Soixante cartes pour amener le lecteur à voir le monde autrement : c’est le pari réussi, disons-le d’emblée, de Nicolas Lambert et Christine Zanin. Tous deux ont précédemment publié un « Manuel de cartographie », ouvrage somme toute beaucoup plus classique. S’appuyant sur une mise en pages très originale, les auteurs rappellent d’abord que les cartes sont partout et qu’elles peuvent être un outil de contestation. L’ouvrage est composé de cinq parties et on sent à sa lecture le plaisir qu’ont dû avoir les auteurs de le fabriquer. Ils glissent, çà et là, quelques jeux de mots ou prolongements inattendus sous forme de vidéo bonus à visionner. Le livre peut être manipulé dans le sens qu’on veut et Nicolas Lambert et Christine Zanin s’amusent également à glisser quelques hashtags après leurs créations.

Etes-vous prêt à perdre le Nord ? 

Les auteurs rappellent d’abord plusieurs étapes de l’histoire de la cartographie et soulignent que la Terre n’est pas tout à fait ronde. Le lecteur pourra effectivement être désarçonné par la double page « Planète mer » puisque la représentation témoigne bien que celle-ci composée à 71 % de mers. Le problème de la projection est ensuite abordé avec notamment Mercator. Il faut rappeler que sur sa projection le Groenland apparait quinze fois plus grand que le Mexique alors qu’en réalité ces deux pays ont quasiment la même surface. On réalise  également que l’Union européenne ne représente qu’à peine plus de 3 % des terres émergées de la planète. La partie se termine avec deux itinéraires de migrants ce qui permet d’aborder l’idée qu’une carte fait passer un message.

Etes-vous prêt à voir l’invisible ? 

Le chapitre commence par une carte intrigante intitulée « Voyage en démographie en Europe » qui permet de visualiser les concentrations de population sur cet espace. Les auteurs rappellent ensuite combien la présentation du monde, selon la logique des continents, est une trace de la domination à un moment donné des Européens. Le monde est en tout cas divisé, comme en témoignent les 40 000 kilomètres de murs qui existent aujourd’hui, soit tout de même l’équivalence de la circonférence de la Terre. Nicolas Lambert et Christine Zanin montrent ensuite comment la carte peut être un outil d’aide à la décision pour installer un nouveau magasin. Ils choisissent de faire passer le message à travers ici un exemple plus anecdotique qui montre la concentration de bars, pubs et cafés dans six grandes villes du monde. Cartographier c’est aussi faire des choix car sinon la représentation de nombreux phénomènes serait illisible. On retrouve dans cette partie également une représentation sur l’Europe qui accueille les migrants. Cela permet aux auteurs d’enfoncer le clou sur l’idée qu’une traduction en images peut faire passer un message fort, parfois loin de la réalité. En effet, 300 000 migrants sont arrivés en Europe en 2017, soit 0,06 % de la population européenne. On insistera sur la carte qui propose de rendre visibles les ouvriers car, à la télévision, ils auraient plutôt tendance à être invisibles puisqu’ils apparaissent à hauteur de 3 % alors qu’ils sont 20 %.

Etes-vous prêt à bouger les lignes ? 

La première carte fait disparaitre les frontières de pays dans la représentation de phénomènes comme le nombre d’enfants. On matérialise mieux ensuite le poids des GAFA avec quelques chiffres étonnants, voire inquiétants : 160 pays sont moins riches que Amazon et 168 moins qu’Apple. Les auteurs proposent ensuite une carte « Historytelling » qui invite à réfléchir à la façon dont on raconte l’histoire. Les Etats-Unis ont libéré l’Europe, mais c’est bien l’URSS qui a eu plus de dix millions de morts. Les auteurs invitent également à dégoogliser la cartographie. On revient ensuite une nouvelle fois sur la question des migrants avec une représentation de la mortalité en Méditerranée. La dernière carte de la partie donne à voir les pratiques sexuelles sur la planète. Sachez qu’il y a 6700 actes sexuels par seconde, soit 580 millions par jour ! 

Etes-vous prêt à changer de regard ? 

Cette partie propose des variations sur « le monde vu par » Ulysse, par George Orwell ou encore par un geek. Une carte étonnante met en parallèle les humains tués par des requins et des requins tués par des humains. Les chiffres sont clairs : 100 millions de requins tués chaque année par l’homme contre 5 humains tués par des requins. Les autres variations proposées s’intéressent au monde vu par un propagandiste, un futuriste ou un rêveur. 

Etes-vous prêt à jouer aux cartes ? 

La couverture du livre propose une carte à découper et à fabriquer. On a également une double-page intitulée « Oucarpo », ou ouvroir de cartographie potentielle, qui est une variation sur l’Oulipo en littérature. Le livre se termine par une carte blanche qui est une invitation à imaginer sa carte et par quelques citations autour de la cartographie. Les auteurs révèlent enfin quelques secrets de fabrication, occasion de rendre hommage à ceux qui les ont inspirés. 

C’est donc un ouvrage très original, très créatif, que nous offrent Nicolas Lambert et Christine Zanin. Cependant, on est au-delà du simple étonnement ou émerveillement car plusieurs fois les auteurs insistent sur les messages que les cartes peuvent transmettre. Ils insistent aussi sur la nécessaire vigilance pour bien les appréhender. On lirait avec plaisir un volume 2 ! 

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes