Dans cette biographie non autorisée, les auteurs s’intéressent à l’ascension d’Erdogan de son enfance jusqu’à la création de son parti l’AKP en 2000.

Depuis le début des années 2000, les Occidentaux ont appris à connaître le nom de Recep Tayyip Erdogan. En effet, ce dernier, premier ministre de la Turquie en 2003, puis président depuis 2014, a fait d’Ankara un acteur important des relations internationales (comme le montre, par exemple, son rôle diplomatique dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine). De même, sa politique intérieure est aussi régulièrement controversée pour son mépris envers la démocratie, la laïcité et la liberté d’expression.

Mais, comment cet homme est-il devenu le maître de la Turquie ? C’est pour répondre à cette question que Can Dündar (scénariste) et Jbr Anwar (dessinateur) ont réalisé ce roman graphique.

Les auteurs

Can Dündar est né en 1961 à Ankara. Célèbre journaliste turc et fervent opposant au régime d’Erdogan, Can Dündar a été durant ces dernières années menacé de mort, trainé devant les tribunaux et victime d’un attentat. Exilé en Allemagne, il y a créé un collectif de journalistes qui cherchent à informer le monde des dérives du régime turc. Il a reçu de nombreuses distinctions pour son travail de journaliste et défense de la liberté d’expression (Prix pour la liberté de la presse décerné par Reporters sans frontières en novembre 2015, Prix international de la liberté de la presse du Comité pour la protection des journalistes en 2016, Prix Hermann-Kesten en 2016 – il est également Citoyenneté honoraire de la Ville de Paris depuis 2016).

Jbr Anwar est né en Egypte et est exilé à Berlin. Dessinateur de bande dessinée et caricaturiste politique. Il a travaillé pour plusieurs journaux et magazines égyptiens et arabes. En 2010, il rejoint Almasry-Alyoum, le quotidien égyptien au plus fort tirage quotidien d’Égypte, où il publie toujours ses caricatures. En 2017, Jbr Anwar reçoit le prix Mustafa et Ali Amin, l’un des prix les plus prestigieux du journalisme égyptien, en tant que meilleur caricaturiste politique d’Égypte.

1954-1958 : Les blessures, entre le terrain de foot et la mosquée

Erdogan naît en 1954 dans une famille pauvre. Il passe son enfance à Kasimpasa, quartier populaire d’Istanbul. Gamin des rues, il vit sous le joug d’un père violent qui l’oblige à aller à la mosquée. Elève médiocre, il devient interne dans un lycée religieux. Mais, la vraie passion d’Erdogan est le football au grand dam de son père : en 1959, tout en continuant le lycée religieux, il intègre un club professionnel et est même sélectionné dans l’équipe des meilleurs jeunes d’Istanbul.

1968-1976 : Les bourgeons, les premiers pas en politique

Dans le contexte des révoltes de la jeunesse (notamment du « Dimanche sanglant » en Turquie), Erdogan découvre la politique en entrant au MTTB, association religieuse créée pour lutter contre le communisme et qui sera affectée par un attentat en 1969.

Son entrée dans la politique correspond aussi à une montée en puissance dans le monde musulman d’une critique virulente de l’Occident et de son modèle laïque. La Turquie n’est pas épargnée par cette islamisation : elle est, notamment, incarnée par Erbakan qui crée le premier parti islamiste de l’histoire turque, parti qui sera interdit en 1971.

La même année, l’armée prend le pouvoir en Turquie suite à un coup d’Etat. Pour lutter contre le communisme, les militaires vont persécuter la jeunesse gauchiste et ramener la jeunesse de droite dans les mosquées. Ils vont alors s’appuyer sur des islamistes comme le jeune imam, Fethullah Gülen, et Erbakan qu’ils autorisent à créer un nouveau parti islamiste. Dans leur stratégie, les militaires sont soutenus par les Etats-Unis qui, dans les années 1970, veulent « entraîner l’islam dans la guerre contre le communisme » (projet « Génération verte »).

