« On déménage comme on vit l’espace, comme on aime les proches. Déménager est toujours une naissance ou un départ de chez les parents, alors que notre venue au monde est notre premier déménagement. Innover est une grande entreprise. Le confort douillet tue la passion, comme il tue la chance de se découvrir. Découvrir quoi ? Ce que nous avons de plus précieux en nous.

L’épreuve est alors singulière. L’habitat intérieur se mettra à travailler en faisant des malles et en rangeant des caisses. Trop de souvenirs émergent en touchant chaque objet. C’est le retour de ce qui paraissait évident. Chaque chose révélera son âme, comme le dit G. Bachelard (La Poétique de l’espace, 1957). Alors on saisira que si la nature ne nous a pas donné la chance de muer pour grandir, la culture nous offre le déménagement pour faire naître de notre esprit un autre nous-même. » : voici comment le psychanalyste Alberto Eiguer conclut le chapitre consacré au déménagement dans son livre L’Inconscient de la maison (2013, p.99). Déménager est une expérience douloureuse que les enfants ont parfois à vivre, parfois plusieurs fois, dans leur jeune existence. Il s’agit d’un thème que l’on retrouve parfois évoqué dans les albums de jeunesse et nous pourrions citer en exemple l’ouvrage d’Alice Brière-Haquet et de Barroux, en 2016, On déménage ! chez Little Urban ou encore La Souris de Paris, en 2012, d’Anne Lemonnier et Claire de Gastold en 2012. Le travail de Melissa Castrillon est original à la fois par son traitement plastique et son aspect métaphorique.

Melissa Castrillon est une jeune artiste qui vit à Cambridge, au Royaume-Uni. Elle est diplômée de la Cambridge School of Art et a récemment illustré Ballade en mer, écrit par Nina Laden, et publié La Prodigieuse Maïa (La Martinière Jeunesse ». The Balconny, titre original de Ma nouvelle maison, est son deuxième album en tant qu’autrice et son premier sans texte. Sur son blog (https://melissa-castrillon.tumblr.com/), elle explique que l’idée de cet album lui est venue lors d’une visite à Berlin : « Quand j’étais à Berlin, j’avais remarqué tous ces immeubles, certains récents d’autres plus vieux, certains avec des balcons, certains sans et d’autres avec des plantes et des fleurs en cascades. Alors j’ai imaginé une histoire autour de l’idée de la construction d’un portion de paradis dans ces quartiers d’expansion urbaine et de la manière dont elle pourrait toucher ceux qui vivent au-dessus, au-dessous et à côté ».

Ainsi, l’ouvrage commence par une maison loin de la ville et une voiture de la poste qui arrive avec un message. La famille qui occupe la petite maison apprend qu’elle doit partir travailler en ville et donc y emménager. La jeune fille du couple prend la nouvelle avec tristesse. Elle va quitter une nature luxuriante avec laquelle elle vit en osmose parlant aux animaux et s’épanouissant au milieu des plantes et des fleurs. La sinuosité des chemins de campagne fait place au réseau quadrillé et en zig-zag des rues citadines. La famille emménage dans un appartement situé au dernier étage d’une tour. Du grand balcon qui domine la ville, la campagne apparaît très loin et renforce le déracinement ressenti par la jeune fille.

Progressivement, la fillette va oser défaire ses cartons. Cette troisième phase qui fait suite au deuil de l’ancienne maison correspond, de manière symbolique, à la phase d’enracinement. La fillette plante une graine dans un pot de fleur placé sur le rebord de la fenêtre de sa chambre. La plante ne va cesser de grandir. La fillette retrouve le sourire et décide de planter et de planter d’autres fleurs qu’elle place sur le balcon de l’appartement. Des cascades de fleurs vont atteindre les appartements du dessous, attirer l’attention du petit voisin d’en-face. Le fleurissement complet de l’immeuble va finir par réunir les habitants. L’expérience sera contagieuse puisque le quartier entier sera touché par cette ferveur d’enverdissement qui conduira les habitants à se retrouver dans la rue et à faire du lien social. À la dernière page, la ville se confondrait même avec la campagne. La grisaille a laissé place aux couleurs bariolées et à une vie sociale débordante.

Traitement onirique et écologique du déménagement et de l’emménagement, du déracinement et de l’enracinement de la déterritorialisation et de la reterritorialisation, cet album particulièrement réussi de Melissa Castrillon témoigne à la fois de qualités graphiques indéniables et de qualités de mise en page intéressantes. L’illustratrice s’exprime sur des planches au format carré (30×30 cm) dans lesquelles elle décline la gestion du multicadre en jouant avec la pleine planche, les multiples cadres carrés, ronds, triangulaires. L’album est un très bel objet aux couleurs vives.