Gilles Havard, chercheur au CNRS, est spécialiste de l’histoire américaine, des premiers contacts entre Amérindiens et Européens, membre du CENA (Centre d’étude nord-américaine) au sein du laboratoire MASCIPO (Mondes américains. Société, circulations, pouvoirs). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages remarqués : Histoire des coureurs de bois, grand prix des Rendez-vous de Blois publié aux Indes savantes en 2016, Empire et métissages, Indiens et Français dans le Pays d’en Haut 1660-17151, Eros et tabou : sexualité, genre et culture dans les sociétés d’Amérique du Nord2.

L’auteur se propose de redonner vie à ces truchements, trappeurs, coureurs des bois qui avant la conquête de l’Ouest ont parcourus les grandes plaines jusqu’aux montagnes Rocheuses, à ces découvreurs francophones oubliés de l’histoire étasunienne, effacés de la mémoire du far-west. Voilà un livre passionnant, vivant et fort bien écrit, véritable récit d’aventures.

L’auteur détaille ses intentions et ses méthodes dans une introduction éclairante sur le travail de l’historien confronté à des personnages souvent analphabètes décrits par d’autres (administrateurs, missionnaires de la colonie), certains ont laissé des récits personnels. Il explicite ses choix en fonction de ce que le personnage révèle de l’économie de traite des fourrures du XVI au XIXe siècle.

Neuf « fantômes », pour reprendre le titre de l’ouvrage, apparaissent dans neuf chapitres complétés d’un glossaire des peuples autochtones et d’une abondante bibliographie. Le choix de l’éditeur de reporter les notes en fin d’ouvrage n’était pas forcément une bonne idée pour une lecture attentive.

Pour chaque portrait Gilles Havard présente les sources utilisées, une carte des voyages entrepris et quelques documents iconographiques insérés dans le texte ou reproduits en cahier central.

Le premier chapitre nous conduit dès le XVIe siècle en Floride sur les traces de Pierre Gambie truchement3 lors de la tentative de colonisation huguenote à l’initiative de Coligny (1562-1564) sur la côte de Floride, où l’on apprend que les corsaires des Caraïbes étaient en contacts avec les Amérindiens de la côte de Floride.

Etienne Brûlé, lui aussi truchement venu de France en 1608 avec Champlain et mort en 1632 est connu grâce à des récits contradictoires : comme l’explorateur de l’actuel Ontario ou comme un vaurien ensauvagé, dans tous les cas un homme entre deux cultures. Ce second chapitre est l’occasion de rappeler les débuts de la colonie de Québec. Etienne Brûlé, envoyé pour un hiver chez les Hurons et les Montagnais par Champlain nous est connu par le récit du fondateur de la ville. Etienne Brûlé commence alors une longue carrière d’interprète pour le pouvoir, les marchands de pelleterie ou les missionnaires. l’évocation de ses longs séjours en Huronnie permettent une description de la culture. L’auteur analyse la proximité qui a pu exister entre l’animisme des Amérindiens et le catholicisme populaire de Brûlé. La liberté sexuelle des Hurons scandalise sans doute plus les récollets et les jésuites que le personnage lui-même. S’il retraverse l’Atlantique en 1622 pour placer le pécule accumulé par la traite des fourrures et s’y marier il revient au Canada en 1628 pour la Compagnie des cents associés. Sa vie dissolue et ensauvagée explique sans doute la méfiance des autorités civiles et religieuses envers ces Français qui ont longtemps vécu parmi les Amérindiens.

Pierre-Esprit Radisson, voilà un adolescent pris par les Iroquois près de Trois-Rivières en 1652 qui, après une longue captivité, raconte des aventures en 1668 à Londres où il fait commerce de pelleteries, un récit dans le style des textes de la bibliothèque bleue qu’il connaît sans doute. Dans les années 1680 il rapporte ses séjours sur la baie d’Hudson convoitée par les Anglais comme par les Français. Cet authentique écrivain que Gilles Havard compare aux romanciers picaresques nous renseigne sur le monde des vagabonds des bois, celui des captifs des Amérindiens. Le récit de sa capture et de son assimilation4 est précis, il est courant chez les Iroquois qu’un captif de guerre soit ainsi adopté pour remplacer un membre de la famille tué au combat. Il raconte son évasion vers les terres hollandaises et son retour vers Trois-Rivières, son récit évoque aussi l’évangélisation des Amérindiens, notamment les Hurons par les jésuites avec lesquels il retourne en Iroquoisie.

