Cisjordanie).

Ce modéle se décline avec l’expansion démographique de l’Europe chrétienne après l’an Mil en « villeneuve » ou « neuville » pour les pays romans et francs du royaume de France. L’anglais dit -town, -borough, l’allemand, -stadt, -burg, le russe, -grad, -gorod…

Les madragues

Cette technique de pêche que l’on retrouve dans toute la Méditerranée consiste à faire remonter les thons dans des filets de surface et de les tuer en les assommant. Si cette pêche vient des Phéniciens, l’origine du mot et sa filiation jusqu’à l’arabe madraba n’est pas établie clairement. Mais l’implantation des filets se faisant avec des pieux enfoncés dans l’eau, il s’agissait d’une installation pérenne qui a par extension fourni une toponymie abondante. Ainsi la Madrague-de-Montredon à Marseille, l’espagnol Almadrava en Catalogne ; le mot italien Tonnara a donné plusieurs noms de localités en Sicile et en Corse (près de Bonifacio).

Ce territoire clos, cette « niche écolinguistique » a son passé que l’auteur a tenté de reconstituer dans ce livre. Il a produit des langues nationales d’origine diverse et des faits linguistiques partagés. Un histoire qui constitue le versant linguistique d’une autre, politique et sociale, faite de conflits et de conquêtes, et qui continue au présent. 

3ème partie : L’histoire au présent

Une ou plusieurs Méditerranée ? De Ulysse aux migrations contemporaines

La question posée par le titre de ce chapitre : « une ou plusieurs Méditerranée » doit donc recevoir différentes réponses. Il y a bien deux Méditerranée géographiques, l’une orientale et l’autre occidentale, incontestables et immuables à moins de bouleversements géologiques majeurs à venir…

« Une histoire des langues et des peuples qui les parlent », Jean Sellier, La Découverte, 2020

La Méditerranée d’Ulysse

La mer Méditerranée d’Ulysse
L’Odyssée d’Ulysse

Cette carte Carte extraite de Victor Bérard, Les navigations d’Ulysse, 4 volumes (1927-29), réédité en 1971, Armand Colin. décrit une circumnavigation essentiellement « thyrénéenne », cette mer étant le centre d’une pérégrination Est-Ouest.

Mais une autre lecture est possible.

Deux ou quatre Méditerranée ?

Les 4 Méditerranée linguistiques (LJ Calvet)
Les 4 Méditerranée linguistiques (LJ Calvet)

Remarquons que le Cap Bon (Tunisie), la région de Marsala (Sicile) et l’île de Malte forment un triangle stratégique contrôlant les voies maritimes Est-Ouest. Ce qui correspond sur le plan linguistique à la séparation entre les deux parties de l’empire romain, ainsi qu’aux deux formes identifiées de la lingua franca. 

Par ailleurs, le sud de la Méditerranée est le lieu d’expansion à la fois des Phéniciens et des Arabes et donc des langues sémitiques. Grecs puis Turcs, c’est le nord, où se parlent des langues indo-européennes, avec l’exception du turc altaïque. Seul l’empire romain aura neutralisé pour un temps ces quatre parties. C’est donc l’histoire qui ici façonne – et continue de façonner – la géographie.

Des îles et des langues

Si Jean-Jacques Rousseau avait pressenti dans le Contrat social que les îles par leur caractère d’isolat étaient le lieu de l’origine de la parole et des langues, c’est plutôt le maintien de dialectes minoritaires qui retient l’attention des linguistes. C’est le cas pour les Sardes, les Siciliens, les Maltais, qui le parlent en 1er à une très forte majorité. Le cas de Malte est intéressant à plus d’un titre : l’arabe maltais qui est la langue parlée montre le poids de la langue du Coran dans la région et l’aspect stratégique déterminant qu’ont pu représenter ces îles. il faut dire que Malte, comme la Sicile, la Sardaigne, ou la Corse ont connu un record d’occupations étrangères au cours de leur histoire…

Aujourd’hui, une autre Méditerranée

Tandis qu’Ulysse cherchait désespérément à rentrer chez lui, les colons antiques puis les vagues militaires arabes quittaient leur lieu d’origine pour trouver une implantation définitive et lointaine. De même, les vagues migratoires auxquelles nous assistons de nos jours se font selon un axe Nord-Sud sans projet de retour.