Durant cette période, Erdogan continue son apprentissage politique en devenant délégué des Lycéens au sein du MTTB : lors de joutes oratoires inter établissement, il y apprend l’éloquence. Mais, alors qu’il aurait voulu faire des études supérieures en sciences politiques, il doit se contenter d’une médiocre université de commerce. En parallèle, pour gagner sa vie, il joue et travaille dans le club de football des transports publics de la municipalité d’Istanbul (IETT).

En 1975, Erdogan devient délégué du parti du salut national (MPS) d’Erbakan. En 1976, grâce à son éloquence, à sa détermination mais aussi à des malversations électorales, il est élu chef des jeunes du parti. Il se donne alors pour mission d’appeler la jeunesse au djihad et d’y recruter des partisans.

1977-1979 : Le destin, un rêve qui devient réalité

En 1977, Erdogan rencontre Emine qui appartient à l’association des femmes idéalistes, club lié au MSP. En 1978, il l’épouse.

1979-1989 : Les épreuves, la foi … la patience … le djihad

Dans le contexte de la révolution iranienne et de la guerre d’Afghanistan, Erdogan et le MSP manifestent contre les Soviétiques. En 1980, il découvre la prison suite à une manifestation qui finit en prière de rue face aux policiers. Cette même année, les militaires reviennent au pouvoir suite à un coup d’Etat : le MSP est interdit et Erbakan est emprisonné pour atteinte à la laïcité. L’IETT étant passé sous la domination des militaires, Erdogan démissionne de son travail et de son club de football.

En 1983, après son service militaire, il reste fidèle à Erbakan, pourtant banni et assigné à résidence : il intègre son nouveau parti, le Refah (« parti du bien-être »). En 1986, il est choisi comme candidat du parti pour les élections législatives dans la circonscription d’Istanbul. Malgré un quadrillage efficace de ses partisans dans les différents quartiers, l’élection était une mission impossible : Erdogan subit sa première défaite électorale.

Il tente alors un pari risqué en se présentant aux élections municipales de 1989 dans l’arrondissement de Beyoglu, quartier cosmopolite d’Istanbul où le Refah a fait un très faible score aux élections précédentes. Mais, pour réussir son pari, Erdogan décide de changer de stratégie. En effet, alors que jusqu’à maintenant il utilisait la politique pour servir la religion, désormais il va mettre la religion au service de la politique. Ainsi, alors qu’auparavant il refusait de serrer la main aux femmes, il va faire de ces dernières sa botte secrète en leur ouvrant le parti. Au grand dam des anciens du parti, ses compromis avec les règles religieuses lui ouvrent les portes des bars, des hôtels de luxe, des cabarets…

Cependant, Erdogan échoue de nouveau en arrivant deuxième derrière les socio-démocrates. Suspectant des fraudes, il agresse un président de bureau de vote : il fera une semaine de prison. Malgré tout, sa méthode a porté ses fruits : le Refah a atteint 18% et le nom d’Erdogan commence à se répandre en Turquie, voire même en dehors …

1991-1993 : La rupture, « Grandir, c’est tuer le père »

En 1991, dans un contexte où les partis islamistes sont aux portes du pouvoir en Egypte, en Tunisie et en Algérie, le parti Refah devient la 4ème force politique de la Turquie et revient donc au Parlement. Erdogan devient ainsi le député de la circonscription d’Istanbul. Mais, son ascension, sa façon de s’adresser au peuple par-dessus le parti ainsi que ses critiques de la base conservatrice déplait fortement à Erbakan et aux huiles du parti : son siège de député est retiré pour être donné à un autre membre.