L’auteur propose une analyse critique des récits de Radisson tout en soulignant les informations ethnographiques et montre un homme qui emprunte tantôt à la culture européenne tantôt à la culture indienne. A noter que Radisson rapporte le premier contact entre Européens et Sioux, décrit le calumet qui deviendra célèbre dans la mythologie américaine. Mal récompensés de leur audace dans la traite Radisson et son beau-frère rejoignent le camp anglais à Boston, traitent avec les Cris et atteignent la baie d’Hudson avant que Radisson ne meure à Londres en gentleman en 1710.

Avec Nicolas Perrot on aborde le XVIIIe siècle. En 1701 lors de la grande rencontre de Montréal5 le vieux coureur de bois, il a 58 ans, est l’un des cinq interprètes. Il est connu grâce aux récits du père Charlevoix mais surtout de Bacqueville de la Potherie, contrôleur général de la marine et des fortifications, qui dans son Histoire de l’Amérique septentrionale intègre, sans doute, les notes de Perrot et par le récit que ce dernier écrit vers la fin de sa vie sur les coutumes des Indiens des Grands lacs à la demande de l’intendant Bégon et qui ne sera publié qu’en 1864. Il y relate l’histoire des guerres indiennes, des relations avec les Français et contient d’importantes descriptions ethnographiques.

Gilles Havard rappelle les moments importants de la vie du trappeur né en Bourgogne comme son rôle dans la prise de possession au nom du roi du Sault Ste Marie le 14 juin 1671 acceptée par 14 « nations » de langue algonquienne et décrit les rituels auxquels il a pu participer. L’auteur analyse le sens et la portée pour chaque camp de cette appropriation, il montre les liens entre les trappeurs et les autorités de la colonie qui oblige Nicolas Perrot à épouser une « fille du roi »6 et à se mettre au service du gouverneur Frontenac afin d’obtenir des autorisations de traite. Perrot se positionne en civilisateur au service du roi, chargé de missions diplomatiques du fait de sa connaissance des langues amérindiennes et de son commerce. A partir de 1685 il se rend sur le Haut-Mississipi, son existence est marquée par les aléas du commerce et les incertitudes des relations franco-indiennes, il est un modèle d’alternance entre sédentarité et nomadisme, entre agriculture sur la terre qu’il a achetée et où réside sa famille et ses « voyages » de traite, véritable prise de risque économique et corporel.

En 1913 au Dakota du Sud des adolescents déterrent une énigmatique plaque de plomb portant la date de 1743, ainsi commence l’histoire à reconstituer de l’expédition des frères La Verendrye. Gilles Havard rappelle un moment et quelques personnages oubliés de la découverte de la grande prairie jusqu’au pied des Rocheuses au milieu du XVIIIe siècle, une histoire connue grâce surtout aux travaux de Pierre Margry, un archiviste du XIXe siècle. La Vérendrye père et fils et deux engagés Amiot et Lalondette partent à la recherche de la « mer de l’ouest », une route vers la Chine7. L’auteur retrace le périple8 de la petite troupe, la rencontre de nouveaux groupes amérindiens, peut-être Crows, Cheyennes, apaches… qui considérant les Français comme « personnes autres qu’humaines » les accueillent amicalement. On y découvre des peuples pacifiques, ayant quelques contacts avec les Espagnols du Nouveau-Mexique à qui ils ont acheté des chevaux dans une grande prairie assez densément peuplée, riche en gibier et notamment en bisons et un peuple plus belliqueux et redouté : le peuple des serpents.

