Pourquoi avoir choisi l’arbre pour représenter les généalogies alors que ce n’est pas la représentation la plus commode ? « Dans sa logique propre, la figure semble répondre à d’autres attentes, toucher à un imaginaire autrement riche que l’intelligence et la mémoire interpellées par l’énumération ou la transcription diagrammatique d’une généalogie » (8). Chr. Klapisch-Zuber entend retracer l’histoire des représentations de la parenté à l’époque médiévale avant de comprendre pourquoi la métaphore de l’arbre s’est imposée à la Renaissance. « L’une des questions qui court en filigrane dans cet essai vise le surcroît d’âme apporté non seulement par l’arbre à la généalogie, mais par quelque moyen visuel que ce soit à la description ou à la démonstration » (13).
L’ouvrage adopte un plan chronologique en quatre grandes parties : naissance d’une langue graphique (17-118), le temps et la généalogie (119-206), symboles et logiques (207-269) et enfin l’arbre dans la généalogie (271-339). Mais, on ne trouve nulle trace de finalisme car l’auteur n’hésite pas à étudier longuement les différentes tentatives qui apparaissent dans les manuscrits médiévaux pour représenter la parenté. Si l’on fait abstraction des héritages antiques (19-33), c’est à partir du IXe s. que les clercs recourent de plus en plus au diagramme pour exposer leur pensée. « La méthode, peut-être d’origine antique, qui consiste à distinguer des notions différentes en les enfermant dans des médaillons reliés les uns aux autres est connue à Saint-Emmeram au début du IXe s. » (35). Ces schémas connaissent progressivement un « enrichissement figuratif ». Toutefois, l’analyse des différents exemples parvenus jusqu’à nous permet de conclure que les schémas utilisés ne débouchaient pas « naturellement » sur la figure de l’arbre. « Ce n’est pas l’image qui a implanté le terme arbor » (39). Il existait d’autres métaphores comme celle du palais ou du corps humain. La métaphore de l’arbre provient en partie de la culture religieuse avec l’arbre de Jessé.
Ces représentations sont plus que des illustrations, elles reflètent les conceptions généalogiques du temps. « Un diagramme permet de parcourir les lignes de filiation dans les deux sens, en les remontant ou en les descendant, là où, dans les listes généalogiques, l’énumération des engendrements […] ou des filiations [.] impose une seule direction de lecture » (97). Cela dit, il procède également des intentions de son producteur. En ce sens, il peut exprimer une idéologie, et donc amener à une lecture unique, du moins essayer (100-103, voir l’exemple de la généalogie de Sainte Anne). Ainsi, les représentations évoluent en fonction des conceptions généalogiques. En un siècle et demi (1050 à 1200), elles se sont fortement modifiées, passant de la liste au tableau qui intègre plusieurs listes par exemple. « L’éventail des représentations s’est ouvert parce que les tâches assignées à la généalogie se multipliaient et se diversifiaient, et que les individus ou les groupes sociaux prenant en charge leur généalogie se faisaient plus nombreux. L’enrichissement du langage de la généalogie traduit assurément une conscience grandissante du passé individuel ou familial » (118).
Ces évolutions doivent parfois beaucoup aux individus, notamment Pierre de Poitiers (XIIe s.), l’auteur d’un Abrégé de l’histoire à travers la généalogie du Christ qui vise à favoriser « une interprétation littérale des Écritures » (123). Son livre est avant tout un outil didactique destiné aux clercs les moins instruits (124). Pour cela, Pierre de Poitiers recourt à des schémas qui agencent les noms, les dates et les événements entre eux de façon simple et précise, au sein même du texte. C’est en même temps un formidable outil de contrôle de l’interprétation au moment où certains, en l’occurrence les Vaudois, se montrent favorables à un accès des laïcs aux Écritures. « On ne saurait trop insister sur le facteur d’unification que représente la dimension temporelle dans la présentation visuelle des données historiques et généalogiques : il y introduit cohérence et mouvement, il fait percevoir le changement ou la diversité dans l’unité synchronique » (130). En outre, Pierre de Poitiers n’a pas négligé le support, à savoir le rouleau de parchemin (132 et s.). Les généalogies qu’il établit reflètent la continuité du rouleau. Pour autant, la consultation ne devait pas être aisée, au contraire du codex. En somme, avec le rouleau, Pierre de Poitiers se montre sensible à la continuité du temps ; avec les schémas, il fournit un « support visuel au récit » (137) et ne se contente plus de seulement illustrer.