L’histoire a donc continûment disposé de la géographie en la reconfigurant de façon variable. Ainsi, ces flux de migration contemporains, pourvoyeurs selon les époques de main-d’œuvre de misère ou de terroristes mais aussi d’ éléments plus proprement linguistiques, semblent indiquer que la division Nord-Sud est aujourd’hui prédominante.

Les politiques linguistiques en Méditerranée

Les expansions commerciales et les conquêtes ont modelé deux géographies linguistiques : celle des langues romanes et celles des arabes parlés. Avec des espaces de coexistence (Espagne) et des points de friction (Malte) qui en sont sortis métissés.

Mais d’autres modalités vont modifier ce paysage linguistique. On les regroupera sous le vocable de « politiques linguistiques ». Il s’agit alors pour un Etat soit de remodeler une langue, soit de modifier le statut hiérarchique des différents parlers.

 Colonisations, mandats et arabisation

Au Maghreb, on a dès le début de la colonisation française des écoles sous la tutelle de l’Armée où est enseigné aux locaux le français et l’arabe et des écoles calquées sur l’instruction en France pour les Européens et ceux qu’on nomme les « Israélites ».

Aux indépendances, un processus d’arabisation se met en place de façon progressive en commençant par le primaire. La question se pose ensuite de savoir quel arabe enseigner. Comme les parlers nationaux sont considérés comme « corrompus » par rapport à la « langue du Coran », c’est un arabe moderne qui s’impose mais qui paradoxalement est parlé par personne et qui plus est dans des pays ou 30% des enfants parlent le berbère en Algérie et 50% au Maroc. Langues couramment parlées qui sont elles, complètement ignorées jusqu’au début du XXIe siècle… D’où la formule d’Ahmed Boukous parlant de « cause juste dévoyée ». Ainsi les immigrés en France qui ne maîtrisent ni le français ni leur langue maternelle, ou les centres d’appel ou les Marie et Pierre vous parlent de Tunis ou de Rabat à un coût dérisoire.

Révolutions linguistiques contre orthodoxie religieuse

En Turquie comme en Grèce, l’enjeu au début de XXe siècle est la modernisation de la langue qui se fait contre les autorités religieuses soutenues par les courants conservateurs.

Ataturk réussit à radicalement moderniser la langue turque à l’écrit avec l’imposition de l’alphabet latin contre l’arabe et avec la création progressive d’un glossaire permettant de remplacer progressivement tous les mots arabes et persans. On peut parler ici d’une révolution linguistique réussie qui ne se comprend qu’en liaison avec la constitution d’une Turquie mono-ethnique et dans lequel le mot « laïcité » s’entend comme une séparation forcée de l’Etat avec le Califat et la Charia.

« L’ombre de Dieu sur terre. Réflexions sur le Califat dans l’Islam »

 Par Bachir Souleymane Diagne, Conférence inaugurale des Rendez-Vous de l’Histoire de Blois 2020

En Grèce, la situation présente des similitudes, tempérées par une réalité géopolitique différente. Nous avions vu le rôle de la koinè comme langue sacralisée de l’hellénisme. L’échec politique du rêve panhellénique face à l’empire ottoman puis la république « jeune turque » sonne le glas de son prestige. Il s’écoulera néanmoins trois-quarts de siècle entre la 1ère tentative de traduire en démotiki l’Evangile selon Saint Mathieu et l’adoption officielle de la langue parlée à l’école en 1976 par le gouvernement Caramanlis.

Alors que les églises chrétiennes ont quasi toutes abandonné les langues liturgiques pour les langues parlées, ce n’est pas le cas pour l’islam, dont la fusha (l’arabe classique) reste un tabou. Car si les langues arabes nationales sont nommées comme telles dans ce livre, ce n’est pas le cas des Etats qui leur dénient le statut de langue.

