CR par Stéphane Moronval, professeur-documentaliste au collège de Moreuil (80)

Le cinquantenaire de la fin de la guerre d’indépendance, les controverses que l’événement soulève toujours de nos jours, nous le rappellent encore : inaugurée par le débarquement des troupes du comte de Bourmont à Sidi-Ferruch le 14 juin 1830, la présence française en Algérie fut longue et profonde. Ce qu’on ignore cependant très généralement, c’est qu’elle eut pu être encore plus précoce. C’est ce que révèle l’ouvrage ici présenté, qui se consacre au récit d’une précédente expédition tombée dans les « oubliettes de l’histoire »: en 1664, le jeune roi Louis XIV, désireux de marquer les débuts de son règne personnel par une action d’éclat, envoya ses meilleures troupes et la totalité de sa marine vers les côtes d’Algérie, avec le ferme projet d’y établir un point d’appui permanent. Le lieu choisi était le petit port kabyle de Gigeri (aujourd’hui Jijel ou Djidjelli), à quelques 300 km à l’est d’Alger. On comprendra mieux les motivations qui poussèrent Bernard Bachelot, ancien officier de marine ensuite reconverti dans l’industrie, à s’intéresser il y a une dizaine d’années à cet épisode méconnu en rapportant que c’est à Djidjelli que se fixèrent bien plus tard ses ancêtres, et qu’il passa lui-même une grande partie de sa jeunesse, comme il le relate dans l’émouvante postface qui clôt son œuvre.

Une saison en enfer

Celle-ci est organisée à travers un plan en trois parties qui présente méthodiquement les différentes phases de l’expédition. La première (p.13-60) retrace l’évolution des relations entre la France et le Maghreb du début du XVIè siècle jusqu’à la fin de 1661. A la mort de Mazarin, Louis XIV règne en maître, et la Paix des Pyrénées lui a assuré une position stable et dominante en Europe. Naît alors l’idée d’une expédition contre les Barbaresques d’Alger, qui pratiquent la piraterie à grande échelle en Méditerranée tout en étant théoriquement soumis au pouvoir ottoman. L’auteur s’attache alors à décrire les préparatifs français (p.61-143). Ceux-ci, en grande partie confiés à l’intendant La Guette, ne sont guère aisés: un temps contrariés par des difficultés diplomatiques avec la Papauté et le Duc de Lorraine, ils souffrent surtout de l’état déplorable dans lequel se trouve à l’époque la marine royale. Un centralisme paralysant, la mise en place d’une structure de commandement complexe et gangrenée par les querelles personnelles, le choix d’un site inapproprié, viennent encore hypothéquer les chances de succès de l’expédition.
Mais elle part finalement de Toulon le 2 juillet 1664, et les quatre mois de péripéties qui s’ensuivent sont narrés dans la plus longue partie de l’ouvrage (p.145-289). La flotte française, nominalement dirigée par l’incompétent Duc de Beaufort, atteint enfin le 22 du même mois Gigeri, où débarquent de vive force les troupes du général Gadagne: 4500 fantassins des meilleurs régiments du Royaume, et un contingent de l’Ordre de Malte fort de 1200 hommes. Malaisément installé dans un site moins hospitalier que prévu, le corps expéditionnaire se heurte à l’hostilité des populations berbères du pays, qui se traduit par une « petite guerre » incessante puis par un véritable appel à la guerre sainte. Les combats se succèdent tout l’été, et s’intensifient avec l’arrivée, début octobre, de contingents turcs venus d’Alger et de Constantine. La mise en place à la fin du mois de leur puissante artillerie scelle définitivement le sort de la tête de pont. Après moult péripéties, et dans un certain désordre, les Français l’évacuent dans la nuit du 31 octobre au 1er novembre, laissant derrière eux plus de 1600 morts et une centaine de canons. Restent à gérer les suites de l’opération ; l’auteur débute la dernière partie de l’ouvrage, où elles sont relatées (p.291-334), par un tableau clair des carences de tout ordre ayant entaché sa préparation et son déroulement. Les responsabilités sont multiples, et elles donnent lieu de la part de la majeure partie des officiers généraux engagés à un écœurant défaussement. Le Roi lui-même, absolument pas exempt de reproche, va se livrer à un brillant exercice de désinformation et d’occultation… qui va porter ses fruits jusqu’à nos jours.

A l’ouest rien de nouveau ?

La réédition de cet ouvrage, précédemment paru aux éditions du Rocher en 2003, se justifiera aisément; et pas seulement par la courante ignorance, dans l’historiographie, des événements narrés (qui, le sait-on encore, servirent partiellement de cadre au mélancolique roman d’Alexandre Dumas qui clôture la trilogie des Mousquetaires : Le Vicomte de Bragelonne…)
Bernard Bachelot livre en effet ici un récit alerte et complet qui se lit aisément. Le texte, dense, est cependant bien aéré par de nombreux sous-chapitres et intertitres. Il est étayé par une profonde érudition ; l’auteur s’est livré à un gros travail de recherche, allant directement puiser dans les nombreuses sources manuscrites laissées par les différents acteurs français de l’affaire, les éclairant par une bibliographie consistante. L’utilisation de la correspondance fournie et des relations des protagonistes, outre qu’elle est particulièrement révélatrice (que de place laissée à l’époque aux vanités et aux luttes d’influence…), rend la narration très vivante. Essentiellement chronologique, celle-ci est par ailleurs éclairée par d’intéressants aperçus voire de véritables analyses des arrière-plans politique, géographique, technique, culturel… des faits. On remarquera en particulier (et l’auteur ne manque pas de le faire) les navrantes analogies existant entre la naïve croyance de l’époque, selon laquelle l’Occident chrétien pourrait être vu comme « libérateur » par des populations musulmanes opprimées par d’autres Musulmans, et celle qui a pu être entretenue il y a quelques années encore dans certains cercles dirigeants de la première puissance mondiale à l’aube de l’intervention en Irak.
Toutes ces qualités n’en font que plus regretter l’absence totale de cartes, et la carence en illustrations, peu nombreuses, de petit format et de qualité médiocre.

Marqué, de l’autre côté de la Méditerranée, par un succès qui est par certains aspects le reflet contraire de la débâcle décrite ici (la victoire de Saint-Gotthard : cf http://clio-cr.clionautes.org/spip.php?article1686), 1664 reste une date qui, pour nos contemporains, évoque au mieux une certaine marque de bière, remarque malicieusement l’auteur… Bien écrit, bien documenté, nourri de péripéties et de tempéraments qui le rendent aussi passionnant qu’un bon roman d’aventures et de thématiques qui trouvent toujours un écho dans nos sociétés contemporaines (les opérations de projection, la désinformation…), son ouvrage pourra donc être adressé avec profit à un spectre assez large de lecteurs.

Stéphane Moronval