Pendant longtemps la Bretagne a été présentée comme une région catholique et rurale ancrée à droite. Or, l’analyse des rapports de forces politiques et de leur évolution pendant le premier XXe siècle dégage une réalité plus complexe et plus diversifiée. Qu’en est-il des droites et des centres ? Quel est le poids des partis de gauche ? Quel est l’impact des deux conflits mondiaux sur les mutations politiques en cours ? L’attention est portée sur les glissements et les reclassements des élus en fonction des enjeux nationaux (à l’issue de la Première Guerre mondiale et du congrès de Tours, durant le crise des années 1930 et le Front populaire, sous l’Occupation et à la Libération). Le croisement de l’enracinement des partis politiques et de l’action des hommes (remise en cause des notables traditionnels, permanence ou renouvellement des élus, mobilisation des militants) avec la force des divers réseaux d’influence (catholiques, agricoles, syndicaux, laïques) permet de dresser le tableau de la vie politique d’une région qui conserve une identité culturelle forte, avec des différences départementales ou intradépartementales, tout en étant de plus en plus intégrée à la France. Cet ouvrage se veut une synthèse des nombreux travaux d’histoire politique menés depuis une trentaine d’années dans les universités de Bretagne.
Les forces politiques de droite et du centre en Bretagne (1914-1946)
Des pôles de résistance anti-républicaine n’en subsistent pas moins animé par l’aristocratie monarchiste (comme en Loire-Inférieure ou Loire-Atlantique) qui traverse la période 1914-1946 en s’appuyant, y compris après 1945, grâce à un contrat social des campagnes appuyé sur de solides et multiples réseaux. C’est l’une des spécificités des droites bretonnes. Ce bloc conservateur est quelque peu entamé dans certaines régions (comme le Vannetais par la montée en puissance électorale de la démocratie-chrétienne bretonne lors des législatives de 1928 et le glissement vers une droite républicaine qui prend le relais de l’aristocratie monarchiste. En outre, la présence de notables républicains laïques mais modérés dans les années 1910-1930 a aussi permis d’éliminer les tenants du « château » et du traditionnalisme quand, en même temps, une fraction du bas-clergé breton prenait ses distances avec la dynastie régnante localement. Il n’est reste pas moins que les Bretons, lors des scrutins législatifs votent souvent à contre-courant des majorités nationales (en 1919, en 1924 et en 1936) mais pas en 1928, ni en 1932 et ni à la Libération. De fait, sans grande originalité, les comportements et les pratiques politiques des Bretons se fondent de plus en plus dans les grandes évolutions nationales.
Dans un affrontement bipolaire droite contre gauche, la question de l’existence, du maintien ou de l’émergence de centrisme se pose. Ce positionnement centriste passe d’ailleurs davantage par les élus que par les forces politiques. Ainsi, de nombreux notables, parlementaires ou élus locaux laïques, issus souvent de la gauche républicaine cherchent à se positionner au centre de l’échiquier pour des raisons électorales mais aussi parce qu’il n’ont pas le choix. En effet, le développement du radical-socialisme d’abord (avant 1914 et dans les années 1920) puis du socialisme SFIO et même du communisme (dans les années 1930 et surtout à la Libération), les déportent mécaniquement vers le centre, voire vers la droite sur l’axe partisan gauche-droite. Ce glissement s’opère vers le centre gauche puis vers le centre droit dégageant un espace politique par une gauche socialiste en progrès dans les années 1930. Par anticommunisme, ces notables centristes rejoignent de fait le bloc des droites en 1936 ; ces derniers sont laminés aux élections législatives de 1936 même s’ils résistent mieux au niveau local dans les mairies, les conseils généraux et au Sénat. Ce centrisme laïque cherche un second souffle au centre gauche à la Libération (comme par exemple René Pleven). Mais, dès 1946 au sein du RGR (Rassemblement des Gauches Républicaines), puis par des alliances politiques locales, pour survivre face au MRP, ce centrisme laïque doit s’entendre avec des notables de la droite traditionnelle. A gauche, contre un PCF breton qui a fortement progressé deouis 1936 grâce à son engagement résistant et une SFIO qui s’était affirmée électoralement avec le Front populaire dans les villes et dans certaines régions rurales sur le terreau républicain, radical et parfois anticlérical, ce radical-socialisme n’a plus guère d’espace politique en Bretagne. Confronté au tripartisme, ce centrisme laïque breton éclate d’ailleurs en 1945-1946 en une aile gauche qui rejoint la SFIO, voire pour quelques élus le PCF et une aile droite qui se retrouve au sein d’un RGR anticommuniste.