1994 : La bénédiction, tout commence par une bague

En 1994, Erdogan est de nouveau investi par le Refah pour les élections municipales à Istanbul. Mais, cette fois-ci les circonstances vont lui être favorables. En effet, il profite d’un scandale de corruption qui touche les socio-démocrates ainsi que de l’incapacité des partis de centre gauche et de droite de s’unir. Mais, surtout, les journaux et ses adversaires vont l’attaquer sur une affaire de construction illégale ayant eu lieu en 1986. Or, au lieu de l’affaiblir, ces attaques ont fait de lieu un héros des pauvres dénonçant les injustices de la politique urbaine des riches. Résultat : avec 25% des voix, Erdogan devient maire d’Istanbul.

1994-1997 : L’islamiste, « La démocratie, pour nous, n’est pas une fin, c’est un moyen »

Une fois au pouvoir, par de multiples déclarations et des gestes symboliques, Erdogan révèle son vrai visage d’islamiste. Lorsqu’il a besoin de calmer les inquiétudes, il fait intervenir son épouse dans les médias.

En 1995, le Refah remporte les élections législatives : en 1996, Erbakan devient premier ministre de la Turquie à la tête d’un gouvernement de coalition négocié avec le centre droit.

La même année, dans une interview, Erdogan confirme les craintes de l’armée et de l’opposition démocrate : les lois de l’islam sont supérieures aux lois humaines et la démocratie n’est qu’un moyen mais pas un but. En parallèle, les Etats-Unis commencent à s’intéresser à Erdogan le jugeant plus modéré qu’Erbakan.

Le sort d’Erbakan sera scellé en octobre 1996 suite à une rencontre diplomatique avec Khadafi qui se soldera par une humiliation pour le premier ministre. Le 18 juin 1997, sous la pression conjuguée de l’armée, de la société civile et de la diplomatie américaine, Erbakan est obligé de démissionner. Le Refah est de nouveau interdit.

Erbakan émet alors l’idée en privé de créer un nouveau parti mais il ne veut pas d’Erdogan à la tête. Ayant eu vent de cette conversation, ce dernier va passer à l’offensive. En novembre 1997, lors d’un meeting, il défie publiquement Erbakan. Mais, pris par la ferveur, il récite en public un poème dans lequel il déclare « mon idéal c’est l’islam ». Il est alors condamné à un an de prison pour « appel à la haine et au ressentiment ». Il se présente comme victime de la censure et fait appel de la décision de justice.

1998 : L’accident, « Qui roule vite, finit dans le fossé »

En mai 1998, son fils aîné renverse et tue une célèbre cantatrice alors qu’il roulait sans permis. Grâce à ses contacts, Erdogan va réussir à faire classer l’affaire sans suites.

Mais, en septembre 1998, alors qu’Erdogan s’apprête à prendre la tête du Fazilet (parti de la vertu qui remplace le Refah), la cour de cassation confirme le verdict de l’affaire du poème : il doit aller en prison et est banni à vie de la vie politique. Il convoque alors la presse pour dénoncer le totalitarisme de la Turquie. Pendant ce temps, 30 000 personnes dehors le soutiennent.

1998 : Le cocon, tisser l’avenir

Dans sa défense de la liberté d’expression, Erdogan reçoit le soutien des Etats-Unis mais aussi de l’Europe et des associations de défense des droits de l’homme. Il se pare dans le costume de la « victime » qu’on empêche d’arriver au pouvoir.

Mais, en fait, pendant ses 4 mois d’emprisonnement, il va transformer sa cellule en QG de campagne avec garde du corps et secrétaires : il reçoit même régulièrement des visiteurs. Il en profite pour dessiner les contours de son futur parti : sur le modèle des partis « chrétiens démocrates », il veut constituer un parti « islamo démocrate » pour montrer à l’Occident que l’islam est compatibles avec la démocratie.