Les langues minoritaires

Non reconnues

La Turquie, la Grèce ou l’Algérie ne reconnaissent pas les langues minoritaires sur leur sol, bien que leur statut existe juridiquement.

Aucune langue autre que l’arabe n’a des statut juridique en Libye, Egypte, Syrie.

Si Israël par son émigration est composée d’une mosaïque de langues des pays d’origine, celles-ci restent d’usage familial ou domestique, l’essentiel de la population cherchant l’intégration rapide par l’apprentissage de l’hébreu, langue officielle de l’Etat juif. Parler hébreu vaut pour les Arabes israéliens, et pour les Palestiniens de Cisjordanie. On a vu qu’il était maintenant enseigné à Gaza.

Reconnues

Pour ce qui est des langues romanes, tout dépend de la façon dont les Etats se sont constitués.

Le catalan cherche à regagner de façon conflictuelle les droits historiquement perdus en Espagne.

En Italie, pays dont la construction étatique est récente, la République « protège les langues et cultures des populations albanaise, catalane, germanique, slovène et croate, le français, le franco-provençal, le frioulan, le ladin, l’occitan et le sarde. Articles 1 et 2 de la loi du 11 décembre 1999 intitulée « Normes en matière de protection des minorités linguistiques historiques »».

Le cas français

L’Etat a au cours de sa longue histoire unifié la France politiquement puis linguistiquement. Il était donc logique que le statut des langues minoritaires en découlât. Car si elles sont econnues par la ConstitutionModification constitutionnelle par l’Article75-1 de juillet 2008 comme « appartenant au patrimoine de la France », seul le français a le statut de langue officielle de la République. La Conseil constitutionnel a par ailleurs qualifié la Charte européenne des langues régionales minoritaires comme « contraire à la Constitution »(QPC de juin 1999). Ces langues sont toutes enseignées, mais de façon diverse, en fonction de la vitalité de leur parlers, l’Alsacien et le Corse étant les plus visibles.

Notons enfin que lors du recensement de 1999, l’INED faisait apparaître que la 1ère langue parlée minoritaire était l’arabe, suivie du portugais, devant l’alsacien et les autres langues « locales »…

Géopolitique des flux de traduction

Depuis l’apparition des drogmans, traductions et interprétations sont devenues deux fonctions centrales de la communication internationale. Elle a permis l’émergence et la diffusion d’une science arabe florissante, dans lesquelles les traductions ont joué un grand rôle. Mais qu’en est-il aujourd’hui ?

Science en arabe

Conséquence de l’expansion maximale de la conquête arabe, Bagdad devient dès la 2nde moitié du VIIIe siècle le centre politique, économique mais aussi culturel de ce nouvel empire.

Les premiers écrits médicaux qui apparaissent en arabe viennent des Grecs et des ancêtres persans et indiens, tous ensuite traduits en syriaque. Il en va de même pour la géométrie et la physique grecque. Comme le souligne avec force l’auteur, « La connaissance se transmet par des textes et lorsqu’on ne lit pas la langue dans laquelle ils sont écrits, on les fait traduire. »

Ces traductions sont le fait des princes qui invitent les meilleurs savants du monde abbasside à venir travailler à la « Maison de la sagesse » (bayt al hikma), à la fois bibliothèque et centre de recherchesVictor Katz, A history of Mathematics, Addison-Wesley, 1998, p. 239..

La diffusion se fait ensuite en arabe, parfois via l’hébreu, vers les universités européennes qui enseignent Hippocrate et Galien, mais aussi les médecins arabes et persans.

Lire un roman : « Le médecin d’Ispahan », Noah Gordan, Stock, 1990, 608 p.