Le sixième portait conduit le lecteur dans l’Illinois sur les traces de Jean-Baptiste Truteau. L’aventure commence à Saint-Louis le 7 juin 1794 au début de la saison de traite par une remontée du Mississippi puis du Missouri, Truteau, bien que né à Montréal9, part à la découverte du Haut Missouri pour le compte du gouverneur espagnol de la Louisiane10, une expédition scientifique à la mode en cette fin XVIIIe siècle. Il a fait un récit détaillé de ses découvertes, base du travail de Gilles Havard dans ce chapitre. Truteau a une longue vie de trappeur parmi les Amérindiens mais aussi une solide culture classique depuis sa jeunesse dans les écoles jésuites. L’auteur rapporte en détail la navigation sur le Missouri, les relations dangereuses avec les différents groupes amérindiens présents le long de la rivière, notamment les Sioux avant d’atteindre le territoire des Arikaras décimés par une épidémie de variole, maladie qui avec le déclin des populations de bisons surexploités est à l’origine de la crise démographique qui touche les Amérindiens des plaines au XIXe siècle.

En 1804 un Français Toussaint Charbonneau, illettré qui a laissé peu de traces directes, réside depuis une dizaine d’années sur le territoire des Mandanes et des Gros-ventres quand il propose ses compétences d’interprète à une expédition américaine11 venue de Virginie et mandatée par Jefferson pour atteindre le Pacifique. Charbonneau est présenté dans la mythologie américaine comme un méchant, il participe à l’expédition de Lewis et Clarck, accompagné de son épouse amérindienne Sakakawea, presque aussi connue pour les Américains que Pocahontas. L’expédition atteint l’océan le 18 novembre et hiverne à l’embouchure de la Columbia. Il poursuit sa vie de trappeur parmi les Gros-ventres, on le retrouve comme interprète à diverses reprises, par exemple il est passager en 1819 du premier vapeur à remonter le Missouri. Le récit montre à la fois le développement de la présence blanche pour le commerce et les incessantes guerres indiennes d’autant plus meurtrières que les amérindiens sont désormais armés de fusils troqués contre des peaux aux trappeurs français, anglais, hollandais, espagnols ou américains. Charbonneau a l’occasion en 1833 de rencontrer le prince allemand Maximilien de Wied-Neuwied venu en savant étudier les Amérindiens qui livrent dans ses écrits des informations sur son interprète et sur les coutumes indiennes. Gilles Havard aborde également l’épidémie de variole qui décime12 les populations le long du Missouri en 1837-1838 provoquant leur colère contre les Blancs accusés d’être responsables.

De 1825 à 1840 les « rendez-vous » réunissent au pied des Rocheuses Euro-américains qui vivent de la trappe et hivernent en montagne et commerçants de la vallée du Mississipi qui échangent peaux de castors et autres contre marchandises (fusils, poudre, etc.), ces « foires » nous sont connues grâce aux tableaux d’Alfred Jacob Miller. Le héros de ce 8e chapitre, Etienne Provost est analphabète, il apparaît dans divers documents de 1824 à 1850 comme un bon connaisseur de l’Ouest et un bon vivant. C’est un « voyageur » né près de Montréal et installé en pays Illinois dès son premier engagement sur un canot (1805) puis plus au sud vers Santa Fe d’où il trappe le castor jusqu’au Grand lac salé. Gilles Havard narre ces « rendez-vous » où se croisent, le plus souvent à cheval, trappeurs canadiens13, américains, mexicains et indiens concurrents sur ces terres indiennes encore mal appropriées par le Mexique ou les Etats-Unis. On découvre, le mode de vie pendulaire de Provost entre montagne pour le castor et brefs séjours à Saint-Louis14 où il a femme et enfants, maison et taverne. Grâce au récit que William Marshall Anderson fait du « rendez-vous » de 1834 apparaît une communauté d’hommes le plus souvent francophones même s’ils travaillent pour les marchands anglophones qui apprécient ces rencontres entre menaces latentes d’attaques indiennes et rixes entre trappeurs alcoolisés et rivaux. On note qu’ils n’envisagent pas de s’installer, de s’approprier le sol, ils sont là pour la trappe, la chasse, les chevauchées, le commerce et la sociabilité virile. Provost se loue comme interprète et guide à diverses occasions, en 1839 il part en expédition avec Joseph Nicolas Nicollet15 et son second John Charles Frémont pour cartographier le haut-Missouri. On note l’importance de la communauté francophone dans la région. Gilles Havard relate divers voyages scientifiques ou de chasse où Provost est engagé comme guide, ce qui permet d’évoquer les difficultés de la navigation sur le Missouri, la rencontre avec le naturaliste Audubon qui part en 1843 avec une centaine de trappeurs de 12 nationalités : Canadiens, Créoles16, Américains, Allemands, Irlandais… dont la langue d’usage est le français. Ce sont les récits de ses patrons qui permettent de raconter l’histoire de Provost et de donner vie à ces « fantômes » de la grande prairie et des Rocheuses. Les festivités de 184717 montrent une ville américaine ayant perdu son caractère franco-créole et des Indiens appauvris et dépossédés qui ne sont plus une menace. C’est la fin d’une époque, sa mémoire a été effacée au profit d’autres trappeurs américains comme Kit Carson, Jim Bridger…