L’œuvre de Pierre de Poitiers influence fortement les chroniques universelles, ces histoires qui fusionnent « en un récit continu les temps de la Bible, de l’Antiquité païenne et de l’Église » (139). Ces dernières cherchaient à établir des chronologies universelles et de ce fait elles compilaient les listes de souverains et les généalogies. On comprend dès lors pourquoi la continuité chronologique qu’offrait l’Abrégé de l’histoire à travers la généalogie du Christ tant sur le plan graphique que sur le plan narratif offrait un modèle à tous ceux qui voulaient établir l’unité des temps.
Les conceptions des différents auteurs les amenaient à compléter la généalogie réalisée par Pierre de Poitiers. Par exemple, certains poursuivaient la linea christi avec la liste des papes, afin d’affirmer la supériorité du spirituel sur le temporel. En bref, ces représentations graphiques ne sont pas de simples illustrations décoratives. « Indéniablement, les copistes ont trouvé dans cette présentation typique des généalogies de leurs rouleaux et codes le moyen de captiver un public qui ne se composait plus uniquement de moines et de clercs. Leur premier propos restait, certes, d’offrir une vision totale de l’histoire ; mais leurs lecteurs, moins préoccupés des fins dernières qu’autrefois, recherchaient aussi des synopsis mettant simplement en lumière les moments et les figures historiques marquants. Loin de confiner les médaillons dans l’illustration ou la décoration, le découpage du texte et sa structuration par leur réseau révèlent la primauté acquise par la généalogie dans la pensée médiévale de l’histoire » (153).
D’autres chroniques ont également recouru à la généalogie et à sa représentation figurée. Mais alors, il s’agissait d’affirmer la continuité d’une dynastie, parfois de légitimer un usurpateur. Dans le cas de la monarchie capétienne, il s’agissait surtout d’affirmer le prestige du lignage afin de faire taire les éventuelles oppositions et surtout d’effacer la rupture avec les Carolingiens qui selon une prophétie ne pouvait mener les Capétiens qu’à leur perte en raison de l’usurpation du pouvoir royal héréditaire. Il faut démontrer le retour de la dynastie capétienne dans la lignée carolingienne par la femme de Philippe Auguste, Isabelle de Hainaut ou bien insister sur la parenté d’Hugues Capet avec les Carolingiens. Les représentations généalogiques reflètent les variations de la doctrine royale. Il importe de citer Bernard Gui (c.1261-1331) car celui-ci recourt à un arbre pour présenter la généalogie royale, tout en subissant nettement l’influence de Pierre de Poitiers. « Est-il besoin d’insister sur la nouveauté que représente, en France, l’application à la généalogie royale d’un modèle suivi jusque-là par les clercs voués à l’exégèse des généalogies bibliques ? C’est dire ainsi le caractère sacré de la monarchie. C’est suggérer que la sanction divine confirme la dynastie qui occupe la fonction royale. On aurait tort de ne voir dans les diagrammes généalogiques que des auxiliaires subordonnés de la grande histoire. À leur manière, toute formelle, ils peuvent dire autre chose, ou le dire mieux qu’un texte » (176).
A la fin du Moyen-Âge, le modèle généalogique s’étend aux dynasties régnantes et aux familles plus humbles. Dans certains cas, on cherche avant tout à privilégier graphiquement une ligne unique qui dans une perspective téléologique doit aboutir au souverain ou au prince du moment. En revanche, dans les généalogies familiales, particulièrement dans les villes méditerranéennes, l’image sert à affirmer la solidarité d’un groupe autour d’un ancêtre commun (203-205). « L’image en effet impose une vision, elle la rend indiscutable […] De fait, le graphique se distingue par sa souplesse. Souplesse des lignes qui peuvent matériellement contourner un problème ou suggérer une solution douteuse ; souplesse d’une structure qui, en faisant intervenir les lignes cognatiques ou collatérales, admet des développements sans avoir à les justifier, efface des hiérarchies pour en proposer d’autres » (205).
Ainsi, à partir du XIIe s., les images sont de plus en plus nombreuses et elles tendent à se suffire à elles-mêmes, c’est-à-dire à cesser d’être de simples illustrations de textes. L’arbre sert alors à exprimer une classification ou une démonstration. Il représente par exemple les différents âges de la vie. Le choix de l’arbre comme représentation peut s’expliquer en raison de la forte composante génétique de la pensée médiévale et de « la force intime enfermée dans l’être vivant qu’est un arbre » (217-218). Pour autant, jusqu’à la fin de cette période, la métaphore arborée n’est pas réellement utilisée pour dire les liens de parenté ordinaires, pour exprimer toutes les généalogies (227). Pour ce faire, il faut auparavant filer la métaphore jusqu’au bout, à savoir assimiler l’homme à la plante. C’est à l’occasion d’un débat philosophique plus général (« l’image n’était-elle pas plutôt l’expression d’une métaphore que d’une réalité ? » 229) que l’arbre devient une métaphore de la parenté dans son ensemble et ne se restreint pas à la consanguinité et au sixième degré. La réflexion se radicalise après 1400 et débouche sur la conclusion suivante, « l’homme est un arbre inversé » (237). La tête de l’homme constitue ses racines car il puise sa force de son âme.