Cependant, lorsqu’il sort de prison, il est inéligible à vie et n’a plus le soutien du Fazilet. Pour revenir au sommet, il élabore un plan consistant à persuader chacun des acteurs politiques dont il a besoin de l’appui :

  • le peuple : il parcourt le pays pour le rencontrer et le remercier de son soutien en prison

  • la finance : il promet aux milieux d’affaires le développement économique de la Turquie en s’appuyant sur les classe moyennes

  • les confréries : il obtient le soutien de la puissante confrérie des Nakchibendi

  • Gülen : il obtient son soutien et de son réseau dans la police et la justice

  • le parti : en mai 2000, le représentant d’Erdogan, Abdullah Gül, s’incline devant celui d’Erbakan. Mais, son très bon score montre la division du Fazilet

  • les Américains : il obtient des soutiens chez les associations juives et les néo-conservateurs

  • l’armée : en 2001, il dévoile dans la presse que l’armée est favorable à la création de son nouveau parti à condition qu’il respecte la laïcité

2000 : Le sommet, l’heure de monter sur scène

Suite à l’interdiction du Fazilet, Erdogan crée son nouveau parti, l’AKP (le parti de la justice et du développement). Fort de ses soutiens, il déclare qu’il a changé : il se drape dans le costume du démocrate et du laïc.

Cette métamorphose lui permettra d’arriver enfin aux plus hautes mais les Turcs découvriront rapidement que cette transformation n’était qu’une façade …

Mon avis

Tout d’abord, cette biographie repose sur le dessin réaliste et en noir et blanc d’Ibr Anwar. Il s’intéresse essentiellement à la représentation des personnages principaux : les lieux et les décors autour sont assez peu détaillés. A noter qu’à la fin de l’album on trouve quelques photographies d’époque qui ont servi de modèles pour le dessinateur.

Mais, l’intérêt principal de ce roman graphique est l’enquête particulièrement détaillée autour de l’ascension d’Erdogan. A ce sujet, il est important d’évoquer le travail des deux auteurs en reprenant ici les propos de Can Dündar :

« Pour préparer ce livre, nous nous sommes basés à la fois sur des ouvrages écrits par des partisans d’Erdogan, qui livrent pour ainsi dire le « récit officiel » de la vie du leader, et sur des enquêtes et analyses répondant aux critères d’objectivité du journalisme sérieux. Nous avons également croisé les déclarations d’Erdogan avec les témoignages de proches qui l’ont bien connu. Nous avons rassemblé tous les livres publiés, tous les documents disponibles, tous les témoignages existants sur Erdogan. Toutes nos données devaient être authentiques. C’est aussi le climat politique d’une époque que nous allons raconter, il faut que le lecteur soit sûr des faits.
Les archives de presse et de la télévision ont aussi été une source précieuse, parallèlement à celles fournies par les établissements scolaires fréquentés par Erdogan, ainsi que celles de son premier employeur. Toutes nos informations ont été soigneusement recoupées avant d’être utilisées ; celles dont l’authenticité paraissait douteuse ont été exclues. J’allais raconter la vie d’un homme qui était une menace non seulement pour moi, mais pour l’avenir de mon pays. Mais il me fallait vaincre ma colère, préserver mon objectivité de journaliste. Je dois m’intéresser aux faits ; ne pas me soucier de l’effet qu’ils produiront. »

Et le moins que l’on puisse dire c’est que l’ensemble est particulièrement réussi. En effet, on y suit les différentes péripéties qui amènent Erdogan au pouvoir comme on suivrait un thriller politique tant le personnage est déterminé et machiavélique. Mais, les auteurs ne se contentent pas d’en faire une biographie à charge : ils arrivent même à créer de l’empathie avec Erdogan (notamment dans la partie sur sa jeunesse). Ils n’oublient pas non plus de contextualiser certains évènements en les replaçant au coeur de l’histoire de l’islam politique du second XXème siècle.

Enfin, les auteurs ne se privent pas de faire des clins d’oeil avec la politique actuelle d’Erdogan en mettant en avant les contradictions avec certaines de ses prises de position passées. C’est d’ailleurs le seul regret qu’on pourrait avoir concernant ce roman graphique : en tant que lecteur français peu au courant de la politique contemporaine turque, j’aurai souhaité que la biographie continue après la création de l’AKP…