L’inversion des flux de traductions signe le déclin de la science arabe

Et un siècle avant la destruction de Bagdad par les Mongols en 1258, on traduisait à Tolède de l’arabe à l’espagnol par l’entremise de la communauté juive, puis de l’espagnol au latin par des savants chrétiensV. Katz, op. cit., p. 290, (traduction de l’auteur).. Ainsi, L’archevêque Dominique Gundissalvi est connu comme le traducteur du scientifique Avicenne (Ibn Sina) ou du philosophe Al-Ghazali mais il ne connaissait pas l’arabe. Il travaillait donc à partir des versions espagnoles établies par le mathématicien Jean de Séville Hispanus ou le médecin Abraham Ibn Dawd Halévy pour en faire un texte en latin.

L’inversion des flux de traduction a fini par assécher la science arabe, qui passe de l’autre côté de la Méditerranée et va y prospérer à partir du XIIIe siècle. Mais comment l’expliquer ?

Le modèle gravitationnel

Pour le linguiste, toutes les langues ont une même dignité mais pas le même poids. Comment organiser cette tour de Babel de 6 à 7000 langues ? Citons l’auteur :

L’anglais, « langue hyper-centrale »

– « Autour d’une langue hyper-centrale l’anglais, dont les locuteur natifs ont une tendance forte au monolinguisme, gravitent une dizaine de langues super-centrales (le français, l’espagnol, l’arabe, le chinois, l’indien, le malais, etc.) dont les locuteurs ont tendance à acquérir d’abord l’anglais (ce que j’appelle le bilinguisme vertical), soit une langue du même niveau (un bilinguisme horizontal). Autour de ces langues super-centrales gravitent à leur tour 200 langues centrales qui sont elles-mêmes les pivot de la gravitation de six à sept mille langues périphériques.

À chacun des niveaux de ce système se manifeste dans deux tendances, verticale et horizontale. Ces deux tendances constituent le ciment du modèle dont le pivot central est l’anglais. ».

les traductions, un échange inégal

Johan Heilbron a proposé une approche sociologique de la traduction en s’appuyant sur les données de l’UNESCO : 40% des traductions mondiales sont en anglais, entre 10 et 12% du français, de l’allemand et du russe, soit les 3/4 des traductions mondiales en quatre langues. Ce qui relativise la portée du modèle gravitationnel puisque l’arabe ou le chinois représentent à peine 1% de ces traductions…

Il s’avère donc que la traduction relève d’un échange inégal. Une traduction d’une longue périphérique vers une langue centrale au super-centrale constitue certes une reconnaissance de l’œuvre traduite, mais l’inverse montre que les langues dominantes ignorent peu ou prou les productions des langues dominées. Or avec cette centralité exacerbée, il y a bien un danger de disparition de l’enseignement mutuel des cultures du monde. Mais elle fait apparaître en creux les raisons qui expliqueraient le déclin de la science arabe, et en parallèle le possible déclin de la langue anglaise comme langue scientifique dominante :

  1. La leçon du passé : sans les traductions et les savoirs qu’elle véhiculaient, la science arabe aurait dû partir de zéro. Mais c’est à partir de diffusions à partir de l’arabe que cette science s’est diffusée et que son histoire s’est poursuivie. Puis elle s’est poursuite sans les Arabes.
  2. Une leçon pour l’avenir : la centralité jusqu’à la caricature mènerait à un autisme culturel et scientifique. Pour paraphraser Emmanuel Todd dans La fin de l’Empire, la seule alternative à ce déclin serait aujourd’hui la fuite des cerveaux périphériques vers le centre.

La traduction en Méditerranée aujourd’hui

L’index translationum de l’UNESCO donne une image très inégale des pratiques de traduction en Méditerranée. Le déséquilibre en faveur des langues romanes vis à vis des langues turque et arabe de l’autre est flagrant. Comme nous l’avions vu au chapitre 12, les drogmans et les truchements ont été le produit de rapports géopolitiques entre l’empire ottoman et l’Europe. Il en va de même aujourd’hui, que l’on n’ait pas les moyens de le faire, ou que l’on se protège des influences extérieures en ne traduisant pas…

Pour une approche écolinguistique des langues de la Méditerranée

L’histoire des langues est donc liée à celle des empires, du commerce, de la navigation, des techniques et des religions. Elle s’inscrit également dans un environnement géographique et écologique donné.