L’ouvrage se termine avec le coureur de prairie Pierre Beauchamp, lui aussi interprète qui vit parmi les Arikaras, les Mandanes et les Gros-ventres. Il est le témoin de la révolution économique et politique de la Prairie après 1850 : le temps de la conquête de l’Ouest. c’est le colonel de l’armée américaine de Régis Denis Trobriand, affecté, pour sécuriser les pistes entre le Minnesota et les mines d’or du Montana, à Fort Berthold (Dakota du Nord) qui témoigne. Il est d’une famille bretone émigrée aux Etats-Unis en 1841, sa connaissance du français sera un atout dans ses rapports avec les Amérindiens souvent métissés. En 1867 il rencontre Beauchamp, originaire de Montréal, dont il retrace l’histoire et la vie de coureur de prairie. Beauchamp distingue nettement les rapports d’amitié des Français avec les Amérindiens nés du respect de leurs modes de vie et les rapports violents des Américains qui débouchent sur la création des réserves. Son fils métis est présent à la création de la réserve de Fort Berthold en 1870 et visitée par l’auteur en 2007 où vit une arrière petite fille de Pierre Beauchamp, cette indienne côtoie d’autres indiens aux patronymes bien français ?

L’auteur conclut sur les notions de mobilité spatiale, de masculinité et d’interculturalité de la parenté « pour faire ressortir cette Amérique franco-indienne, qui se dérobe obstinément à notre mémoire parce qu’elle est dépourvue des ingrédients obligés du western »18.

Que retenir de cette plongée dans l’Amérique profonde ? L’importance des truchements au début de la colonisation, marins, soldats laissés ou envoyés dans un village pour apprendre la langue des autochtones et faciliter ensuite l’escale, le commerce ou le traité d’alliance. L’importance de la langue, support de l’identité chez les Amérindiens. Un sort funeste parfois mais les hommes heureux n’ont pas d’histoire. Les nombreux « fantômes » qui ont bien vécu n’ont laissé aucune trace. L’exploitation des sources écrites permet une description des voyages, des peuples rencontrés et donne vie à des fantomes et rendent la lecture de l’ouvrage passionnante.

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1Québec, Éditions du Septentrion, Meilleur livre de langue française en sciences sociales au Canada

2Québec, Éditions du Septentrion, 2014

3interprète

4Il est « adopté » par une famille Agnier, branche de la grande famille iroquoienne.

51300 Amérindiens rencontrent 1200 colons canadiens

7Voir carte de l’imaginaire mer de l’Ouest p. 244

8Voir carte p. 236

9Il est vrai qu’il a 11 ans quand les Anglais s’emparent de la ville en 1760. Il a commencé la traite dans l’ouest vers 20 ans sous le régime anglais. Mais dans l’Ouest les frontières coloniales sont assez peu effectives.

10Perdue par la France en 1762

11A cette date le territoire appartient aux Etats-Unis

1290 % des Mandanes et 50 % des Gros-ventres en sont morts

13Canadien donc francophone

14Carte page 402

15Savoyard, émigré aux Etats-Unis, il offre aux Chefs sioux un cocasse met au fromage (p. 443)

16Ce sont des métis indiens/canadiens le plus souvent même si Saint-Louis compte aussi une population noire

1783e anniversaire de la fondation de Saint-Louis

18Page 502