Sacha Batthyany enseigne à l’Ecole suisse de journalisme et vit depuis 2015 à Washington comme correspondant pour le Süddeutsche Zeitung et le Tages-Anzeiger. Il offre ici un premier livre très personnel et très intéressant au titre intriguant. Il nous invite à une réflexion passionnante sur l’histoire et la parenté.

Une histoire de famille

Sacha Batthyany mène une vie tranquille jusqu’au jour où une collègue lui montre un article de journal sur quelqu’un de sa famille. Comme l’auteur descend d’une prestigieuse famille hongoise, il est persuadé qu’il s’agit une fois de plus d’une inauguration d’une rue avant de réaliser que tel n’est pas le cas. Il s’agit en réalité d’un article sur sa vieille tante, Margit, qu’il a peu connue et qui est l’objet d’une terrible accusation. En effet, elle est soupçonnée d’avoir participé au massacre de 180 Juifs en mars 1945. Tout cela peut sembler bien loin de sa vie suisse tranquille et en même temps l’auteur se pose une question à la fois simple et vertigineuse : mais en quoi suis-je donc concerné ?

Mais que s’est-il passé en mars 1945 ?

La guerre s’achève et dans le chateau de Margit, des membres de la Gestapo essayent d’oublier la défaite qui vient. Ils exécutent 180 Juifs hongrois dans une indifférence qui se nourrit du climat délétère de la fin de la guerre. L’auteur dresse au passage un portrait de la Hongrie et de la situation de 1945 qui correspond aussi à l’avancée des soviétiques. Il faut dire que ce n’est pas la partie la plus connue sur la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce qui en fait un des intérêts du livre. En plus, la famille Batthyany n’est pas n’importe quelle famille et elle est donc visée par les Soviétiques.

Une quête d’identités

Sacha Batthyany recompose petit à petit le puzzle familial. C’est une véritable quête car l’auteur évoque plus de sept ans de recherche. On trouve d’ailleurs dans le livre des fiches qui récapitulent ses recherches. Il y a donc la grand-tante Margit, richissime héritière de l’empire Thyssen, la grand-mère de l’auteur, Maritta, et Feri, son grand père, sans oublier Agnès Mandl, la jeune juive qui vivait dans le même village que tante Margit. L’auteur se trouve donc à remonter le fil du temps pour en savoir plus, et lui qui s’était jusque là peu intéressé à sa famille, découvre des réalités qu’il était loin d’imaginer. Il accompagne également son père sur les traces de son propre père. On trouve également des voix plus contemporaines comme lorsque l’auteur raconte quelques échanges avec son psychananlyste Daniel Strassberg.

Une écriture chorale

Le livre propose plusieurs voix. Il y a bien évidemment celle de l’auteur qui raconte sa recherche historique. Il y a également des extraits des journaux des deux protagonistes de l’époque, à savoir Maritta et Agnès. Il faut cependant préciser qu’on ne sait pas s’il s’agit de réels extraits, mais tout porte à le croire. Cette approche chorale, si elle n’est pas d’une grande originalité, fonctionne parfaitement en terme littéraire ici. Elle permet d’éclairer de façon progressive la quête de l’auteur. Il choisit d’ailleurs d’insérer également des copies de mails échangés avec les descendants d’Agnès.

Des êtres broyés par l’Histoire

On croit parfois lire des réminiscences d’Ivan Jablonka dans un autre contexte. Au début de son magnifique livre  » Histoire des grands parents que je n’ai pas eus », il écrivait  » Je suis parti, en historien, sur les traces des grands-parents que je n’ai pas eus. Leur vie s’achève longtemps avant que la mienne ne commence : Matès et Idesa Jablonka sont autant mes proches que de parfaits étrangers. Ils ne sont pas célèbres. Pourchassés comme communistes en Pologne, étrangers illégaux en France, juifs sous le régime de Vichy, ils ont vécu toute leur vie dans la clandestinité. Ils ont été emportés par les tragédies du XXe siècle : le stalinisme, la montée des périls, la Deuxième Guerre mondiale, la destruction du judaïsme européen». Alors évidemment les circonstances et les catégories sociales ne sont pas comparables et, pourtant, on comprend à travers l’histoire de la famille Batthyany comment des êtres peuvent être écrasés par des forces qui les dépassent et qu’on appelle pudiquement parfois l’Histoire. La jeune Agnès est déportée à Auschwitz, mais réussit à survivre. Plus tard, elle quitte le continent européen pour l’Argentine. C’est là d’ailleurs que l’auteur la retrouve alors qu’elle est très âgée. Le grand-père de l’auteur passe dix ans au Goulag avant de revenir en Hongrie et d’être obligé à nouveau de quitter la Hongrie au moment où elle plie sous la domination des Soviétiques en 1956. Feri et Maritta se réfugient auprès de la tante Margit.

Une autre histoire de la fin de la Seconde Guerre mondiale

Ce livre propose des éclairages différents de ceux qu’on a l’habitude de lire sur cette époque. Tout d’abord, il concerne la Hongrie, qui n’est pas le cas le plus connu, et en plus à la Seconde Guerre mondiale se superpose l’avancée soviétique avec la mise au pas du pays par les communistes. Les membres des grandes familles hongroises se retrouvent arrêtés et embarqués au Goulag. On est donc loin d’une histoire monochrome, binaire et c’est ce qui fait aussi l’intérêt de cet ouvrage.

En partant donc d’une accusation sur sa tante Margit, on aboutit en réalité à un livre d’une toute autre ampleur qui nous conduit dans la Hongrie de 1945. A la fois récit d’une quête familiale et historique, cet ouvrage est une réussite. Alternant les points de vue et les prises de parole, on suit l’auteur dans son travail sans qu’il cherche jamais à se donner le beau rôle comme l’évoque quelques phrases fiévreuses du chapitre 20 :  » Sommes-nous vraiment aussi propres que le suggère notre identité virtuelle ? Jusqu’à quel point sommes-nous inébranlables ? Jusqu’à quel point le suis-je ? »

© Jean-Pierre Costille pour les Clionautes