Autre spécificité bretonne, un centrisme catholique et clairement républicain tente de se dégager du bloc des droites conservatrices, à partir du milieu des années 1920, engrangeant quelques succès législatifs sous la houlette du PDP. Avec des relais de presse importants et contre une fraction de l’épiscopat très à droite (proche de l’Action française jusqu’en 1926) et du clergé, ces démocrates-chrétiens mènent un rude combat politique contre la droite conservatrice divisant ainsi le camp des catholiques bretons. Dans quelques départements, aux législatives de 1919 et de 1924, ces démocrates-chrétiens ont tenté des alliances électorales avec des centristes laïques en butte au radical-socialisme trop anticlérical à leur goût et aux socialistes SFIO. En dépit de ces velléités centristes, l’opposition dure du PDP au Cartel des gauches (1924) comme au Front populaire (1936) en fait encore un parti de droite. Ce centrisme catholique débouche néanmoins sur les impressionnants succès électoraux du MRP en 1945-1946, moins au niveau local qu’au plan parlementaire. Comme dans les partis de la gauche marxiste (PCF et SFIO), des hommes et des femmes issus de la Résistance développent le MRP breton qui capte une grande partie de l’électorat de la droite catholique, parfois en concurrence avec des listes de droite, parfois en alliance (Morbihan). Par crainte du PCF, voire de la SFIO, ce vote en faveur du MRP est lourd d’ambiguïtés voire de contradictions car ce n’est pas vraiment un vote d’adhésion. Et à la première occasion, c’est-à-dire en 1947, ces électeurs du MRP vont retourner vers la droite classique qui, affaiblie en 1945 (sauf en Loire-Inférieure soit la Loire-Atlantique), se réorganise rapidement. Le RPF gaulliste joue alors le rôle de vase communicant en affaiblissant le MRP breton qui va camper au centre droit.
Les forces politiques de gauche en Bretagne (1914-1946)
La gauche connaît en Bretagne des évolutions comparables aux tendances nationales même si elle est souvent minoritaire dans l’entre-deux-guerres. Puisant leurs racines dans les combats du mouvement ouvrier de la fin du 19e siècle, isolés et peu nombreux dans les milieux populaires urbains et portuaires, les socialistes réformistes et révolutionnaires n’échappent pas aux crises nationales et internationales. Après la scission du congrès de Tours en 1920, la plupart des cadres de la SFIO reconstruisent le parti socialiste en développant leurs réseaux, ce qui permet un certain essor à la faveur du Front populaire. Le PCF, force marginale, bénéficie lui aussi de la dynamique du Front populaire pour élargir sa modeste implantation. La Seconde Guerre mondiale modifie le rapport des forces à gauche en sa faveur : en Bretagne, le PCF fait jeu égal puis dépasse en voix et en sièges la SFIO en 1946 s’inscrivant dans une dynamique nationale. Mais si la poussée électorale de la gauche marxiste est sensible à la Libération, notamment au niveau local, elle n’en reste pas moins minoritaire en Bretagne du fait d’un transfert de voix plus que d’une progression, l’électorat radical étant capté par les socialistes et les communistes.
Les forces politiques extrémistes en Bretagne (1914-1946)
Les forces politiques extrémistes ne s’implantent jamais durablement en dépit de poussées comme le dorgérisme dans les années 1930.
L’extrême-gauche, des socialistes libertaires aux trotskistes et aux dissidents de la SFIO, ne concerne que quelques petits noyaux militants très localisés et très faibles. Le PCF ne s’enracine vraiment en Bretagne que lorsqu’il adopte une ligne républicaine d’intégration à la nation, à partir de 1934, et surtout dans la Résistance patriotique.
L’extrême-droite notabiliaire et monarchiste, c’est-à-dire hostile à la République, ne se maintient que très localement en Loire-Inférieure (ou Loire-Atlantique) alors que l’Action Française est éliminée après sa condamnation par le Vatican, en 1926. Les partis collaborationnistes, souvent animés par des gens venus de l’extérieur, sont rejetés par les Bretons y compris le PNB (Parti National Breton).
