Et Tataouine existait !

               Né dans une famille de Pieds-noirs, enfant j’avais souvent entendu parler de Tataouine (« yeux », « sources d’eau », tittawen en berbère). Qu’il semblait loin ce lieu mystérieux, isolé que je supposais aux portes d’un désert et que je croyais imaginaire ! J’appris à l’âge adulte que Tataouine existait, qu’elle était située au sud de la Tunisie et que nombre de touristes européens, dont récemment ma fille, la visitaient chaque année. Grâce soit rendue à Riccardo Ciavolella, anthropologue et chercheur au CNRS, je sais maintenant que cette ville fut, du fait de la colonisation française, un bagne, un poste-frontière et qu’elle compte aujourd’hui 70 000 habitants. Fruit du hasard ma fille, ni géographe ni historienne, m’avait signalé avant que je lise cet auteur que plusieurs scènes d’un épisode de la saga Star Wars y avait été tournées.

Une démarche géographique, historique, anthropologique et… poétique

C’est par l’entrée tunisienne, bien sûr, que j’ai commencé la lecture de cet ouvrage de géographie un peu iconoclaste. En effet, l’auteur présente et parfois décrit des lieux qui pour la plupart existent mais qui évoquent un ailleurs, un bout du monde, une périphérie lointaine. Ce qui renvoie aux représentations des populations du centre (des centres) mais aussi parfois à celles de ces périphéries. Il le fait non sans avoir souvent présentée la toponymie ou une brève histoire de l’espace considéré ni tissé des liens avec d’autres lieux réels ou imaginaires voire avec des romans (tel Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez). Mais laissons-lui la parole : « Cet ouvrage, conçu comme un atlas imaginaire, repose sur une curiosité apparemment anodine pour le monde des Pétaouchonok (s) », seul lieu du livre qui ne serait pas réel selon l’auteur. Cependant, ce « vagabondage finit par tracer une quête de sens ». De fait, ces bouts du monde, ces espaces au milieu de nulle part nous renseignent sur ces lieux si particuliers mais aussi sur les sociétés qui ont produit ces expressions. Présentées ici en 80 entrées, classées par ordre alphabétique à deux exceptions près. Alors sans le déflorer et sans respecter le plan proposé par l’auteur autant présenter quelques lieux qui donneront aux lecteurs envie de croquer dans cet ouvrage.

Et si Tataouine était un centre ?

               Commencer par l’entrée Tataouine et lire les entrées qui encadrent celle-ci, c’est découvrir Tipperary en Irlande et se remémorer la chanson, It’s a long way to Tipperary, écrite en 1912 mais diffusée pendant la Première Guerre mondiale par les soldats anglais. L’auteur qui vagabonde évoque aussi dans ces pages Linnisfree, qui donne son nom à la localité irlandaise dans le film de John Ford, L’Homme tranquille, avec John Wayne. Juste avant l’entrée consacrée à notre périphérie tunisienne, la Tartarie est évidemment étudiée, sans qu’elle soit précisément localisée même si le territoire des Tatars, le Tatarstan, est bien sûr présenté. L’auteur revient alors longuement sur les ouvrages de Dino Buzzati (Le Désert des Tartares) et de Julien Gracq (Le Rivage des Syrtes)[1]. Mais il est d’autres façons d’aborder le livre de Riccardi Ciavollella.

Et si le lecteur était un géographe ?

               Si tel était le cas, il pourrait très certainement lire les entrées en les regroupant par continent. Ainsi, s’il commençait par l’Afrique, il lirait celle consacrée à ce continent, puis celles sur Tombouctou, Lahraj, l’Egypte, Nouadhibou, la brousse… Le géographe d’origine pied-noire, se précipiterait lui sur celle dédiée à Bab-El-Oued. Puis, évidemment, le géographe consulterait celles « centrées » sur l’Asie : Chine, Cochinchine, Mongolie, mais aussi Katmandou, Serendip et bien d’autres. Au Japon, il pourrait se demander d’où vient l’appellation « pays du soleil levant » et si elle est utilisée dans l’archipel. Mais bien vite, il se rendrait en Amérique. L’entrée Cayenne lui ferait supposer que les bouts du monde ont souvent eu une fonction pénitentiaire mais qu’ils furent aussi des lieux de liberté et de marronage (Quilombo). Ils ont pu constituer une frontière à conquérir (la pampa) ou sont censés représenter le « pays profond » (Midwest pour les Etats-Unis). Ils sont parfois essentiellement connus par la littérature (tel le Macondo de Garcia Marquez) ou par une sitcom populaire au Canada (Dog river, Saskatchewan). Plusieurs toutefois ont acquis de nos jours une fonction touristique (Patagonie et Ushuaïa). L’Océanie n’est pas oubliée avec Honolulu ou Tahiti. Dans l’entrée consacrée à cette dernière, sont aussi bien cités les révoltés du Bounty que Paul Gauguin, Jacques Brel (pour les îles Marquises) ou Thor Heyerdahl et le radeau du Kon-Tiki.

Quant à l’Europe, elle se taille la part du lion avec près de quarante entrées. Ces confins sont présents sur tout le continent : du Finisterre galicien (ou du Finistère breton) à l’Ouest au(x) Pétaouchnok(s) ou à Tmutarakan’ (au bord de la mer Noire) à l’Est. Plusieurs entrées sont consacrées à la France dont une à la Diagonale du vide, cette périphérie située « au cœur du territoire du pays » où sont situées Limoges, Vesoul ou l’Orne. La recherche de bouts du monde ne semble pas exclure un certain européocentrisme.

Et si le lecteur se laissait guider par les sonorités

               Une autre lecture est possible, celle liée aux sonorités de ces noms de lieux lointains. Kalamazoo (Etats-Unis) pourrait fournir une porte d’entrée et permettrait d’aller à Tombouctou comme le suggère l’expression From Kalamazoo to Timbuktoo utilisée « pour figurer l’étendue du monde ». Kolopetinitsa, près de Delphes, « peut-être l’endroit le plus éloigné et le plus insignifiant du monde pour les Grecs », qui a vu son nom changé en Tritaia, mériterait c’est certain un détour attentif. Quant à Roccacannuccia, lieu-dit dans les Pouilles (Italie), « village insignifiant » qui représenterait le « pays profond ». Il doit probablement sa célébrité dans la péninsule italienne à sa « sonorité drôle » qui devrait retenir l’attention du lecteur.

 

 On le voit, avec son grand nombre d’entrées, la diversité des recherches menées et sa démarche singulière, ce beau livre pourrait intéresser historiens, géographes, poètes et bien d‘autres encore. Et ferait un cadeau original au pied du sapin de Noël (s’adresser au Père du même nom, Rovaniemi, Laponie, voir Peräseinäjoki).

 

Podcast sur France Culture

[1] Ouvrage auquel le géographe Yves Lacoste consacra une étude : « Julien Gracq, un écrivain géographe. Le Rivage des Syrtes, un roman géopolitique », Hérodote, n°44, 1er trimestre 1987, pp. 8-37.