Cela ne suffit pas pour autant à expliquer la fortune de cette représentation, c’est-à-dire sa popularité auprès du plus grand nombre. Il faut peut-être y voir une conséquence de la publicité donnée aux généalogies royales au cours de certaines occasions, notamment les entrées royales. On peut citer l’exemple anglais de 1432, à Londres, où la symbolique de l’arbre fut utilisée ; deux arbres pour les généalogies royales française et anglaise et au centre l’arbre de Jessé. Ainsi s’établissait « une équivalence très forte entre généalogies royale et divine […] Juché au sommet de ses arbres comme Jésus sur le sien, le roi apparaissait lui aussi en sauveur » (259). Nombreux furent alors les habitants des royaumes européens à découvrir ce type de représentations. Ensuite, l’imprimerie eut tôt fait de diffuser la représentation de la généalogie sous les traits d’un arbre dans toute l’Europe. Cela n’alla pas sans changement, -le rouleau disparut, et sans interrogation, -l’articulation du texte et de l’image.
Deux innovations essentielles sont apportées à la Renaissance, « le retournement de l’image et la franche adoption du végétal » (322). La verticalité, matérialisée par le tronc, exprimait une vision téléologique de l’histoire, à condition de privilégier une branche. Sinon, c’est l’idée de prolifération qui l’emportait. Cette représentation influa également sur le vocabulaire, la racine, le rameau… En outre, un arbre pouvait être émondé, ce qui permettait de rejeter certaines parties jugées superflues. Parfois au contraire, c’est l’image du greffon sur une veille souche ou l’entrelacement des branches de plusieurs arbres qui expriment alors l’alliance.
Toutefois, si l’arbre s’est imposé au début de l’époque moderne, le diagramme n’en a pas moins pour autant continué d’exister. Les représentations ont eu tendance à les mêler. Jusqu’à aujourd’hui, elles n’ont eu de cesse d’influencer la perception de la parenté. Dans un dernier chapitre (321-339), Chr. Klapisch-Zuber dresse « une sorte de bilan des contraintes, formelles et historiques, qui ont influé sur la maturation de nos modèles visuels et figuratifs » (321). Par exemple, « Longtemps, la fusion de l’épouse dans le médaillon du mari, ou son assimilation aux enfants par le système des signes retenus dans les diagrammes ont dit à leur manière la prévalence du lignage et de la famille patriarcale sur le couple […] Aujourd’hui, personne ne s’étonne d’être invité à remplir les cases, deux par deux, avec les noms des couples successifs de ses ancêtres directs, hommes et femmes, dans ce qui lui est présenté sous le titre « d’arbre généalogique » » (338).
Aujourd’hui, les arbres que nous remplissons reflètent également une certaine conception du monde. Ego est au bas du tronc et ses ancêtres se nichent dans les branches. Il se projette ainsi dans le passé car rien ne part de lui ; il est un individu isolé. Ces représentations « multiplient, de façon quasi mécanique, les générations d’ancêtres dans les branches et les frondaisons, là où chacun plaçait autrefois son espoir de descendance » (339).
C’est par cette remarque que se termine l’ouvrage de Chr. Klapisch-Zuber dont l’érudition force le respect. En outre, ce type de réflexion sur l’influence qu’une conception subit du fait d’une représentation donnée est relativement originale. Certes, les enjeux de pouvoir constitués par les généalogies, particulièrement au Moyen-Âge sont bien connus (voir par exemple le livre de P. J. Geary, La mémoire et l’oubli à la fin du premier millénaire, Paris, Aubier, 1996) et de ce point de vue cet ouvrage n’apporte pas un éclairage neuf. Pour autant, cela ne doit pas obérer la richesse d’un travail historique érudit et passionnant, malheureusement pas toujours servis par toutes les illustrations nécessaires pour faciliter la lecture (mais le livre en fournit cinquante!). Les descriptions sont parfois austères et difficiles à suivre. Mais qu’importe, le plaisir de découvrir une problématique originale et des manuscrits médiévaux fort bien illustrés l’emportent sans conteste. Voilà un ouvrage que tous les amateurs de généalogie apprécieront, notamment parce qu’ils comprendront mieux leur quête et parce qu’ils ne verront jamais plus leur arbre de la même façon. Quant aux autres, ils réfléchiront plus avant sur la notion même de parenté et sur la relativité de nos conceptions en la matière.
Octobre 2000.