Refusant les extrêmes sans abdiquer leurs convictions politiques et spirituelles, les citoyens de Bretagne se reconnaissent dans le patriotisme. Beaucoup s’engagent ou soutiennent le combat résistant pour la libération nationale, dans la France libre et en France occupée, en surmontant les clivages politiques et idéologiques. Cette mémoire résistante va marquer durablement les évolutions politiques ultérieures.
Les partis politiques et les élus notables (1914-1946)
Jusqu’en 1940, des notables qui avaient souvent commencé leur carrière avant 1914 dominent la vie politique locale et nationale. En 1919, le renouvellement générationnel des parlementaires a été somme toute limité en Bretagne. Logiquement, un certain nombre de députés rejoignent le Sénat dans les années 1920 ou 1930 en conservant leurs mairies. Pourtant, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, une générations d’élus plus jeunes émerge aussi bien à gauche (radicaux-socialistes, socialistes) qu’à droite (Fédération républicaine, Parti Démocrate Populaire) dont plusieurs tentent de poursuivre leur carrière après la guerre. Bousculant quelque peu les notables en place, à un moment où les partis politiques se structurent de manière plus moderne (en fédérations départementales et en sections), et pas seulement à gauche, ces nouveaux venus adoptent des pratiques plus militantes. Ils reflètent en effet le passage du temps des notables appuyés sur des réseaux relationnels traditionnels et des comités électoraux éphémères à celui des élus épaulés et relayés par des militants et des organisations de type parti de masses même si leurs effectifs restent le plus souvent limités. Cette mutation engagée d’abord à l’extrême-gauche avec les socialistes au début du siècle, puis les communistes, gagnent les ligues d’extrême-droite et même les partis de droite comme le PSF (Parti Social Français) lors de la crise des années 1930. A l’issue du combat résistant, ces partis de masse s’épanouissent surtout à gauche à la Libération en s’appuyant sur de nombreux relais associatifs et organisations satellites mais aussi au MRP démocrate-chrétien et ensuite au RPF gaulliste. Ils ne touchent cependant qu’une petite partie des citoyens bretons.
La reconstruction des forces politiques à la Libération (1944-1946)
En 1946, après les bouleversements de la Libération et la mise en place du régime de la 4e République, la situation politique de la Bretagne paraît stabilisée dans des rapports de forces répondant au tripartisme qui gouverne la France à la différence près, qu’en Bretagne : c’est le MRP qui arrive en tête et que, en dépit d’une poussée des partis marxistes (PCF et SFIO), les centristes et la droite restent majoritaires. A tous les niveaux (de la commune à l’arrondissement), le personnel a été profondément renouvelé faisant émerger dans tous les partis de nouveaux notables qui doivent tenir compte de leurs militants et de leur électorat.
L’ouvrage se termine avec le constat suivant : dès les élections municipales de 1947, comme dans l’ensemble du paysage politique français, le rapport entre les forces politiques est remis en question en Bretagne : des recompositions sont à l’œuvre surtout au sein des droites et au centre.
Les relais des partis politiques et des élus (1914-1946)
L’étude des relais des forces politiques et des élus (presse, réseaux, associations et syndicats) et de leur adaptation de 1914 à 1946 a permis de mieux cerner les raisons de leur enracinement et de leur longévité au sein d’une société qui évolue tout en conservant une identité régionale bretonne forte même si cette identité tend à être perçue négativement dans la première moitié du 20e siècle. En même temps, dans le cadre d’une culture républicaine dominante, des cultures politiques spécifiques à la Bretagne s’élaborent forgeant ainsi des identités partisanes fortes et identifiables aussi bien dans les classes sociales que dans les milieux socio-professionnels.
En guise de conclusion provisoire, cet ouvrage est une synthèse en histoire politique absolument remarquable tant sur le fond que sur la forme (d’ailleurs, il peut servir d’exemple aux étudiants en histoire en Master ou en doctorat d’Etat). Voici une étude claire, dense, bien écrite car compréhensible par tous. Nous aimerions lire davantage de synthèses de cette qualité historique et scientifique par sa méthodologie, complétée par des sources et une bibliographie faisant la part belle aux mémoires de maîtrise et aux thèses sur le thème.
© Jean-François Bérel