De la machine infernale de la rue Saint-Nicaise, qui rate le premier consul en 1800, au poignard de Caserio, fatal au président Sadi Carnot en 1894, Karine Salomé prend en compte un total de quarante-quatre attentats (soigneusement répertoriés et décrits dans la chronologie détaillée qui ferme le livre) dans son analyse des modalités de «l’ouragan homicide» qui affecte la France du XIXe siècle, en particulier sous le règne du malheureux roi Louis-Philippe, cible de prédilection visée à moult reprises ! Si quelques-uns des criminels politiques concernés ont gravé leurs noms dans le grand livre du passé (c’est notamment le cas de Louvel, Fieschi ou Ravachol), la plupart sont d’autant plus aisément demeurés ou redevenus anonymes que, le plus souvent, leurs tentatives ont échoué.
Karine Salomé radiographie avec minutie toutes les facettes de cette violence démonstrative d’essence politique, selon une démarche de dévoilement et d’approfondissement progressifs. Le théâtre naturel de ce mode d’action est urbain et presque exclusivement parisien. Aux circonstances de l’événement, à ses méthodes et son bilan, succède l’examen de ses conséquences. Les procédures d’enquête sont marquées de manière récurrente par la hantise du complot. Des actions de réparation matérielle et judiciaires et des mesures de protection et de précaution sont adoptées. Les réactions de l’état, de la presse et de l’opinion sont, de façon très prévisible malgré la palette plurielle de leurs approches, massivement dominées par le rejet et la réprobation, en particulier lorsque sont foudroyées des victimes collatérales.
Moins attendues sont les perspectives ouvertes par les deux derniers volets de l’ouvrage. L’étude du profil des auteurs d’attentats met plus particulièrement en exergue les figures d’Alibaud, Fieschi, et Ravachol. Déclinaisons respectives du Bon, de la Brute et du Truand, chacun de ces cas suscita en son temps un écho profond dans l’opinion et peut être vu, à sa manière, comme un archétype…. Derrière les portraits détaillés des uns ou plus sommairement brossés des autres, se dévoilent aussi avec profit les débats des experts (psychologues, sociologues et autres aliénistes) qui se penchent sur les traits de personnalité spécifiques imputés aux militants du crime politique. D’une manière générale, il est très signifiant que la lecture pathologique ou psychologique des accusés tende à l’emporter sur le mobile politique proclamé, qui est pourtant sensé être la force motrice du passage à l’acte. Ce type d’interprétation ne résulte pas simplement d’un effet de milieu propre au discours de l’expertise. Car, plus globalement, on retrouve la même euphémisation du facteur politique, non seulement minimisé – comme il est prévisible- dans la parole calculée des pouvoirs, mais également négligé tant par les commentaires de la presse que par la perception spontanée de la société. Certains des «attentateurs» ne sont d’ailleurs pas purs eux-mêmes de toute séduction par le sulfureux « romantisme du crime » qu’a pu aussi incarner – dans un registre bien distinct- la figure d’un Lacenaire.
Ce défaut de lisibilité doit être resitué dans le temps long des évolutions émotionnelles de la sensibilité collective et du répertoire des formes d’action jugées légitimes ou illégitimes par la culture politique de l’époque. Sous cet angle, les attentats anarchistes de la fin du siècle constituent un point d’inflexion notable qui marque le passage d’une violence « régicide » visant les chefs d’état à une violence aveugle dirigée contre la société. C’est l’aboutissement d’un principe progressif de dépersonnalisation des cibles, qui acquièrent une consistance de plus en plus symbolique. Le sentiment de responsabilité générique de la société ressenti par les anarchistes les conduit dès lors à une pédagogie de la terreur collective comme forme radicale de la « propagande par le fait ». Ainsi, et ce n’est pas le moindre mérite de la réflexion très claire et parfaitement maîtrisée conduite par Karine Salomé, l’ensemble peut-il être lu comme une véritable généalogie du terrorisme contemporain, et du sentiment diffus d’insécurité qu’il engendre et qui le nourrit.
© Guillaume Lévêque