Qu’entendre par une approche écologique des langues ? Cette notion, évoquée dans plusieurs des chapitres de ce livre doit beaucoup à celui qui est à l’origine de l’écologie scientifique, Charles Darwin, avec trois thèmes qui traversent toute son oeuvre : l’origine, l’évolution et la sélection naturelle des espèces.

Les langues ont avec les espèces en commun qu’elles ne sont pas immuables. Mais les langues ne laissent pas de fossiles qui témoigneraient de leur proto-histoire.

Perturbations écolinguistiques

Les déplacements de populations et de langues ont introduit ce qu’on appelle en écologie linguistique des « perturbations ». Ainsi nous avons vu que le français était venu perturber une niche écolinguistique composée de parlers des rives sud de la Méditerranée au XIIIe siècle. Puis le français s’est « acclimaté » au contact des langues initiales.

« Méditerranéisation » comme mondialisation

Si l’on considère les petites communautés qui au départ représentaient des isolats linguistiques comme les Phéniciens des rives du Liban ou les Romains du Latium et le résultat que furent leurs expansion territoriale par poussées successives, on peut comprendre la mondialisation linguistique en cours. Ces expansions ont en effet par des contacts, des confrontations, conquis, mais aussi construit un espace.

Des migrants et des langues

La carte qui présentait plus haut une Méditerranée coupée en 4 parties aurait pour effet déformant de nous laisser penser à une situation culturelle et linguistique figée. Or les cartes des mouvements migratoires du début de ce XXIe siècle montrent clairement que le sud se déplace vers le nord.

Face à cette montée, des réactions diverses – dont l’étude n’est pas l’objet ici – qui toutes dénient une évidence : ce mouvement est appelé à durer avec pour sa contrepartie linguistique une vaste perturbation en cours.

Brassages au Nord

De même dans l’espace européen, de vastes brassages de touristes, d’étudiants, d’actifs ou de retraités héliotropes convergent vers ses rives. Leurs langues se mélangent avec les locales et sont d’ailleurs enseignées Cf. le poids grandissant de l’espagnol dans les cursus d’enseignement des langues vivantes au Royame-Uni ou en Allemagne.ce qui n’est guère le cas des langues du sud, à part l’arabe.

Le mythe de l’arabité

Mais on a vu pour l’arabe combien cela ne profitait guère aux locuteurs natifs qui ne parlent pas la langue enseignée officiellement. Le choix dans les pays arabo-musulmans d’une référence mythique à une nation débarrassée des langues originelles ou des langues coloniales produit ce que l’auteur nomme une « schizzoglossie » arabeCf. Pour une écologie des langues du monde, Paris, Plon, 1999. p. 229 et suivantes..

Le mythe indo-européen

L’Europe se considère depuis deux siècles comme linguistiquement « indo-européenne », comme la plupart des langues qu’on y parleà l’exception de quelques-unes comme le basque, le hongrois ou le finnois et l’estonien. . Jean-Paul Demoule y voit un mythe d’origine substitutif à celui de la Bible que l’on doit aux Juifs que l’Europe a tant persécutés, avec une langue (Ursprache) et un peuple (Urvolk).

Quoiqu’il en soit, cette vision est fortement « perturbée » par les mouvements migratoires actuels, dont nous sommes à la fois spectateurs et acteurs.

Et l’auteur conclut : « Des siècles d’histoire, de contacts entre langues et cultures ont façonné la Méditerranée linguistique. Est-il si irréaliste d’envisager une politique méditerranéenne concertée entre tous les pays frontaliers, même si les circonstances politiques actuelles ne s’y prêtent pas nécessairement ? »

Annexe – Le « baromètre des langues du monde » :

Présentation et utilisation du « baromètre Calvet » de Alain et Louis-Jean Calvet